Busdriver
Fear Of A Black Tangent

Meilleur disciple de la grande dynastie Project Blowed, meilleur élève de l'école Afterlife, copain des Shifters et de tout ce qui se fait de mieux du côté de la Californie, virtuose de l'association libre, vocaliste protéiforme, fantastique boule d'énergie, formidable showman… Pas mal comme CV. Pour ne rien gâcher, "Busdriver" s'avère être aussi un personnage anti-conformiste mais humble, invitant et toujours prêt à relever des défis inattendus. Des albums live, des collaborations avec des artistes électro aventureux, une discographie qui part dans tous les sens, une tournée avec un groupe français… Visiblement, rien ne fait peur à l'auteur de "Temporary Forever". Un tableau idéal? On n'en est pas loin en tout cas. C'est bien pour ça qu'après la déception causée par un "Cosmic Cleavage" un peu molasson, Busdriver se devait de nous rassurer.

Pour cela, il a su bien s'entourer et mettre tous les arguments de son côté. A la production, le casting impressionne. En sus des deux producteurs qui ont le plus compté dans sa carrière depuis "Temporary Forever" (Paris Zax et Daedelus), Busdriver s'adjoint pour le cœur de l'album les services de l'indéboulonnable Omid, du magicien Nobody, du rat de laboratoire Adlib ou encore du producteur le plus en vogue du middleground après 9th Wonder (j'ai nommé Danger Mouse). Du coup, des sonorités inclassables de l'architecte sonore de "The Weather" aux productions plus directes de Paris Zax, l'album couvre une multitude d'ambiances et de styles tout en parvenant à garder une vraie unité. Titres énergiques, plages intimistes et métissages foutraques font de "Fear Of A Black Tangent" un disque touche-à-tout, patchwork de styles s'imbriquant étonnamment bien les uns dans les autres. Il faut dire que Bus aime depuis toujours jouer avec les décalages et goûte aussi bien les contre-temps saccadés que les musiques d'ascenseur lancinantes. Soleil rayonnant ou brouillard épais, on trouve de tout dans les compositions des 17 plages de ce LP. Surtout du bon: la harpe, le xylophone, la contrebasse et la trompette paradisiaque du neurasthénique 'Lefty's Lament'. Le fond de guitare crépusculaire et la rythmique distante d'un 'Low Flying Winged Books' qui sème le trouble. Ou encore le violoncelle intrigant et la basse oppressante de l'impressionnant revival Good Life 'Map Your Psyche' où sont conviés le toujours smooth Abstract Rude et le franc tireur Ellay Khule… Et ce n'est qu'un échantillon.

Mais l'enseignement majeur de ce nouvel opus est ailleurs. Au sein des rimes de Busdriver. Derrière ses acrobaties vocales renversantes, l'angelino s'affirme de plus en plus comme une vraie plume. "My speech is littered with double-entendres and sharp sarcasm". Mettant un frein à l'écriture libre et aux divagations abstraites qui ont fait sa réputation, il poursuit en douceur le changement de costume amorcé par "Cosmic Cleavage". Mais en lieu et place des débats amoureux de ce dernier, "Fear Of A Black Tangent" s'écoute comme une réflexion cynique mais pleine de bon sens sur l'état actuel du rap de tout bord. On le découvre ainsi en observateur avisé et amusé des tendances actuelles et de nos contradictions évidentes. "It's obvious the culture's been raped, it lies in a pool of cum". Plein d'humour mais toujours cryptique, Bus met sur pieds des textes savoureux qu'on déchiffre avec autant de plus de plaisir que Mush a eu, cette fois-ci, la bonne idée d'imprimer les lyrics dans le livret. La jungle hostile du hip-hop underground n'aura donc plus de secret pour nous, entre pantins malléables, génies méconnus, public ingrat, pompeurs éhontés et règne des financiers ('Unemployed Black Astronaut'). Si les sujets sont connus, Regan parvient à leur donner un nouveau souffle grâce à une approche personnelle, sans langue de bois et bien loin des clichés habituels. "The mainstream vs. independant argument is so passé". Au fil des titres, Busdriver tourne ainsi en dérision la mercantilisation à outrance de cet art où les morts ont une actualité débordante et vendent plus que de leur vivant ('Reheated Pop') et où la soi-disante avant-garde est secrètement obnubilée par l'argent (le joueur 'Avantcore' et son ambiance de saloon du Far West)…

