L'avis de Kreme : 2.5/5
Si l'on considère les travaux de la plupart de ses membres et de ses formations satellites, le crew Shapeshifters est certainement le groupe de rap le plus intéressant de toute la Californie. Les deux albums solos impeccables d'Existereo, la discographie presque sans faille du leader Awol One, les projets enthousiasmants de Liferexall ("Frequency Response") et Die ("Dead Air Project"), la puissance des disques de Subtitle et le parcours de Radioinactive (malgré "Free Kamal") sont là pour en attester. Toutefois, jusqu'ici, aucune oeuvre collective estampillée du sceau Shapeshifters n'a vraiment été à la hauteur de nos attentes (quoi qu'on en dise, "Adopted By Aliens" était relativement inégal et bordélique). Il manque clairement un "Almost Famous" dans la discographie des Shapeshifters. Les signatures sur major d'Awol One et du membre intérimaire 2Mex (tous deux absorbés par Palladin Records), la nouvelle exposition dont bénéficie le collectif en Europe (double concert à Paris, maxis distribués par des structures allemandes, rencontre d'Existereo et du label Institubes...) ainsi que la conjoncture apparemment favorable à l'éclosion de formations "westcoast underground", nous avait fait espérer une véritable explosion des Shifterz et, enfin, peut être, un premier album collectif massif. D'autant plus que les bonshommes annoncaient en début d'année deux posse-projects alléchants, le second volet des sessions "Soul Lows" et surtout un "Was Here" ambitieux.
Il aura fallu attendre le dernier trimestre de l'année 2004 pour voir atterrir sur nos platines "Was Here", nouvel album collectif du crew angelino, dont parlait déjà Circus en mai 2003 (cf. interview). Edité par le solide label Cornerstone RAS, qui dès le début de l'été lançait une machine promotionelle à base de jeu-concours et de teaser alléchant ("The Mix Tape CD"), l'objet dont il est ici question avait, a priori, tout pour nous plaire : 20 titres inédits, le retour dans les rangs de l'electron libre Radioinactive, des invités triés sur le volet, un artwork et un packaging à la hauteur (merci Chris Watson et CBS) et une distribution plus que décente (merci 2good)...
Oui mais voilà.
Dès les premières écoutes de "Was Here", on se rend vite compte que l'on est loin de "Dirty Deeds & Dead Flowers", que notre fantasme de découvrir sous cet emballage clinquant un florilège de possecuts à la 'Surround Sound Table' restera fantasme. Inégal, fourre-tout, fatiguant, souffrant de productions approximatives aux influences douteuses, le tant espéré nouvel album des Shapeshifters ne convainc pas.
Tout n'est pas à jeter évidemment. Il n'y a même, à vrai dire, pas grand chose à reprocher aux performances des mc's. Comme prévu, Existereo et Radioinactive sortent largement du lot. Le premier nous gratifie de plusieurs couplets anthologiques sur lesquels il fait montre d'une technique et d'une musicalité irréprochable, changeant constamment de tempo, alternant flow rapide et parlé ('Kinda Like') et parsemant ses couplets de double-times et d'accélérations impressionnantes (cf. sa prestation remarquable sur 'You Know You Want It'). Le second, qui malgré le fiasco "Free Kamal" concourt toujours dans la même catégorie, est égal à lui même, apportant sa précieuse touche aux possecuts et s'offrant régulièrement des escapades hors-tempo toujours maitrisées. Des prestations des trois Chainsmokers, on ne retiendra que certains couplets de Liferexall ('Domination') et quelques envolées de Die, Akuma étant comme à son habitude légèrement à la traîne ('Tabasco'). Les leaders originels Awol et Circus, quant à eux, s'en sortent plus ou moins bien, souffrant de la prise de confiance d'Exist et du retour en force de Radioinactive, et donc presque systématiquement relégués au second plan. En bref, outre le fait que le grand Subtitle et l'énergique Lewdachris manquent cruellement à l'appel, les lacunes de "Was Here" ne sont pas dues à de véritables contre-performances rapologiques. Le problème est ailleurs. En premier lieu, on pourra légitimement