Il y a tout juste un an, à coup sûr personne n'aurait parié sur une probable collaboration entre Factor et Myka 9 pour le tout récent album de ce dernier, "1969". Et ce pour des raisons qui relèvent autant des fréquentations respectives des deux artistes que du style défendu par chacun.
D'un côté, Factor. Bien inséré dans une scène underground canadienne dont il semble être l'un des plus actifs représentants, hors des frontières du pays, d'une tripotée d'artistes qui a bien du mal à faire parler d'elle, ne serait-ce que dans les milieux consacrés. Le travail de nos confrères de chez UGSMAG reste la seule vraie référence en la matière. Factor trimballe depuis ses débuts un classicisme certain dans son travail de production, s'attachant à faire parler un sens du sampling et de la composition qui n'ira jamais en bouleversant complètement les repères d'un hip-hop installé. Jusqu'au récent "Chandelier" et cet étonnant 'Good Old Smokey' (repris sur cet album pour l'occasion) : une production minimale toute en retenue et en délicatesse qui tranchait nettement avec l'environnement direct.
De l'autre, un Myka 9 vétéran de la côte ouest des États-Unis, vanté par beaucoup comme une référence incontournable tant il a roulé sa bosse depuis ses premières frasques dans les 80's en passant par les aventures au sein du Blowed, les Freestyle Fellowship et autres participation à divers projets estampillés
"westcoast". Le parcours de Myka reste donc géographiquement ancré dans un espace californien quasi exclusif. Pourtant, celui qui ne semblait jamais vouloir se ménager est proche de quasi disparaître peu après la sortie des "Citrus Sessions". Une poignée d'apparitions éparses pour toute activité ces deux dernières années; de quoi s'interroger sur la suite de la carrière solo pour Michael Troy.
Aussi, le voir refaire surface pour un "Heartifact" réalisé main dans la main avec J The Sarge fin 2008 est un soulagement. D'autant que Myka évolue dans un univers familier, à la frontière des univers funk et soul, pérennisant un mélange des genres qu'il cultive avec habileté. Un album aux qualités et lacunes évidentes mais tout de même attachant tant Myka survole les débats. Léger et facile, versatile et aérien partout où il pose sa voix protéiforme.
Une veine de talent à l'état brut avec laquelle on imaginait difficilement Factor collaborer de manière évidente. Mais le producteur canadien a roulé sa bosse sur Side Road Records, multiplié les expériences et les collaborations. Des dizaines de morceaux façonnés pour des rappeurs aux styles variés. Factor est un laborieux, il produit en quantité chaque année, multiplie les erreurs d'appréciation au milieu de franches réussites, simplement pour corriger le tir la fois d'après. "Chandelier", abordé dans nos pages, en guise d'aboutissement d'un parcours riche et d'une montée en puissance certaine ces dernières années.
"1969" n'était certainement pas l'album attendu. Annoncé en toute fin 2008, il prend de court, surprend par ce duo étrange, déconcerte par la force du symbole véhiculé : Myka 9 le quadragénaire chante et rappe son passé, son être et tout ce qui le constitue aux côtés d'un Factor aux manettes. Depuis cette présence au micro jusque dans ce parcours riche en enseignements. C'est ainsi qu'il revient sur une poignée de souvenirs, à bord de ces engins typiques dans 'Cadillac Nights'. La mélancolie prend le pas sur le reste, le groove emporte l'esprit vers une multitude d'anecdotes passées à bord de la classe réincarnée en véhicule à moteur. Des confidences accompagnées par la simplicité de la production de Factor, un orgue électrique extatique qui soutient le tempo et double cette basse pudique. Sans trop de fioritures, Myka passe du rap au chant, déclame et expose avec cette allure tranquille et mesurée.
Un style parmi tant d'autres. Myka cultive son potager vocal avec inspiration et talent : il sème son aisance et récolte une multitude de manières d'exprimer son propos. Qu'il se borne à donner la réplique au flow mitrailleur d'un Busdriver déchainé sur 'Chopper' ou qu'il parvienne à maintenir avec brio sa voix en effort quasi constant sur le fil ténu de 'Liberty', tout y est. Rien de neuf ici : Myka 9 est une référence incontournable en terme de maîtrise vocale. Il sait modeler sa voix à sa guise, la faire se faufiler dans le moindre interstice, lui donner une forme et un aspect compact et dur ou, au contraire, la faire suave et fluide pour caresser les pulsations de la musique dans le sens du beat. "1969" est un album personnel en ce sens qu'il dévoile la large palette de styles dont on sait Myka 9 capable, sans aucune réelle fausse note le long des quinze morceaux de l'album. Le californien manie son instrument biologique avec dextérité et inspiration; confirmant qu'il reste l'un des tous meilleurs dans ces exercices vocaux.
Évidemment, les principales réserves ne pouvaient qu'aller dans le sens d'un doute profond de la complémentarité entre les deux protagonistes. Myka est le groove, il le personnifie de manière criante à chacune de ses apparitions. Mais il possède un groove qu'il faut habiller, accompagner sur une rampe de lancement. Pour trancher en partie avec la propension des "Citrus Sessions" à agiter une multitude d'instruments, Factor se charge de la production de l'album uniquement assisté de machines (hormis quelques apparitions occasionnelles d'une trompette sur 'Inner Knowing' et d'une basse pour 'Real Song').
