Quand le emcee au flow le plus hallucinant de la côte Ouest et un ancien membre de Log Cabin s'unissent le temps d'un album sur le réputé label Mush, on est en droit de s'attendre à un projet commun pour le moins progressif et étrange. Grâce à son "Temporary Forever", Busdriver a su l'an dernier s'attirer les faveurs de toute une partie de la critique et d'un public rap à la recherche de nouvelles sensations… Tout comme Radioinactive avec son" Pyramidi". De ce fait, "The Weather" a de quoi susciter l'attention et la curiosité de toute la communauté hip-hop. Car si les 2 emcees californiens ont déjà des styles bien distincts dans leurs carrières solos respectives, ils ont de plus décidé de s'associer à Daedelus, un producteur de musique électronique ("Invention") dont les compositions alambiquées sont à cent lieux des travaux de Daddy Kev ou Omid par exemple… Autant dire que l'alliance de ces trois personnalités fortes donnent lieu à un fourmillement créatif dense.
Comme à son habitude, Busdriver fait étalage de son flow acrobatique en menant la danse, en interprétant totalement ses textes, en se jouant des samples, en dynamitant les structures rythmiques et en chantant à l'occasion ('Fine For A Robot'). Condensant des centaines de mots en quelques mesures grâce à son phrasé de Busta Rhymes extraterrestre, Busdriver est une attraction à lui tout seul dont les explosions verbales sont une sorte de version lyricale du free jazz. En ce sens et à travers quelques jeux de mots très astucieux, Busdriver pousse un peu plus loin les expérimentations flowistiques initiés par Freestyle Fellowship sur leur fondateur "To Whom It May Concern". Heureusement pour nous, il se montre quand même plus sobre que sur certains passages de "Temporary Forever" ne cherchant plus à dompter le beat à tout prix et nous évitant ainsi quelques maux de têtes, remplacés avantageusement par un réel plaisir d'écoute. Mature, il se montre alors au sommet de son art.
A ses côtés, Radioinactive tient bien la comparaison dans le concours de flows en apportant un peu d'équilibre à leur association avec un phrasé torturé mais plus direct et classique que celui de son comparse. S'il est capable de partir dans de réelles tornades de mots ('Raffle Ticket Blues'), Radioinactive préfère généralement articuler ses phases de manière intelligible ce qui nous permet d'apprécier le travail d'écriture du groupe (dont les lyrics ont eu le bon goût d'être imprimés dans le livret du disque). La majorité des titres reposent sur la technique de free association à base de textes ésotériques partant dans des milliers de directions à la fois et donnant lieu à des métaphores étranges, parfois incompréhensibles mais toujours séduisantes ('Carl Weathers', 'Germs That May Cause The Following', 'Sleep Standing Up'…). La méthode culmine lors du solo de Busdriver 'Thousand Words', exercice de style où le chauffeur relie durant 7 minutes sur un patchwork sonore complexe des mots sans relation entre eux, construisant au fil des mesures un texte globalement cohérent avec une facilité déconcertante. Dans le flow de mots ininterrompu qui s'échappe de ses lèvres, on se demande toujours où Busdriver arrive à trouver le temps de prendre sa respiration. Conscients que certains restent totalement insensibles à ces divagations, Busdriver et Radioinactive ont cependant eu la bonne idée de suivre quelques thèmes pour donner du sens à leurs déluges de mots, tout en gardant un humour non dissimulé même dans la dénonciation. 'Pen's Oil' est ainsi à sa façon une attaque subtile mais déjantée contre les vrais puissants de ce monde : les dirigeants des compagnies pétrolières. 'Glorified Hype Man' est par contre un délire total truffé d'images surréalistes où le groupe nous décrit sur des progressions de piano aléatoires le scénario tragique de leur séparation hypothétique. 'Fine For A Robot' est enfin une déclaration d'amour décalée des 2 gais lurons à leur robot chérie où Busdriver joue les crooners…
Sur ce titre, Daedelus montre toute l'attention qu'il porte aux détails dans ses constructions sonores. S'ouvrant sur des hand claps, le morceau change de texture avec un sample de guitare léger lorsque Busdriver pose son couplet puis Daedelus imbrique un second mouvement dans sa composition basé sur une boucle de piano plus rythmée pour Radioinactive... Puis il revient à sa structure de base en l'agrémentant discrètement du gargouillement de Radio utilisé comme un sample quelconque. Jamais à court d'idée, il nous garde en éveil, constamment dans l'attente d'une prochaine variation. Piochant aussi bien dans les disques pour enfants que dans du jazz, de l'électro, des musiques de films ou dans ses propres talents d'instrumentiste, il esquisse des fresques cinématographiques où les scratches musicaux de DJ ESP sont utilisés à bon escient ('Germs That May Cause The Following'). Utilisant des rythmiques complexes qui ne cessent d'évoluer, il effectue des collages improbables mais réussis où peuvent cohabiter vibraphone, basse, orgue, vocoder et bruitages divers sur un même titre ('Exaggerated Joy')… Des compositions où une intro cartoonesque débouche sur une samba minimaliste sans batterie ensuite appairée avec une orgie de percussions ('Pen's Oil')…. Des instrumentaux où des sonorités métalliques on-ne-peut-plus froides sont associées à des boucles chaudes ('Carl Weathers', 'Break For 2300')… Des titres où une mélodie samba délicieusement rétro est sifflotée tranquillement par Mikah 9 de Freestyle Fellowship ('Weather Locklear')… Des morceaux où Daedelus destructure sa boucle de départ mesure après mesure pour aboutir à un simple squelette rythmique hypnotique (DJ Furry). Un travail d'orfèvre schizophrénique réellement renversant. Seul 'Barely Music' pousse les limites au-delà du raisonnable (et de l'écoutable). Diversité, refus de la mélodie facile et des compositions statiques, profondeur sonore, rythmes sinueux aux dédales infinis : tels sont les maîtres mots du style unique et inédit de Daedelus.
La complexité lyricale et instrumentale de "The Weather", son côté abscons et son éloignement total des règles pré-établies du hip-hop tel qu'on le connaît en rebuteront sûrement beaucoup pour qui l'écoute s'avérera difficile. Mais tous les autres y trouveront après une première écoute déconcertante de quoi se réjouir et alimenter leurs oreilles d'un son totalement nouveau et original, pour ne pas dire génial. Sans la prétention de certains, "The Weather" propose une réelle alternative et ouvre une voie transversale dans le monde claustrophobique du hip-hop… où beaucoup devraient s'engager. Une voie étrange, exigeante, loin de l'easy listening mais passionnante. En attendant, c'est le coup d'éclat et de cœur de ce début d'année 2003.
Cobalt Février 2003