contester le choix des producteurs invités à la fête. Alors qu'autour de la nébuleuse Shapeshifters gravitent des concepteurs aussi talentueux qu'Omid, Deeskee, M.Fusion et Subtitle, on a du mal à comprendre pourquoi les trois quarts des pistes de ce nouvel album ont été confiées au binôme LA Jae/Transducer. Ensuite, on sera en droit de s'interroger sur la ligne directrice de ce nouvel opus. Certes, la cohérence et l'homogénéité n'ont jamais été légion sur les projets du collectif. Mais jusqu'à présent, et à quelques rares exceptions près, ce bordel organisé avait son charme, et surtout, chacun y trouvait son compte. Preuve en est le susmentionné "Dirty Deeds & Dead Flowers" sur lequel cohabitaient des tracks aux ambiances antinomiques et aux directions opposées et qui, pourtant a ravi tous les suffrages. Mais ici, sur ce luxuriant 20 titres qui n'offre à priori que très peu de temps mort, l'ennui prend le pas sur la satisfaction ; et malgré sa densité, "Was Here" laisse l'auditeur sur sa faim et lui donne envie de crier au gaspillage. Une fois oubliés l'ignominie reggae 'Little Life', le raï (!) de 'Quit Your Job', le dubisant 'American Idle' (quel gâchis) et plusieurs morceaux approximatifs et/ou insignifiants ('More Then Meets The Eye', 'Pindar'...) il ne reste plus grand chose à se mettre sous l'oreille. Ainsi, l'intimiste 'Kinda Like' d'Exist et Awol, fabriqué avec pas grand chose par l'obscur wd4d et reposant sur le charisme/groove des protagonistes apparaît comme une denrée précieuse ; l'egotrip 'Yum Yum', sa boucle mystérieuse et ses petites punchlines sans prétentions (
"From Project Blowed to the Scribble Jam, they all know who I am... we appear like the end of the world, unexpected...") arrivent à nous satisfaire ; l'amusant et groovy 'Kreye Inn' de Daddy Kev s'avère un des tracks les plus réussis... et en cherchant bien, on trouvera un charme au bruyant et électrique 'Take Me To Your Leader'. Mais rien de tout ça ne suffira. Pas folichon.
Une fois le tri terminé, on retiendra tout de même l'entraînant 'Message 4 Yer Planet', sa petite flûte et ses cuivres, le délire disco/funk 'Circuit City', son vocoder et son audace, ou encore le très efficace 'Rocking These Mics', possetrack très 90's qui pourrait concourir avec 'Who's Got Presence ?' dans la catégorie "hymne du crew". C'est peu. Au final, le seul véritable hit du nouveau Shapeshifters est cet ambitieux 'You Know You Want It', en fin d'album, reprise vocodée, tous synthés dehors, du tube 'When I Hear Music' de Debbie Deb. Couillu.
"Was Here" n'est donc pas vraiment supérieur aux albums collectifs précédents du crew, au contraire il s'avère inquiétant quant à la ligne artistique des Shapes, au moment où ils bénéficient, enfin, d'une exposition sur la scène internationale. Gageons que ce pas en arrière n'aura pas de répercussions sur les travaux solos des membres les plus méritants et que cet album ne sera pas considéré comme la carte de visite des Shifterz aux yeux du grand public.
Best Cuts : 'You Know You Want It', 'Kinda Like', 'Message 4 Yer Planet'.
Kreme
Novembre 2004
L'avis de Cobalt : 4/5
Des concerts en Europe, une signature sur un label digne de ce nom, des articles dans la presse, un site web revu et corrigé, un buzz qui les éludait jusqu'ici, des escapades solos qui ont fait parler d'elles : les Shapeshifters ont visiblement le vent en poupe ces derniers temps. Rangeant donc aux oubliettes les CD-R's gravés dans leurs chambres et vendus à la sauvette, les Shapeshifters sortent désormais des vrais disques avec de jolis livrets remplis de crédits détaillés et d'artworks travaillés. Ils se payent même le luxe de donner des titres à leurs morceaux! Tout va si bien que "Was Here", nouvel album du collectif le plus déjanté de la Californie moderne, sera ainsi le premier opus du crew à atteindre physiquement les bacs de l'Hexagone via 2Good (et plus uniquement quelques sites de VPC bien connus chez nous). Le travail porte ses fruits et on ne pourra que s'en réjouir. Restait à savoir la teneur de ce fameux "Was Here".