Mais s'il tire à vue sur les incohérences de son environnement, Busdriver ne se met pas sur un piédestal pour autant. Loin de là. Il porte même un regard acerbe sur sa carrière et sur l'image qu'il renvoie, refusant l'auto-satisfaction et les compromis mais aussi la frustration… Tout en sachant pertinemment que son choix n'est pas forcément payant. "Why did I choose to do weird shit? / I steered my career off a cliff in a flaming stunt car". Ce recul salvateur, à l'heure où les compliments commencent à pleuvoir, le révèle sous un jour encore plus intéressant. "Now indie music is instant lunch / So at industry parties I piss in the punch and won't take a business card / I have a disregard for life". Plein de doutes mais un brin rebelle, son regard caustique se traduit aussi par quelques piques lancées en direction des auditeurs lambda se contentant d'ingurgiter passivement ce qu'on lui met dans les oreilles. En filigrane, sans crier gare, on voit se dessiner dans les rimes de l'excentrique Afterlifer le tableau d'une Amérique conformiste, pleine de préjugés, de puritanisme et de racisme. "I yelled out fascist at the robotic orphan makers / Running for office in the form of Schwarzeneggers". Comme quoi le clin d'oeil à Public Enemy n'avait rien de fortuit.

S'il dévoile de nouvelles facettes de son talent, Busdriver n'en reste pas moins un funambule de la rime hors-norme. A l'entendre rebondir rondement sur les claquettes survoltées et l'ambiance big band de 'Befriend The Friendless Friendster', il n'y a pas de doute possible. Avec ses incroyables changements de rythmes, son vocabulaire surprenant et ses interprétations théâtrales, Bus reste aussi à l'aise dans les spoken-word ésotériques que dans les double time effrénés ou dans les essais surréalistes. Moins démonstratif, plus sobre que par le passé, il donne encore plus de force à ses quelques explosions vocales ébouriffantes… Comme par exemple, sa course contre la montre sur la petite voix pitchée pleine de mélancolie et les programmations éclatées du 'Happiness' d'Adlib.

Au bout du compte, le verdict tombe comme un couperet: "the post-rap whiz kid" a encore frappé. Quelque part à mi-chemin entre "Temporary Forever" et "The Weather", "Fear Of A Black Tangent" montre que Busdriver est sur les bons rails, après la petite incartade "Cosmic Cleavage". S'il ne contient pas de hit ultime capable de faire l'unanimité comme 'Imaginary Places' en son temps (si ce n'est peut-être 'Avantcore') et si Paris Zax lâche une poignée de productions un peu plates en cours de route, ce nouvel opus s'impose comme un album diablement bien construit. Varié, éclectique, mais cohérent et assurément enthousiasmant, "Fear Of A Black Tangent" est une belle déclaration d'amour à cette musique que Bus sert fidèlement et fiévreusement depuis ses débuts avec CVE.. Celle d'un gardien d'un certain idéal, d'une certaine conscience. Qui l'eut cru? A bien y regarder, le meilleur élève du Project Blowed signe probablement là son projet solo le plus abouti du point de vue artistique. Avec cette nouvelle carte maîtresse dans son jeu et une maturité lyricale évidente, il conforte une fois pour toute sa place parmi les artistes californiens essentiels de cette décennie. "Buy this record". Mush, still ruling.

Cobalt
Mars 2005
Par années... Par catégories... | Par ordre alphabétique... | Chroniques récentes... |
Label: Mush Records
Production: Paris Zax, Daedelus, Thavius Beck, Omid, Danger Mouse, Nobody , D-Styles, Prefuse 73.
Année: Février 2005

01. Yawning Zetigeist Intro [Freestyle]
02. Reheated Pop
03. Unemployed Black Astronaut
04. Happiness('s Unit Of Measurement)
05. Avantcore
06. Wormholes
07. Map Your Psyche (feat. Abstract Rude & Ellay Khule a.k.a. Rifleman)
08. Cool Band Buzz
09. Note Boom
10. Low Flying Winged Books
11. Befriend The Friendless Friendster
12. Sphinx's Coonery (feat. Mikah 9 & 2Mex)
13. Lefty's Lament

15. Avantcore [D-Styles Remix]
16. Happiness('s Unit Of Measurement) [Prefuse 73 Remix]
17. Unemployed Black Astronaut [Nobody Remix]

Best Cuts: 'Avantcore', 'Unemployed Black Astronaut [Nobody Remix]', 'Happiness'.

Si vous avez aimé...

Dernières chroniques

Recherche

Vous recherchez quelque chose en particulier ?

Copyright © 2000-2008 Hiphopcore.net