Un choix délicat quand on sait que Factor n'est pas des plus habitués à piocher sans ménagement dans les territoires "funk" et "soul" pour en ressortir de quoi bâtir sa musique. Forcer l'auditeur à ne pas réfréner son envie de bouger ne semblait pas gagner d'avance. Mais 'Inner Knowing' dissipe bien vite les craintes a priori : plus qu'elle ne sert de plateforme au flow, la production de Factor accompagne le rappeur, joue avec lui, laisse la trompette doubler efficacement la voix de Myka. Le même constat peut être fait sur le refrain de 'Soul Beat' où basse et trompette singe le chant de Myka pour en souligner l'importance. Ou encore ce jeu de cordes en écho à l'intro tout feu tout flamme de 'To The Sky'. Une symbiose peu remarquée dans le passif de Factor qui, la plupart du temps, proposait aux rappeurs un bloc plus ou moins monolithique difficile à remuer. Mais comment se borner à ça lorsqu'il s'agit de composer pour Myka?
Un duo des plus efficaces lorsqu'il se transforme épisodiquement en trio. Certainement, parmi les morceaux les plus accrocheurs, on retiendra l'apparition des compères de Myka : l'excellent 'Options' accueille un Aceyalone en grande forme; les deux rappeurs recréant pour l'occasion un bout de la puissance du trio Haiku D'Etat. Ailleurs, pour aborder les questions environnementales, Myka se retrouve flanqué d'Awol One et Gel Roc pour l'une des seules pièces véritablement sombres de l'album : un accordéon étrange, une ligne de basse tenue en fond et le monde parfois gris et terne du Walrus.
"1969" expose logiquement la variété d'univers qui composent le passé et le présent de Myka 9 (justement illustré de la plus belle des façons par cet artwork signé l'ami Almyum). Outre l'évocation d'influences musicales directes (sa reprise d'un refrain d'ATQC sur 'Monte-Carlo' ou lorsqu'il reprend le hit disco 'Fly Robin Fly' de Silver Convention), un constat d'autant plus criant que se clôt l'album sur l'exposé mélancolique du morceau éponyme où Myka décrit la société d'il y a quatre décennies, citant pèle-mêle la vie à cette époque, quelques figures emblématiques et l'état d'esprit de la fin des années 60; cette année où Myka 9 vint au monde. En ce sens, "1969" est sûrement l'album qui illustre le mieux la personnalité de celui qui ne s'exprime que trop rarement et qui reste, finalement, souvent très discret hors-disque.
Sa collaboration avec Factor accouche d'un album sans réelles anicroches, plongé dans ce qui forme les racines du hip-hop au sens large. Tout y passe, de l'élévation spirituelle du gospel aux chants soul, en passant par les rythmes jazz et les exercices vocaux qui ne sont pas sans rappeler la mode du scat. Mais "1969" dévoile tout de même quelques limites dérangeantes. A commencer par les productions de Factor qui enferment parfois Myka dans des pièces souffrant d'un manque d'aspérités. S'il a indéniablement élargi encore davantage sa palette musicale ces dernières années, Factor ne porte pas encore en lui ce statut de producteur versatile habile sur une pluralité de terrains. Ses compositions pêchent parfois par une certaine platitude qui saute inévitablement à l'oreille lorsque Myka intervient.
Mais il serait injuste de ne retenir que ce point en guise de conclusion. D'autant que "1969" est le résultat d'une collaboration plutôt fructueuse entre les deux musiciens. Un partage mutuel d'expérience pour chacun. Un retour salutaire de Myka 9 à ses habitudes de rappeur, toujours servies par ses inspirations au chant héritées de son parcours atypique qui lui ont permis de façonner sa voix pour en faire un véritable instrument acoustique dont on rêverait qu'elle puisse être électrifiée pour repousser encore les limites du possible. En parallèle, un décloisonnement du travail de Factor qui parvient à s'ouvrir à autre chose qu'aux cercles plus que confidentiels des artistes canadiens dont il est issu (avec qui il continuera, à juste titre, de travailler à n'en pas douter) dont on commence déjà à sentir partiellement les effets bénéfiques.
En dépit d'une prise de risque un peu trop légère de la part des deux protagonistes et de l'absence de quelques accès de folie dans son déroulé, "1969" demeure un album réussi qui confirme la bonne tenue du label des frères Ramos avec cette deuxième sortie de qualité après "Chandelier" de Factor mi-2008. Sans atteindre les sommets d'un "Timetable", "1969" n'aura pas à rougir de sa présence dans la discographie d'un Myka 9 définitivement revenu aux affaires. Et puisqu'il nous a enfin confirmé la sortie de son "Gramophone" sur M9 Entertainment, annoncé depuis de longues années déjà, il serait dommage d'en rester là.
We want Myka!
Newton Février 2009