"The Shapeshifters rap to the pulse of a cardiac / Wear my heart on my sleeve and have a heart attack". Ecouter les Shapeshifters, c'est aller à la rencontre d'une tripotée de emcees aux univers et aux styles plus extravagants les uns que les autres. Il y a les punchlines philosophiques et le blues cynique de l'incomparable Awol One; les élucubrations sans queue ni tête de Circus déclamées au mépris des règles rythmiques élémentaires; le flow virtuose et l'écriture libre du prodigieux Radioinactive; les phases imprévisibles d'Existereo; la souffrance et la fascination morbide palpables dans chaque rime de Die; le rap frontal du polycompétent LifeRexall… et puis il y a Akuma (on n'a jamais trop su pourquoi d'ailleurs). Tous différents, tous unis, tous (ou presque) talentueux, ces individualités bien marquées sont le ciment et la force principale des Shifters. Elles permettent de faire passer comme des lettres à la Poste la discrétion de Perk One (présent uniquement sur le rageur 'Domination') mais aussi et surtout les absences de Lewdachris, Bleek et Subtitle. Fidèles à leur concept de départ, les Shapeshifters changent de visage et de forme au gré des motivations variables de leurs composantes. Lorsque certains anciens raccrochent les gants pour un moment, d'autres prennent le pouvoir et marquent les sonorités du groupe de leur empreinte. Ici, ce sont ainsi Existereo, Radioinactive et l'inusable Awol One qui font la plus forte impression, grâce à des interventions savoureuses et à quelques couplets d'anthologie.
N'ayez donc aucune crainte, les Shapes restent les Shapes. On retrouve les nappes fantomatiques, les extraits de séries Z des années 50, les défilés de rimes interminables et les bleeps aléatoires qui sont la marque de fabrique des protégés du défunt Rob One.
"How do you know that the comic books are not real?" s'interroge Awol. Rassurez-vous: les enceintes captent toujours d'étranges fréquences intergalactiques où, au milieu des egotrips, les conspirations des reptiliens sont plus que jamais à l'œuvre et où George W. Bush est bien entendu un extraterrestre infiltré dans nos rangs ('Pindar'). Pour leur part, 'More Than Meets The Eye' nous apprend que les réplicants doivent être poursuivis et exterminés partout dans l'espace, à coup de sonorités 8-bit, de synthés modulés et de vocoder kraftwerkien. Dans ces circonstances, ne soyez pas surpris si les dinosaures se mettent à nous parler du futur (génial 'We R The Dinosaur' au refrain chanté sorti de nulle part, qui s'avère aussi entêtant que les
"Space Is The Place" de l'Arkestra de Sun-Ra).
Néanmoins, ne vous méprenez pas à la lecture de cette mise en bouche. Comme tous les projets de ces dernières années l'annonçaient, "Was Here" confirme que les Shapes mettent un léger frein aux délires science-fictionnesques qui ont longtemps abreuvé leurs esprits tordus. Ils font ainsi de la place à d'autres décors et d'autres thématiques moins futuristes, plus accrocheuses et parfois plus brutes. En conséquence, les sonorités se font globalement plus entraînantes et efficaces. Une sorte de retour aux sources qui permet de mettre encore plus en avant les vocalises impressionnantes du noyau dur des Shapes, en les enrobant d'une énergie rock & roll
"with the sound breaking your skull!" LifeRexall, Daddy Kev et L.A. Jae confectionnent ainsi quelques titres agressifs taillés pour la scène et pour faire bouger la tête à grand renfort de rythmiques telluriques, de basses bien grasses, de guitares offensives, de scratches furieux et d'attaques microphoniques intempestives ('Run The Crowd', 'Rocking These Mics', 'Yum Yum'). Ailleurs, quand l'envie leur en prend, les Shapes insèrent dans leur formule une bonne dose d'electro hip-hop 8-bit, le temps de quelques titres chaotiques mais diablement dansants ('Circuit City', 'You Know You Want It'). Sous l'impulsion d'Andre Afram Asmar et Radioinactive, le collectif s'ouvre aussi à d'autres horizons musicaux, plus communautaires. Les élucubrations alcoolisées de 'Quit Your Job' sont ainsi soulignées par une basse dub souterraine avant de se terminer en drum & bass ouatée où des vocalises arabisantes viennent se poser à l'improviste. Quant à elle, l'association piano/violon de 'Tabasco' est perturbée par un refrain toasté plein de reverb, 100% sound system.
