Année après année, qu'est-ce qui pousse Richard Terfry
a.k.a. Buck 65 à continuer de sortir des disques ? En 15 ans d'activisme musical, le rappeur canadien a développé une discographie admirable en tous points, cultivant à la fois une identité officielle assumée sous les feux des projecteurs et de multiples incursions en terrain moins balisé pour laisser libre cours à son incroyable imagination. Qu'aurait-il à dire de plus ?
Buck 65 a été de toutes les aventures. Si bien qu'il représente aujourd'hui en 2009 l'une des véritables grandes réussites de ce courant underground qui prit forme il y a de ça une bonne décennie. Sans jamais le revendiquer, Buck 65 parle pourtant pour tout ceux qui n'ont pas eu accès à cette reconnaissance relative dont il semble se ficher ; prouvant combien les attentes qu'il aura suscité auront été comblées et bien comblées. Même si elles ne correspondent plus vraiment aujourd'hui à ce qu'elles pouvaient être il y a dix ans. En malmenant sans cesse son propre univers, Buck fait entrer toutes sortes de directions musicales qu'il explore comme au premier jour.
Finalement plus à l'aise qu'il ne l'a jamais été auparavant, Buck 65 avoue avoir arrêté de se mentir à lui-même pour produire ses albums. Résultat: ces dernières années, le rappeur a publié une série d'albums très différents les uns des autres mais dont les qualités respectives ont pour seul trait commun l'incontestable talent de musicien de leur géniteur. Des initiatives aussi artistiquement disparates que "Secret House Against The World", "Situation" ou l'excellente trilogie gratuite "Dirtbike" qui figurent aujourd'hui en bonne place dans la collection de disques réalisés par le Canadien. Sans parler de sa collaboration avec un orchestre symphonique, expérience unique s'il en est, enregistrée lors d'un concert à Halifax et destinée à revisiter certains morceaux du musicien canadien.
En 2009, une fois n'est pas coutume, adepte du contre-pied, Buck 65 combine avec la musicienne belge Greetings From Tuskan (GFT), originaire de Bruxelles, pour la création de "More Heart Than Brains". Premier LP d'un duo qui fit ses premières armes par PC interposés courant 2006, les 15 morceaux proposés sont le résultat d'une collaboration qui ne ressemble à rien de ce qu'à pu proposer le rappeur à travers la cohorte d'albums réalisés à ce jour. Savoir sans cesse se renouveler, voilà la réelle capacité spéciale de Rich' le caméléon.
Mais ce à quoi l'auditeur assiste ici n'est sûrement pas un renouvellement par obligation. Forcer sa nature pour se découvrir autre que ce qu'il se pense être, Buck 65 laisse ça à ses jeunes années passées auprès de Sixtoo et des 1200Hobos. Ce qui parle avant tout autre chose aujourd'hui à l'écoute de "More Heart Than Brains" c'est une simple et délicate évidence. Celle qui dévoile l'honnêteté d'une démarche avant de chercher à en expliquer les rouages. Plus fort encore, la sincérité ne suffisant bien évidemment pas à réaliser un album de qualité, Buck et Greetings From Tuskan y ajoutent ce mélange synthétique qui donne naissance à une vague
"électro-hip-pop" qui va recouvrir délicatement chaque morceau de l'album, sans jamais paraître déplacée ou factice.
Un résultat que l'on doit d'abord aux qualités de productrice de Greetings From Tuskan. Sans façonner des morceaux d'une complexité folle, la musicienne applique minutieusement à chaque pulsation une patte sonore qui crée cette identité personnelle. Ce qui aurait pu s'avérer comme une tentative de fusion vaine se révèle une réussite de bout en bout. Quelques effets ici et là, un clavier délicat qui livre un semblant de mélodie jamais vraiment laissée à l'air libre, toujours légèrement retenue dans son déroulé, comme pour souligner ce côté bancal et indéterminé. Une errance stylistique cultivée avec application qui trouve son exact reflet dans les propos de Buck.
