Dire que l'on attendait ce nouvel album de TTC est un euphémisme. Deux ans se sont écoulés depuis "Ceci N'est Pas Un Disque". Grime, Crunk music, Booty-Bass, Ghetto-Tech ont connu un nouvel éclairage en Europe grâce au Roll Deep Crew, à David Banner, Lil'Jon, Diplo, Disco D ou aux Detroit Grand Pubahs… mais aussi en France grâce aux soirées de la SuperFamilleConne. Les musiques électroniques ont connu leurs modes, ambiant, electro-pop, electro-clash… Ce qui a changé au sein même de TTC? Un DJ, Orgasmic, qui cultive un goût prononcé pour les dancefloors qui s'embrasent, et une collaboration plus étroite avec un duo dont tout le monde s'accorde à reconnaître le talent : FuckALoop. Le pari de ce nouvel album? Trier, analyser, avaler et digérer le plus efficace de la musique contemporaine du début des années 1980 jusqu'à aujourd'hui pour en retenir le nectar et recracher un concentré à même d'inspirer la musique rap de demain. Le mot clef est donc "efficacité". Un gros mot pour la masse des backpackers. Mais s'il y a bien une chose que prouve "Bâtards Sensibles", c'est que l'efficacité dans la musique n'est pas synonyme de conformisme. L'efficacité dans la musique, ce sont des mots qui restent dans la tête, un synthé qui fait monter des vagues d'émotions à chaque écoute, une mélodie qui une fois entrée dans l'oreille fait son nid dans le cerveau, une forme et un fond qui se confondent au point de ne plus différer. "Bâtards Sensibles" possède tout ça. Ici les mots font partie de l'instrumental, le complètent, l'entourent, le pénètrent. Les notes qui sortent des machines de Tido Berman, Tacteel et Para One sont des accents placés sur chaque syllabe. Pas de trous, d'hésitations. Compact sans être surchargé. Même s'il ne dure que 48 minutes, le LP n'est pas avare de toutes ces choses qui font qu'on appuie sur "repeat".
Et ca commence dans la clarté d'une ballade Nippone. On accompagne le groupe à Tokyo, dans le quartier Ebisu, lors de leur passage, visiblement marquant, au Japon l'an dernier. Toute tentative de description technique étant inutile, dites vous que la mélodie d''Ebisu Rendez-Vous' concoctée par Tacteel est sereine et belle. Puis sur ce socle il construit. Il jonche l'instrumental de petits samples et autres notes discordantes évoquant les bruits des jeux électroniques, l'activité débordante, les lumières des néons, la technologie omniprésente qui transpirent de la métropole Japonaise. On ne peut qu'être fascinés par le voyage lorsque l'on écoute la description qui nous est faite des lieux :
"Les câbles électriques semblent familiers,
Les tableaux aux murs des épiciers semblent s'animer.
Les passants sont tellement bien habillés,
Mes pas se font rares tellement le sol j'ai peur d'abîmer.
La vie au milieu d'une bande dessinée,
Le pire c'est que tout est comme je l'avais imaginé." Tekilatex.
Après cette introduction en forme de visite guidée, place au hit déjà sorti il y a quelques mois de cela : 'Dans Le Club'. Les semaines passent et la puissance dévastatrice du morceau demeure. 'Dans Le Club' n'a pas pris une ride, au contraire, l'impact du beat construit par Para One saute de plus en plus efficacement aux oreilles. Mais c'est sur scène que 'Dans Le Club' prend tout son poids, lorsque Cuizinier lâche ce
"TTC dans le club, salope, avec la foule…" et que celle-ci réagit, on n'est pas loin de cet idéal de puissance que la combinaison entre les machines de Para One et le flow du Pimp Blanc cherchent immanquablement à créer.
'Le Chant Des Hommes' s'inscrit dans une dynamique différente. Ici le thème résolument optimiste est soutenu par un instrumental rebondissant et des scratchs appliqués qui servent de passerelles aux MC's. C'est un morceau de musique pop. Il vous fera penser à du Pow-Wow avec ce "aaaah" façon "viens sentir mon haleine" que n'aurait pas renié notre Claude François national. Rythmé, enjoué, 'Le Chant Des Hommes' évoque l'amour, croque les sentiments de liberté et de dépendance qui en émane, jusqu'à ce que Para One appuie sur la touche "kitch 80's". Un synthétiseur succède aux chants et prend toute la place. Personellement il me ballade entre Pounky Brousters et Marc Toesca.
Mais dès les premières notes de 'Du Sang Sur Le Dancefloor' (clin d'œil à ce bon vieux Michael Jackson?) on change de décor. En direct d'un Tampax®, le groupe lance un vrai message de soutien à toutes les femmes en âge de saigner de la chatte. Un thème propre à la déclamation de jolies punchlines ; exercice dans lequel Cuizinier exploite pleinement son potentiel :
"J'aimerais bien te faire un cunni, bébé mais je n'ai pas le choix,
Je ne peux pas sortir avec du rouge à lèvres en boite."
