Par la qualité de leurs faits d'armes, les fortes individualités qui composent le crew et cette caractéristique désinvolture qui s'échappe de leur musique, les Shapeshifters se sont imposés comme une des formations hip hop californiennes les plus captivantes et les plus productives.

Que ce soit par le biais des projets collectifs ("Adopted By Aliens", "Know Future", "Soul Lows"…), les œuvres solo de ses salariés (Awol One et 2mex en tête) ou l'activité débordante de ses filiales (Chainsmokers, Overfiendz, Mindclouders ou Of Mexican Descent), la société Angeline ne cesse d'alimenter les bacs à disques de son hip hop dérangé. Dernier produit de l'usine Shapeshifters, le premier solo d'Existereo - moitié d'Overfiendz - contient à première vue une bonne dose d'éléments susceptibles de déplaire à l'auditeur hip hop lambda. Concocté comme un hommage au hard-rock (l'intitulé même du disque a été emprunté aux métalleux d'AC/DC, le visuel rappelle ceux des Guns N' Roses), ce "Dirty Deeds And Dead Flowers" a toutes les chances de se retrouver dans un bac Heavy Metal géré par un disquaire peu regardant. Et pourtant, passées ces inhibitions primaires (mais légitimes), la nouvelle mouture du co-auteur de "Motel California" à bel et bien sa place dans une discothèque hip hop underground.

Pour tisser sa première toile en solitaire, Existereo s'est entouré d'une brochette appétissante de producteurs chevronnés. Paris Sax (celui qui permit au "Temporary Forever" de Busdriver de surplomber ses prédécesseurs), Deeskee (dont je ne peux que vous recommander le "Blacklight Sessions") et Daddy Kev (alter ego régulier d'Awol One) font ainsi partie des beatmakers embauchés pour l'ouvrage. Les guests vocaux sont tout aussi prestigieux et préfigurent un album de très haute tenue. C'est tout naturellement qu'on retrouve la plupart des fellows Shapeshifters (Awol One, 2mex, Die, Liferexall, The League…) et quelques hip hop heads californiennes incontournables telles que Busdriver, Tommy V (La2thebay) ou Gel Rock (membre de Ex2).

Avec cette longue liste de convives, nous étions en droit de nous interroger sur la cohérence du disque. Aucun problème de ce coté-là, l'album est constant et semble avoir été échafaudé avec une grande rigueur. Le choix judicieux des samples (on notera la référence à Paul Mc Cartney dès l'intro), les performances microphoniques mises en avant ('Moments Of Momentum') et la diversité des ambiances crées sont autant d'éléments convaincants et de points positifs à allouer à l'album. Chez les Shapeshifters, la prise de risque est un mot d'ordre, "Dirty Deeds And Dead Flowers" n'échappe pas à la règle, 'Four Way Window Pain' est la photographie parfaite du premier bébé audacieux accouché par Exist. Sur ce titre long de plus de 10 minutes, mis en son par un Daddy Kev irréprochable, le MC s'illustre en épousant, avec son flow exemplaire et efficace, la composition évolutive et complexe offerte par l'ingénieur de "Slanguage". L'utilisation intelligente du vocoder et les samples habilement insérés au paysage sonore font de cette 7ème plage le point d'orgue du disque. Autre moment fort du LP, l'énergique et hittesque 'Get That Freak Off' sur lequel Existereo, épaulé par un obscur MC portugais, offre un certificat de son aisance au micro et de la rapidité de son flow. Dierkt, membre du satellite Chainsmokers et auteur du classique 'Sweet Misery' (sur "Soul Lows") participe au 'Cut Me Gently' servi par le réputé Deeskee tandis que l'inimitable et inattaquable 2mex brille sur un excellent 'Morals' partagé avec Busdriver, Longevity et notre hôte du jour. Paris Sax signe l'impeccable 'Fire Side Chats' au sample oriental discret et Liferexall chevauche avec brio la composition fantasque et synthétique du bien nommé 'Subconscious Carnival'. La dernière plage du disque est occupée par un morceau instrumental anonyme (on serait tenté de l'attribuer à Exist lui-même) extrêmement bien produit, alambiqué et complexe qui clôt idéalement le disque et célèbre la cohérence du projet (on retrouve en fin de morceau le sample de 'Live And Let Die' présent sur l'intro).

En bon perfectionniste, le plus punk des Shapeshifters nous gratifie d'un booklet de 16 pages, garni de fresques des illustres graphistes/writers du crew Cbs (Axis, Posh et l'inévitable Mear One) et d'illustrations du fameux Saber, pionnier du graffiti Californien. Quelques ombres au tableau toutefois. Le chétif et jazzy 'Duck Feathers' ne convainc pas, le "familial" 'Sometimes Before' (In A Space n'est autre que le frère d'Existereo) a du mal à décoller et souffre d'une production qui s'apparente plus à un fond sonore anodin…. Mais ces quelques faiblesses ne viennent pas entacher la qualité globale de "Dirty Deeds And Dead Flowers", album fort de plusieurs hits potentiels et conduit de main de maître par un MC dont il saurait bon de surveiller les agissements dans les mois à venir.

Au final, le dernier disque frappé du sceau discernable des Shapeshifters est un album de très bonne facture augurant du meilleur pour la suite des aventures de ces "terroristes d'un nouveau monde" qui livrent un énième must-have avec ce premier jet solo d'Existereo.

Kreme
Août 2003