Dans le domaine de l'informatique et des sciences digitales, on désigne par "glitch" le pépin, le problème technique, que ce soit un cliquetis, un signal sonore, une alarme, un bip d'erreur ou tout autre soubresaut numérique n'ayant pas grand chose à voir avec la musique telle qu'on la connaît habituellement. Pourtant, depuis les années 90, nombres de groupes et artistes se sont évertués à faire naître et à populariser ce que l'on désigne par "glitch music" ou comment faire des albums avec un amas de bruits censés davantage alerter l'auditeur de l'apparition d'une incohérence que l'entraîner dans un monde musical particulier.
Comme bien des mouvances musicales basées sur l'électronique (on ne cite plus les Kraftwerk, Can, les mouvances technoïdes et industrielles qui en découlèrent...), l'Allemagne peut être considérée comme le berceau de cette "glitch music". Symboliquement, c'est en 1993 que l'on date l'émergence de ce mouvement avec la parution de "Wohnton", premier album du trio Oval originaire de Darmstadt qui pose alors les bases de cette étrange musique: une électro abstraite et expérimentale construite autour de messages d'erreurs. Bien sûr, puisqu'entrer en possession d'un ordinateur est nécessaire pour développer cette musique, l'expansion de la glitch music (aussi baptisée "clicks and cuts") va de pair avec le développement exponentiel des PC à travers le monde et l'entrée à grandes enjambées des sociétés occidentales contemporaines dans l'ère du numérique. Rapidement récupérée par les figures de proue des scènes électroniques et IDM (Intelligence Dance Music) qui fourmillent de l'autre côté de la Manche (Autechre et Aphex Twin en tête), la musique est popularisée, associée à des breakbeats toujours plus agressifs pour élargir le spectre des possibles allant de l'ambient pure au minimalisme ou à une glitch réservée aux dancefloors les plus avant-gardistes.
edIT est un de ces nombreux artistes ayant été influencés par ces premières expérimentations si particulières aux antipodes de son pays natal; la barrière naturelle de l'Atlantique rapidement franchie lorsque voyage la musique à travers les scènes et les esprits. Originaire de Weston, Massachussetts, Edward Ma (qui se fait alors appeler "The Con Artist") est DJ résident du Konkrete Jungle, club de Los Angeles désormais disparu (considéré comme l'un des lieux incontournables pour le hip hop underground angelino pré-an 2000). C'est là-bas qu'il fait ses premières apparitions aux platines aux côtés de figures connues; qu'il s'agisse de Daddy Kev, Busdriver, P.E.A.C.E. ou encore Mikah 9. A la même période, il produit pour Sole, Busdriver, Aloe Blacc ou Emanon, évoluant alors dans cette scène westcoast débordante d'idées en tous genres qui ne demandent qu'à exploser et à prendre d'assaut les bacs des disquaires et les scènes de clubs à travers les Etats-Unis.
En 2003, Edward Ma prépare son premier album personnel qui verra le jour sur le label anglais Planet Mu (le "Radio Ape" du duo français dDamage avait emprunté le même sentier il y a trois ans) et décide de renaître sous le pseudonyme d'edIT afin d'accueillir comme il se doit ce "Crying Over Pros For No Reason"; tenant autant de la glitch music que du downtempo pour un très bel album salué dans les milieux consacrés. L'année d'après, edIT fait escale sur le court "Something Bells" de Daedelus pour un remix de 'Dumbfound'; exercice partagé alors par Omid et Subtitle. Un passage au travers des filtres musicaux d'edIT offre une nouvelle vie à ce morceau qui devient vite un hymne dévolu aux dancefloors annonçant dans la foulée une certaine évolution dans l'approche musicale que pouvait avoir edIT et sa pratique de la glitch music sur son premier effort solo.
Ainsi pris dans cette nouvelle spirale musicale, quatre ans vont être nécessaires à Edward Ma pour donner vie à ce second LP nommé "Certified Air Raid Material", prévu sur un Alpha Pup entre-temps fondé par l'illustre figure des sous-sols de L.A.: Daddy Kev. Quatre années qui vont voir edIT accumuler les sonorités nouvelles, augmenter significativement le tempo de ses morceaux, recevoir les prestations vocales de proches tels The Grouch, le vétéran Abstract Rude, Busdriver, les TTC ou le pape du turntablism D-Styles. Un casting sans accroc qui ouvre la musique d'edIT vers les milieux du hip-hop, mixant habilement le "clicks and cuts" et les beats rappés avec passion par les apparitions vocales des invités susnommés.