Le tout est soutenu par un beat à géométrie variable, oppressant, qui libère des accélérations synthétisés via des sirènes découpées qui font des aller-retours entre les graves et les aiguës. Deuxième coup d'éclat de Tacteel.
Vient ensuite l'ultra punchy 'Catalogue' qui secoue très fort les têtes. A chaque phase des MC's succèdent un "what" ou un "bitch". On y fait le point sur les dernières tendances 2004 rayon fringues et accessoires. Le schéma du morceau est répétitif à tous les niveaux : des phrases saccadées d'un Tekilatex en grande forme, au rythme imposé par le beat de Para One. Un Para One qui prend soin des détails. Encore une fois les enchaînements entre les couplets nous aspirent d'un MC à l'autre, et le travail sur les voix renforce l'impression que celles-ci forment avec le décor sonore un seul et même ensemble au service pour le coup d'une musique froide et violente. 'Catalogue' c'est un peu le 'Change Clothes And Go' du rap-robot.
Juste après l'excellente conclusion scratchée par Orgasmic du court et énergique 'Catalogue' on lève un peu le pied. Toujours Para One aux commandes. C'est cette fois vers la 8-bit que l'on tend. Le morceau s'appelle 'J'ai Pas Sommeil' et voit Cuizinier, Tekilatex et Tido Berman (par ordre d'apparition) nous décrire ces nuits où l'insomnie est prétexte à un tas d'occupations alternatives. Jouissif est ce court passage où les sons s'écrasent et où le beat devient presque bouncy l'espace de 2 secondes sur le couplet de Cuizinier. 'J'ai Pas Sommeil' c'est peut-être aussi le morceau où les accentuations de l'instrumental jouent le plus avec les syllabes des mots des phrases des couplets des lyrics des rappeurs (surtout sur le dernier couplet, de Tido Berman). L'instrumental évolutif change trois fois nettement et s'éclaircit au fur et à mesure que l'on avance dans le morceau avant de s'interrompre sèchement lorsqu'à 15h30 l'interphone réveille Tido.
L'heure pour lui d'orchestrer la première tentative électro-crunk de l'histoire du rap français. Pour transformer l'essai il fallait que le morceau soit imposant, massif, un peu caricatural, assez débile, drôle et forcément prétentieux. 'Rap Jeu' est tout ça. Testosteroné à souhait. En l'écoutant, bomber le torse dans son Hummer® devient une évidence. D'une certaine manière 'Rap Jeu' aurait pu s'appeler 'Vous-Mêmes', comme une suite de 'Toi-Même' en plus crunk (car finalement 'Toi-Même' l'était déjà un peu…). La production de Tido Berman ralentit l'action, alourdit l'atmosphère, et laisse toute sa place à un rap articulé avec force où chaque mot se veut synonyme de domination. Dans la grande tradition des démonstrations de force des rappeurs du sud des Etats-Unis, les TTC sur 'Rap Jeu' s'autoproclament grands vainqueurs de la scène rap en France. Comme le dit le slogan sur les stickers distribués pour la promotion du nouvel album :
"Tha game will neva be tha same". Cuizinier est, une fois de plus, sur son terrain. Il s'adapte au tempo lent du morceau et beugle quelques rimes grasses à la façon d'un David Banner.
Plus académique au premier abord, 'Latest Dance Craze' est une sacrée démonstration technique. Pouvait-il d'ailleurs vraiment en être autrement avec la présence de Busdriver et Radioinactive sur le titre? Une présence sur "Bâtards Sensibles" qui fait d'eux le seul vrai featuring du disque. Chacun y va de son couplet, et les français y donnent une bonne réplique à leurs homologues américains. Mention spéciale à Tekilatex qui passe un bon relais à Mr Busdriver. L'instrumental de Tido Berman est loin des sphères électroniques précédemment exploitées. La structure, assez simple, est agrémentée par les scratchs d'Orgasmic. Chacun des rappeurs a écrit un joli texte. Vraiment tout est très bien écrit.
Je pourrais vous citer ca :
"Tout y est : filles saoules aux culs croustillants toutes soumises,
Hollywood booty club cool où les boules coulissent (…)".
Tekilatex
Ou encore ça :
"Do the most unsavory dance move,
In a bomb shelter eating can food,
There's heavy trauma to the pet iguana (…)".
Busdriver
Non tout est vraiment très bien écrit, tout est bien rappé, mais je suis incapable de vous dire de quoi traite le morceau. Il y a une histoire de pygmées qui a retenu mon attention (sans doute parce que je trouve que le thème des pygmées colle bien à ce que dégage l'instru) et qui doit être une métaphore d'un truc qui m'échappe. A moins que cela ne réponde à un quota imposé par Radioinactive pour que sur tous les morceaux où il apparaît il y ait une touche un peu "world" dans le fond ou dans la forme. Mais comme les TTC nous l'expliquent souvent très bien, il ne faut parfois pas chercher à comprendre. Ca tombe bien car avec 'Latest Dance Craze' on se laisse juste porter par le beat rythmé et on bouge comme si on faisait partie d'une tribu d'Amazonie qui danse autour de son repas à cravate.