Au cours de sa carrière, le rappeur a toujours fait montre d'une inclinaison toute particulière à aborder des sentiments aussi diffus que la nostalgie, le regret, le désespoir amoureux et tant d'autres. En filigrane ou totalement affirmés, ces thèmes parcourent chaque vaisseau qui irrigue les morceaux du Canadien depuis toujours. Cette sensibilité qu'il n'hésite plus à exposer aujourd'hui, Buck 65 l'exprime sans ambages sur ce nouvel opus. Sans jamais tomber dans la sensiblerie mièvre, Rich' gratte avec application la plaie pour révéler ce qu'elle dissimule, plus loin que les croûtes qui se forment à la surface. Ce fameux flow rocailleux qu'il cultive depuis une poignée d'albums se révèle ici un outil redoutable pour arpenter les breaks et se fondre dans les nappes de synthés sur 'The Departure'. Sa montée en intensité vocale et accompagnée par le piétinement des claviers qui l'accompagnent et parsèment le morceau d'éléments sonores.
"More Heart Than Brains" fait se succéder des morceaux à l'impact tout à fait étonnant alors que Buck ne s'était jamais réellement exposé à un univers tout à fait synthétique et électronique auparavant. Un fait d'autant plus surprenant que l'album est issu d'une collaboration structurée autour de la distance et de l'éloignement. Peut-être, au final, la condition
sine qua non à l'élaboration d'un opus de cette trempe, soulevant avec autant de pertinence les thèmes présentés les uns à la suite des autres.
Le travail de Greetings From Tuskan prend toute sa dimension quand elle applique de subtils cuts et autres modifications sur la voix de son acolyte rappeur, insère des voix éthérées ici et là, fait se succéder répétitions sur répétitions ('One More Time Forever'). L'album prend alors une dimension plus étrange encore, un aspect
"ectoplasmique" approfondi par ces arrière-plans où apparaissent puis disparaissent des éléments musicaux sans jamais qu'on sache ce qu'ils deviennent. Tout là-bas, dans cette noirceur insondable.
Parenthèse curieuse s'il en est, la présence de 'MC Space' rejoint ce contre-pied permanent pratiquée par le Canadien. Une reprise du mythique morceau de la légende du Queens, MC Shan. Le space-egotrip le plus connu de l'histoire du rap. Le morceau, complètement réorchestré et propulsé dans un univers stratosphérique, est une véritable réussite. GFT applique des éléments qui ne sont pas sans rappeler la production de Marley Marl, soutenus par un déferlement sonore qui fait entrer le morceau dans une dimension inédite. De son côté, Buck enfile les baskets cosmiques de MC Shan et se fait porteur du même message que son ainé, 20 ans plus tôt. Déclamant avec application le propos mot pour mot, singeant la rythmique et le flow révolutionnaire pour son époque, Buck s'offre le luxe d'un hommage de grande valeur qui semble dire au néophyte du genre:
"Voilà d'où je viens, ne l'oubliez pas".
S'il coupe avec l'univers développé sur l'album, 'MC Space' ne dépareille pas et trouve sa place sans aucune hésitation. Mieux, il souligne encore davantage les capacités des deux musiciens qui présentent ici une collaboration de qualité dont on peinerait à trouver ne serait-ce qu'un réel défaut. Bien entendu, être sensible aux pulsations électro, au déferlement de synthés en tous genres est un pré-requis pour se plonger réellement dans l'album. Mais un esprit ouvert n'aura pas de mal à se laisser convaincre par l'énergie des productions de GFT. Ce cycle de cols qui se succèdent les uns aux autres et qui cherchent, à chaque fois, à tendre vers un cheminement en forme de courbe ascendante destinée à atteindre un climax constamment recherché.
En bout de course, lorsqu'elle est poussée dans ses retranchements les plus éloignés, la formule manipulée sur la durée de l'album donne naissance à un 'More Heart Than Brains' jouissif mais qui n'a plus grand-chose à voir avec l'identité originelle d'un Buck 65. Alors la satisfaction d'entendre le Canadien se mouvoir dans un univers que l'on pourrait penser instinctivement étranger pour lui devient belle et bien réelle. Peu importe tout le reste.
"More Heart Than Brains" s'affiche clairement au-delà des attentes et évite les écueils et les concessions. En majeure partie grâce à une intensité permanente attisée par les deux musiciens. Réunis autour d'un projet qui parvient à prendre un peu de chacun, Buck 65 et Greetings From Tuskan créent ensemble une entité mixte qui prend place sur cette troisième selle et les accompagne vers ces étendues inconnues. Au rythme martelé par les valves rougeoyantes recouvertes de sang de ce cœur exposé à vif comme un sujet d'examen minutieusement décortiqué.
Newton Septembre 2009