A n'en pas douter, cette solution à base d'un mélange hip-hop / IDM révélée par les mains expertes d'edIT est un bijou de compositions musicales. S'ouvrant aux bases classiques du rap par l'utilisation d'une multitude de samples, de breaks, tout ceci est accolé aux sonorités propres à la glitch music. Aux bips désagréables, aux sonorités digitales froides, aux tintements, aux grincements, aux rythmes secs et quasi totalement dépouillés de tout swing ('If You Crump Stand Up'). Manifestement, ce "Certified Air Raid Material" va plonger ses racines ailleurs que dans les terreaux fertiles habituels. Du moins, le résultat est bien éloigné des standards du genre. Les samples utilisés ici et là sont passés au crible de filtres distordeurs pour finir démembrés et désossés. La formule est étrange, les oreilles surprises évolueront à la limite du dégoût pour finalement se laisser séduire. Car la musique d'edIT est tout de même vectrice d'une base mélodique importante ('The Sirens'), nécessité absolue pour ne pas surnager dans un milieu expérimental difficile d'accès pour les non-initiés. Ici, les rythmiques sont résolument hip-hop, saccadées. Tout semble s'agiter autour d'elles avec énergie. Qui plus est, les morceaux livrés par edIT sont sujets à de multiples évolutions qui sont loin de voir l'auditeur se laisser aller à la lassitude.
On entre avec application dans un monde où tout est vectoriel, digital, synthétique. De mini-explosions sonores nous guident au travers des compositions complexes et énergiques d'edIT, des samples désarticulés, joués à l'envers, filtrés, cutés de multiples fois. edIT flirte volontairement avec la surcharge sonore et l'album file à cent à l'heure vers ses dernières minutes et ce 'Crunk De Gaulle' explosif, à mi-chemin entre les quelques notes d'une guitare sèche samplée et renvoyée dans tous les sens, les flows à la fois chantonnés et rappés de TTC amoureux-transi, l'énergie vocale débordante d'un Busdriver secondé par une guitare électrifiée à outrance et les scratches et cuts de D-Styles, véritable maître en la matière. Sans conteste un hymne aux dancefloors. Néanmoins, contrairement aux craintes qu'il était possible d'entretenir a priori, edIT a pris un soin tout à fait particulier à ne pas orienter de manière exubérante son album vers les pistes de danse. Les missiles supersoniques sont largement écoutables chez soi et ne souffrent pas de se développer dans un espace réduit.
De la même façon, les trois autres featurings présents sur l'album ne viennent en rien gâcher le rendu global, bien au contraire. L'omniprésence de The Grouch sur le très bon 'Artsy Remix' (auparavant entraperçu sur sa récente mixtape "Beans & Rice") et 'Back Up Off The Floor Pt. 2' nous révèle une nouvelle orientation rapologique pour la figure emblématique des Living Legends. Une mutation de l'ordre de la reconversion électronique qui semble lui convenir à ravir et dans laquelle le partenaire occasionnel d'Eligh se complaît d'une manière assez surprenante. En parallèle, il paraissait tout à fait surprenant de retrouver le vétéran Abstract Rude sur cet album. Mais l'ancien d'Haïku d'Etat peut se targuer de proposer un des morceaux les plus alléchants de ce "Certified Air Raid Material" en alternant flow rappé et chant sur fond de détournements sonores d'un sample de trompette, d'une basse galbée à souhait et d'une composition mélodique entraînante.
Une fois encore, Alpha Pup frappe un grand coup. La succession des sorties du début a laissé la place à une raréfaction des albums estampillés de la patte de chien. Mais le label de Daddy Kev y a gagné au change car, album aprés album, il s'impose de plus en plus comme l'une des structures les plus en vue de l'underground américain. Indéniablement, ce deuxième LP d'edIT se révèle être de très bonne facture. Audacieux et accessible, sans réelle anicroche (peut-être le morceau éponyme en pinaillant un peu), "Certified Air Raid Material" est un album plus que recommandable. edIT signe ici une prestation exemplaire, mêlant habilement électro avant-gardiste et sonorités rap pour un résultat des plus inattendus, tout en gardant à l'esprit que le talent de son géniteur n'était sûrement pas l'inconnue de l'équation.
Face à nous, cette musique inversée, un voyage la tête à l'envers comme au travers d'un miroir, les repères chamboulés le temps des 47 minutes de l'album. De cet autre côté, l'ombre devient la lumière, la gravité s'inverse, les défauts se muent en qualités et les signaux d'erreurs en vecteurs musicaux essentiels.
Newton Septembre 2007
Album disponible le 18 septembre prochain en version digitale et le 9 octobre en version CD.