Du morceau le plus "rap" du disque on passe à son exact opposé : 'Girlfriend'. Ce n'est pas un morceau de rap d'ailleurs, c'est de la booty, à peine plus "rappée" qu'un titre de booty straight from Detroit ou Miami, avec quelques séries de scratchs bien dans le ton. 'Girlfriend' n'a pas d'autre prétention que celle de faire bouger des culs. Et oui, la booty consciente cela n'existe pas. Les paroles libidineuses sont censées mettre le feu au dancefloor, et surtout transformer votre soirée du samedi soir en une orgie sans nom, grâce au pouvoir des paroles sensuelles des TTC :
"Mets un doigt dans ton cul sale pute, vient d'arriver le mac
On m'appelle Cuizinier, laisse-moi donc te dire aç
Ass ass ass ass ass ass ass ass ass ass ass ass ass ass ass (…)".
Cuizinier
Si avec ca vos amies ne se vautrent pas dans votre canapé en prenant des pauses lascives de débauchées, c'est que ce ne sont vraiment pas des bitches. Même s'il ne va pas chercher très loin, le beat de 'Girlfriend' est d'une redoutable efficacité et confirme, s'il en était besoin, la polyvalence de Tacteel.
Il y a un gouffre entre ce titre et celui qui le suit, 'Bâtard Sensible'. Gros crossover entre superficialité et profondeur puisqu'il y a dans les textes de ce morceau numéro 10 beaucoup de choses à ressentir ou à comprendre. C'est simple, lorsque Cuizinier ouvre le propos de 'Bâtard Sensible' il met des mots sur ce que nous sommes beaucoup à éprouver. Cette ambivalence entre le misogyne en chasse et le sentimental amoureux qui sommeille chez nombre de mâles n'avait à ma connaissance jamais été aussi bien décrite. Servi à la perfection par Para One, 'Bâtard Sensible' est le sommet du disque. Un morceau qui ose l'introspection dans le cœur et le cerveau de l'homme sur une mélopée mélancoliquement électronique. Deux couplets font monter l'émotion. L'instrumental répand son essence pendant 2 minutes et 42 secondes sur le morceau. Lorsque la voix vocodée de Tekilatex l'inonde, Para craque l'allumette, laissant les guitares s'enflammer et nous libérer.
La méga claque que donne le beat de 'Codéine' agit comme un réveil si vous sortez, comme moi, pensifs du voyage que représente le morceau précédent. Vite, vite, vite
"Tu perds ton temps à essayer de prendre ton temps, je ne serai pas là à t'empêcher de perdre ton sang, tu peux toujours te dépêcher et rater ton train, c'est déjà le revival des choses qui se passeront demain (…)" (Tekilatex). 'Codéine' est une porte espace / temps qui ouvre sur un espace ou des tapis roulants trimballent l'auditeur dans des directions diverses à plein de vitesses différentes. En fait le morceau tel qu'il apparaît sur l'album (c'est à dire pas en version screw comme sur le maxi) est un vrai nouveau hit. On découvre donc un nouveau 'Codéine' qui a autant d'atouts que sa version ralentie.
Au bout de la route, un titre qui a la particularité d'être une prestation live du duo Fuckaloop. Finesse et impertinence des sons, grandiloquence des nappes… Là dessus un dénommé Out One (peut être Tacteel ou Para) vient parler sur un enregistrement quasi inaudible de sa générosité de musicien.
Le morceau raisonne comme une sorte d'hommage à la précision, à la rigueur, et au talent injectés par Para One et Tacteel dans ce "Bâtards Sensibles"qui n'aurait sûrement pas été aussi réussi sans leur participation. Mais l'un des talents des TTC a toujours été de savoir, avec leurs moyens, s'entourer des meilleurs alliés possibles pour faire progresser le groupe. Et ce qui est merveilleux sur "Bâtards Sensibles" c'est que tout le monde à progressé et ca s'entend vraiment, jusque sur les premières dates des concerts qui ont suivi la sortie de l'album.
Le disque est vendu, en format cd, sous la forme d'un double album, puisqu'il contient un second cd avec tous les instrumentaux. Un bonheur qui permet d'ausculter avec précision le travail des différents beatmakers. Avec tout ça, il faudrait être vraiment malhonnête pour ne pas reconnaître que ce deuxième album est une très grande réussite. Un album qui concrétise le parcours de TTC et place le groupe parmi les grosses satisfactions de l'année au niveau international. A force d'avoir un coup d'avance sur les autres, TTC nous habitue à l'exigence.
Checkspire Décembre 2004