2004: la feuille de route de MF Doom n'a pas totalement été respectée. Tous les éléments étaient pourtant réunis. Après un retour au premier plan via la parution inespérée de "Black Bastards" (échappé des filets castrateurs d'Elektra), Doom devait poursuivre sur la lancée d'une année 2003 mirifique pour définitivement s'installer au sommet de la hiérarchie. Cette année devait voir l'ancien leader de KMD régner sans partage sur l'underground US. C'était obligé, mérité, quasi-inévitable. Tout avait bien commencé avec le sublime "Madvillainy" (sûrement l'album de l'année). Pourtant, la belle machine s'est un peu grippée par la suite. En dehors de retrouvailles avec GM Grimm plutôt enthousiasmantes ("Special Herbs & Spices Vol.1"), quelques projets ont fait grincer les dents des inconditionnels du schizophrène masqué. Il y a d'abord eu le cas épineux de "Venomous Villain". On espérait un retour en grâce de Viktor Vaughn pour succéder dignement à "Vaudeville Villain"; il n'en fut rien… Il faut dire qu'on avait peut-être omis un peu vite de prendre en compte la désespérante platitude des productions des sbires d'Insomniac Music en charge de la mise en musique de ce second volume horripilant. Mais ce n'était pas tout. A trop exploiter le filon, les "Special Herbs" et autres "Special Blends" se sont ainsi vidés de tout intérêt créatif au fur et à mesure que l'on avançait dans la série. Si bien que l'opération (louable à l'origine) ressemble de plus en plus à un recyclage en masse d'instrumentaux de moins en moins inédits… Rien de grave en soi, me direz-vous… Si ce n'est ce sentiment diffus que Doom commençait à s'enliser dans la routine et à faire dans la facilité.
Mais bon, on fermait les yeux, parce qu'on savait pertinemment qu'un grand Metal Fingers serait au rendez-vous pour la suite annoncée du désormais classique "Operation: Doomsday". Et le voilà enfin ce fameux "MM.. Food"! Rhymesayers aura prolongé l'attente à plusieurs reprises mais le voilà. Après avoir frénétiquement épluché le boîtier de son enveloppe protectrice, on pose la galette sur la platine. Là, joie, bonheur, extase: l'entame de l'album donne des frissons. Des balbutiements de 'Beef Rap' jusqu'à 'Deep Friend Frenz' (avec son irrésistible saxophone, ses handclaps en avant et son sample bien placé de Whodini), on est collé au siège. Pour propulser l'album vers les cimes, Doom a manifestement pris le temps de mijoter quelques productions magiques avec ses ingrédients préférés comme points de départ: sampling extravagant, rythmiques trébuchantes, longues boucles jazz-funk un peu kitsch, extraits d'obscures séries TV… Le
black bastard n'a rien perdu de son génie de la boucle, comme le prouve 'Hoe Cakes'. Partageant avec nous son expertise sur la façon de faire avec les femmes, Doom opte ici pour un beat box inattendu et pour un duo piano/basse qui balance sec. Bien luné, il laisse par endroits les commandes à quelques connaissances. A l'entendre croiser le fer et le blunt avec Count Bass D sur le déjanté 'Potholderz', on se dit qu'il a eu raison. Pas que pour sur ce point, d'ailleurs.
De son flow unique, débité avec un sang froid confondant, Doom, rimeur cannibale par excellence joue avec les mots et les sonorités comme personne. Naturellement redoutable, le parrain des M.I.C. est devenu impérial avec le poids des années. Pas de surprise, comme sur "Operation: Doomsday", les sujets abordés restent assez classiques et terre-à-terre: wack emcees, faux-amis, jolies filles, petits plaisirs de la vie et autocongratulation en bonne et due forme. Mais comme toujours, ce sont les épices lyricales dont MF Doom saupoudre ces sujets et les métaphores inattendues qu'il leur associe qui rendent sa tambouille beaucoup plus appétissante que les trois quarts de la production actuelle.