Bref, comme toujours dans les disques collectifs estampillés Shifters, titres exotiques, expérimentations surprenantes et morceaux de boom-bap pur et dur coexistent dans un joyeux fourre-tout charmant et déconcertant, mais jamais racoleur ou forcé. D'un côté les egotrips furieux et rentre-dedans des Chainsmokers, de l'autre les envolées totalement déjantées de Circus et Awol One, quelque part entre les deux les explorations stylistiques de Radio et Exist, et au milieu de tout ça L.A. Jae en guise de producteur protéiforme. De toute façon, les Shapeshifters font ce qu'ils veulent. En bons enfants de l'Amérique, ils profitent ainsi du côté maniaque de 'Psycho Stick' (renforcé les
"redrum" du petit Danny Torrance) pour nous dresser les portraits de quelques cas d'études psychiatriques et de serial killers comme la bannière étoilée en engendre à la pelle. Plus loin, Daddy Kev sample sans vergogne Solomon Burke sur 'Kreye Inn' pour un résultat frénétiquement décalé. Cette liberté de ton, ce refus de rentrer dans la norme et ce côté imprévisible ont évidemment leurs limites et le côté éclaté du disque ainsi que son hétérogénéité pourront en fatiguer certains…
C'est là que se fera le tri entre ceux qui tomberont sous le charme de "Was Here" (comme votre serviteur) et ceux qui y resteront hermétiques. Certains crieront: "Halte à la normalisation / professionnalisation des Shifters!" D'autres feront la moue devant l'ouverture de l'univers des Shapes vers des sonorités moins futuristes et plus volontiers orientales ou rétro (bien que ce ne soit pas vraiment une nouveauté). D'autres encore prendront une posture de rejet incompréhensible. Mais à quoi bon? Car les Shapes restent définitivement les Shapes.
"My home is in LA where the underground rocks and the Krylons spray". Et, qu'on le veuille ou non, en dehors de quelques moments ternes, d'un 'American Idle' qui aurait dû rester dans les cartons et de l'horrible bouillie chantonnée d'un 'Little Life' aux relents de world music de supermarché, "Was Here" répond amplement aux attentes. Ne serait-ce que pour l'incontournable 'Message 4 Yer Planet', qui justifie à lui seul l'acquisition de cet album aux multiples visages. Petite mélodie de flûtes irrésistible, lit d'instruments aux couleurs de l'Orient, percussions discrètes, bleeps futuristes: dès les premières mesures, on est sous le charme. Puis lorsque Radioinactive et Existereo se renvoient la balle à l'unisson en suivant fidèlement la mélodie dessinée par une trompette joueuse, on est totalement conquis et on voudrait que le morceau ne s'arrête jamais...
Au final, sans atteindre le niveau d'un "Adopted By Aliens", ce nouvel opus du crew angelino s'intègre sans mal et sans rougir dans les discographies pléthoriques de ses auteurs et leur offre une occasion rêvée d'élargir un peu leur auditoire (sans se compromettre). N'écoutez donc pas ceux qui s'empresseront de crier à la déchéance des Shapeshifters maintenant que le collectif a enfin la chance de rencontrer son public. Une fois les passions apaisées, la vérité se fera jour: ni tremblement de terre, ni catastrophe, "Was Here" est tout simplement un bon album au parfum de grower, bien supérieur à tous les "Soul Lows 2" et "Ex Vandalz" du monde. Un opus truffé de moments forts, qui reflètent au plus près l'identité complexe des Shifters cuvée 2004.
"Keepin' it fresh from the coast to the west!"
Best Cuts : 'Message 4 Yer Planet', 'We R The Dinosaur', 'Rocking These Mics'.
Cobalt Novembre 2004