Sans jamais trop s'exposer à la lumière du jour, Kenny Segal a été des épopées du Project Blowed version années 2000 comme un comparse en dilettante. Dès 2001, il signe quelques apparitions discrètes sur une poignée de morceaux produits pour le compte d'Abstract Rude et sa Tribe Unique mais c'est sur le second opus du trio Haiku d'Etat que Kenny se fait remarquer en dévoilant pour l'occasion le morceau éponyme de ce "Coup De Theatre", une des franches réussites de cet album. Hormis le mesestimé projet "Megabite" mené de front aux côtés de P.E.A.C.E, le jeune producteur n'est pas à proprement parler l'un des Blowedians les plus affairés derrière les machines. D'autant qu'il n'a été, jusqu'à récemment, porteur d'aucun projet musical personnel à part entière.
Pourtant, à force de travail, le cuisinier Kenny a su accumuler dans ses manches 17 recettes aux goûts et senteurs disparates pour offrir un tour culinaire de L.A une fourchette dans la main, un micro dans l'autre. Eveiller simultanément les papilles gustatives et les oreilles des affamés, c'est en somme la mission première auto-stipulée de ce "Ken Can Cook". Au menu, c'est donc un passage en revue de mets rapologiques servis comme il se doit par l'hôte des lieux. En véritable chef de cette cuisine orchestrale, Kenny s'affaire avec passion pour offrir à tous le meilleur des écrins pour s'exprimer. Le travail est conséquent et la tâche ardue.
Car les acharnés du Project Blowed ne le savent que trop : ces dernières années, rassembler les meilleurs lyricistes du collectif n'est plus un gage de qualité indiscutable. D'autant plus lorsque chacun est affairé dans son coin à raviver ou monter à mains nues son propre parcours musical à part entière. En 2005, l'hommage rendu à leur propre créativité lorsqu'il fallut souffler les 10 bougies d'années envolées s'était mué en un essai globalement raté où l'indigestion guettait l'inconscient aux yeux démesurément plus gros que le ventre. Sans faire de vagues, Kenny Segal reprend cette fois-ci le flambeau de l'unité autour d'un projet musical original ; assemblant à son tour anciens fondateurs et nouvelle génération montante pour un mélange prometteur sur le papier.
Du côté de Los Angeles aujourd'hui, existe-t-il plus enthousiasmant que de retrouver côte à côte Aceyalone, Abstract Rude, Mikah 9, 2Mex, Nocando, Busdriver et P.E.A.C.E ? Une franche camaraderie autour d'un barbecue et d'une bonne bière fraîche qui ne semblait pas des plus probables quand on sait les chemins différents empruntés par les uns et les autres. Pour prouver à tout un chacun qu'il était capable du meilleur, Kenny Segal a rassemblé à ses côtés une équipe d'orfèvres de la rime, de tripatouilleurs expérimentés et rompus à l'exercice de l'apparition microphonique sans accroc. En salle, sortir l'un des plats du lot est une affaire de pinaillage tant l'ensemble semble couler avec justesse et évidence sans une seule réelle fausse note.
Forcément, Nocando reste toujours égal à lui-même : réaliste et percutant, il se faufile avec élégance et autorité entre ici cet orgue, là ce break de batteries soutenus par scratches et cuivres en fond de décor.
"The world smells when you have a hangover", jamais rappeur n'eut été aussi efficace lorsque poussé par un mal de tête et un dégoût pour un fromage aux senteurs suspectes. L'ambiance est bonne enfant lorsque certains des protagonistes se sentent le besoin d'exposer la composition du repas du jour ('Food On The Table') ou bien de broder sur trois minutes une métaphore filée où Kenny Segal se voit attribuer le délicieux sobriquet de 'Gringo Tacos' par le latino de service 2Mex. Pour d'autres, la nourriture se trouve associée aux vertus érotiques les plus diverses et variées, à l'instar de P.E.A.C.E et son étonnante voix de baryton ou du chant susurré par Mykah 9 au creux de l'oreille de la femme qu'il invite à mélanger leurs ingrédients respectifs pour une harmonie gustative aux relents sexuels certains. Tout un programme.
Si le concept est tenu avec plus ou moins d'attention le long des 57 minutes de l'album, c'est avant tout la qualité des productions de Kenny Segal qui frappe, offrant enfin ici aux rappeurs l'occasion d'exposer leurs relations particulières avec une cuisse de poulet, un steak ou autre plat de pâtes. Des breaks utilisés aux samples retenus pour habiller les rythmiques, tout a été peaufiné de manière à proposer des mets délicats. L'auditeur navigue ainsi en des terres où le piano est roi, où la basse déambule avec un groove aisé, le tout assaisonné par moments d'un bout de saxophone bienvenu. Du sol au plafond, l'ambiance est jazzy ; d'un ton variable selon les moments choisis. Dans la décontraction d'un dimanche après-midi ensoleillé où se déroule ce 'Backyard BBQ', chacun est invité à s'abreuver à la source rapologique entretenue par une guitare sautillante. Ailleurs, c'est le suave et le langoureux qu'évoque Abstract Rude sur 'Last Meal' lorsqu'il est temps de faire les comptes et de passer à la caisse.
En bon maître à bord, Kenny Segal s'est réservé quelques instants d'intimité où sont remis au premier plan sa créativité musicale et son implication dans la construction de boucles prenantes durant lesquelles le balancement de tête est l'unique réponse à des émoluments tout de jazz vêtus. Dans ce registre, le tour du propriétaire passe inexorablement par les fourneaux de 'Meet The Chef' et ses violons en pagaille percutés de plein fouet par une note de contrebasse détendue dans tous les sens. En formation serrée, les protagonistes tiennent les rangs pour une présentation en bonne et due forme : l'énergique 'The Kitchen Staff' balafrés des scratches de The On Point Crew.
Evidemment, "Ken Can Cook" connaît les défauts inhérents à tout album de cet acabit. L'ensemble se révèle parfois un peu dénué d'aspérités pour celui qui a vibré pour la foultitude de projets antérieurs estampillés du sceau du Blowed. L'heure n'est sûrement plus à l'expression d'une expérimentation de tous poils pour ce collectif emblématique. Kenny Segal a donc choisi de se tourner vers une mixture de plus accessible, à mi-chemin entre une identité personnelle affirmée et un certain compromis musical entretenu de la plus efficace des façons. Si les 17 morceaux coulent avec une efficacité et une véritable maîtrise musicale, il semble pourtant que quelques mélanges inventifs de nouvelles saveurs n'aurait pas été de trop pour retenir ce moment passé comme un tournant important.
Mais qu'importe! Au travers de cet album, le Project Blowed a choisi d'ouvrir ses portes à ceux qui étaient restés sur le pas de la porte pour mieux leur faire découvrir un bout du collectif... et il y a ici largement de quoi répondre favorablement à l'invitation culinaire lancée par Kenny Segal. "Ken Can Cook" s'impose donc comme une carte de visite présentée dans un fort bel écrin, le tout supporté par la présence d'une équipe aguerrie et d'un maître d'œuvre tout à ce qu'il fait, entre les crépitements de l'huile dans la poêle et les discussions en pagaille d'invités repus, dans la chaleur d'un aprés-midi d'été à Los Angeles.
Newton Avril 2008
L'album est disponible au format CD sur divers sites de VPC;
Access et
UGHH en tête. En parallèle, toujours en échange de quelques euros, iTunes vous offre l'accées à une version digitale de l'album pour ceux qui sont en manque de places sur les étagères.