"A workaholic with a fountain in the ink pen". Punchlines étranges, vocabulaire anachronique, enchaînement d'idées saugrenu, approches originales, humour noir: passé à la moulinette de Metal Face, tout prend un relief inédit. Doom part dans plein de directions à la fois, saute d'un sujet à l'autre au cours d'un même couplet et nous entraîne dans les recoins de son esprit baladeur. On le suit avec entrain. Nous avertissant sans détour des dangers pour la santé de la malbouffe sur les cuivres grandiloquents et la batterie asthmatique de 'Beef Rap', MF Doom se charge de nous faire changer nos habitudes alimentaires en terme de hip-hop. Egratignant la nouvelle génération de pantins qui peuplent les pages des magazines soi-disant hip-hop (
"Is they rhymers or strippin' males? / Outta work jerks since they shut down Chippendales"), vomissant la jalousie et les traîtres de tout poil (
"Be too nice and people take you for a dummy / So nowadays he ain't so friendly"), egotrippant jusqu'à plus soif et dissertant sur les particularités du web ou les biscuits, Doom se dévoile aussi à demi-mots.
"He wears a mask just to cover the raw flesh / A rather ugly brother with flows that's gorgeous". Le temps de 'Kon Karne', il rend même une dernière fois hommage à Subroc et à ses années sombres, sans s'appesantir pour autant...
"Enough about me, It's about the beats / Not about the streets or who food he about to eat". Et les beats sont bien au rendez-vous!
Entre quotables à la pelle et compositions aux petits oignons, il y a donc visiblement tout pour être aux anges. Oui, mais voilà… Quelques éléments incontrôlés viennent un peu gâcher la fête. En premier lieu, les apparitions catastrophiques des médiocres Angelika et Mr. Fantastik qui tuent dans l'œuf 'Guinesses' et 'Rapp Snitch Knishes', à coup de rimes insignifiantes et de flows indigestes. Mais, de son côté, Doom a aussi fait quelques erreurs stratégiques. Au lieu de répartir harmonieusement les interludes, il en a ici réuni la majorité au beau milieu de l'album. La succession d'intermèdes qui en résulte est plutôt savoureuse en soi, mais elle arrive comme un cheveu sur la soupe et peine à trouver une justification. Conséquence: elle nous coupe dans notre élan de gloutonnerie et brise la dynamique du LP. On pourrait passer outre… Mais il y a plus agaçant: le goût de réchauffé qui se dégage d'une bonne partie des titres. 'Poo-Putt Platter' ressemble ainsi à s'y méprendre au beat vendu par Doom à Vast Aire voici quelques mois… 'Kon Karne' utilise la même base (empruntée à Sade) que le superbe 'My Love' donné à GM Grimm. Pour leur part, la chute de Madvillain 'One Beer' et la collaboration avec les Molemen 'Kon Queso' (a.k.a. 'Yee Haw') ne sont pas de première jeunesse et ont déjà eu le droit à des sorties vinyliques largement diffusés. Du coup, s'ils sont indiscutablement très réussis, tous ces tracks rapportés laissent une impression bizarre. Il faut avouer que, vu la courte durée de "MM.. Food" et tout ce qui était annoncé, on s'attendait naïvement un peu plus de cohérence et de nouveauté… L'effet de surprise en prend un coup. Surtout que les titres assemblés ici n'ont du coup pas vraiment de liant entre eux, autre que leurs intitulés gastronomiques.
Au bout du compte, malgré ces défauts rageants, il y a objectivement de quoi satisfaire les appétits des adeptes de Daniel Dumile. Le premier tiers extatique de ce "MM.. Food" laisse même augurer du meilleur pour le futur. Vendu par Rhymesayers (et par son auteur) comme le successeur officiel de "Operation: Doomsday", "MM.. Food "sonne plus comme une réunion de titres d'origines disparates, un tantinet foutraque mais plutôt sympathique dans l'ensemble. S'il n'a clairement pas la portée révolutionnaire de son illustre prédécesseur et n'apporte aucune modification notable à la formule doomienne, ce nouvel opus du emcee new-yorkais au masque de Gladiator est clairement supérieur à l'immense majorité des sorties actuelles. Cependant, un petit quelque chose reste en travers de la gorge… Enthousiasmant et énervant à la fois, "MM.. Food" remplit son contrat mais laisse quelques zones questions en suspens. A trop tirer sur la corde, MF Doom risque bien de la casser au prochain disque.
Cobalt Décembre 2004