Voilà longtemps qu'on attendait de retrouver la voix et la verve d'I Self Divine sur un projet longue durée. Alors que "The Emperor and The Assassin", troisième opus des Micranots, ne devrait désormais sortir que l'an prochain, on s'était déjà jeté goulûment et avec nostalgie sur l'enthousiasmante réédition de "Return of the Travellahs 1996" qui avait illuminé ce début d'année. Mais l'arrivée en cette rentrée du tout nouveau "The Anti-Album" est bien un événement qu'on ne pouvait se permettre de passer sous silence. Faisant une petite infidélité à Kool Akiem, I Self est parti retrouver ses amis de Rhymesayers dans le Minnesota pour concocter un opus en forme de parenthèse dans sa carrière. Là-bas, I Self a trouvé un compagnon de route en la personne de DJ Abilities, visiblement aussi déçu que lui par les évolutions récentes du hip-hop. Ensemble, le duo a revêtu un nom en forme de pied de nez à l'obsession constante du "real" qui gangrène les esprits et s'est attaché pendant la période 2000-2001 à orchestrer un retour aux sources salvateur qui atterrit seulemement cette année dans nos bacs.
De sa voix reconnaissable entre toutes, I Self Divine livre des textes aux structures complexes et au vocabulaire fouillé truffé d'argot qui ne dévoilent comme d'habitude que très rarement leurs subtilités à la première écoute. Moins démonstratif ou aventureux dans ses flows, I Self s'est définitivement immergé dans l'état d'esprit rebelle et sombre du début des années 90 (point de référence de l'album). Il dresse donc avec fatalisme le tableau noir d'un monde violent et chaotique, à l'image de la pochette qui orne cet "Anti-album". Meurtres, vols, violence gratuite, femmes battues, désespoir, pauvreté, paranoïa : on ne peut pas dire qu'I Self soit d'humeur très joyeuse. Les textes se font bruts, obtus, parfois sans ligne directrice claire… Nous donnant à entendre la brutalité d'une société en crise et à voir de l'intérieur l'esprit des criminels ('Stand On Ya Square' et 'Crime'), son flow intarissable va droit à l'essentiel pour mettre en avant les mots et les maux. Toujours engagée, la moitié parlante des Micranots critique ouvertement à plusieurs reprises les dysfonctionnements d'un système mondial où l'injustice et l'inégalité règnent en maîtres. 'Police Assasination Anthem' est ni plus ni moins qu'un réquisitoire en bonne et due forme d'I Self contre l'impunité et la protection honteuse dont jouissent encore les meurtriers racistes qui sévissent au sein des forces de l'ordre (sur une bande-son jazz-funk veloutée tout en décalage). Dans un autre registre, 'Transitions' donne à voir de l'intérieur la cruauté et l'absurdité des attentats. Le morceau de bravoure de l'album est cependant apolitique. En effet, le triptyque 'Nocturnal Terrorist Squad' est un hommage passionné au graffiti évoquant les raids nocturnes sur les dépôts de métro qu'I Self menait dans sa jeunesse, énonçant au passage les 10 commandements du graffer émérite.
Pour suivre le barrage de mots ininterrompu d'I Self Divine et pour coller à la noirceur ambiante, DJ Abilities a concocté (avec l'aide non négligeable de son partenaire) des instrumentaux bruts de décoffrage. Des productions minimalistes articulées autour de rythmiques rugueuses et arides et de boucles aux effets directs. Des sons souvent touffus pendant les refrains mais dépouillés pendant les couplets, afin de laisser le soin à I Self d'en remplir les espaces. Des instrumentaux fidèles à la vision de Semi.Official selon laquelle "Hip-Hop is samples, heavy drums, etc.". Les lignes de basse sont donc dominatrices, les percussions en avant et les samples ont des origines diverses. Un vibraphone tranquille très Modern Jazz Quartet ici ('Stand On Ya Square'), une guitare blaxploitation funky là ('Hit The Deck'), une flûte traversière hypnotique pour la superbe passe d'armes avec MF Doom ('Songs In The Key Of Tryfe'), un clavier fantomatique agrémenté de touches éparses de saxophone ailleurs ('Styfle Progression') ou encore un piano discret ('Transitions') : le minimalisme n'interdit pas d'utiliser des saveurs différentes. Connu pour ses victoires turntablistiques passées mais aussi pour son association discographique avec Eyedea et sa participation fondamentale aux platines dans le "Fantastic Damage" de sieur El-P, Abilities n'est clairement pas un producteur aussi doué que Kool Akiem mais il se montre ici bien plus saignant que lors de ses prestations sur "First Born" et parvient à nous faire passer une heure fort agréable. En utilisant des recettes laissées de côté depuis quelques années, Semi.Official ressuscitent chemin faisant une spontanéité et une brutalité sonores absentes du paysage moderne.
Bien entendu, la linéarité des structures n'évite pas toujours une certaine monotonie; quelques boucles ont bien aussi un feeling de déjà-vu (en particulier 'Grey', 'I94W' ou encore le troisième mouvement de 'Nocturnal Terrorist Squad') et le traitement global est assez simple. Mais ces quelques défauts n'empêchent pas les instrumentaux d'être en vérité bien ficelés et réellement efficaces; jouant ainsi de belle façon leur rôle annoncé de fondations solides aux rimes millimétrées d'I Self Divine… qui en retour leur donnent un sens et du corps. Le tout est, comme il se doit, surmonté par le scratching une fois de plus parfait d'Abilities. Impressionnant de justesse et de précision à chacun de ses passages derrière ses platines, sachant mettre ce qu'il faut de technicité dans ses prestations sans jamais perdre de vue le besoin d'efficacité et de musicalité, il confirme qu'il est bien un des tous meilleurs "DJs pour rapper" actuels. L'instrumental 'Semi-Official?', qui sert d'introduction au LP, lui permet d'ailleurs de nous mettre dans le bain très rapidement avec son déluge de scratches tantôt nerveux, tantôt posés, se mêlant parfaitement à une flûte perçante et à des extraits de dialogues. A notre plus grand plaisir, nous rappelant à une époque où les DJs avaient une réelle importance sur disque et pas uniquement sur scène, Abilities fait usage de ses platines à bon escient tout au long de l'album, soulignant les points forts et remplissant les espaces de ses cuts chirurgicaux.
Au final, si Semi.Official n'est qu'une parenthèse dans les carrières respectives de ses 2 protagonistes, elle s'avère réussie. En sortant de leur registre habituel pour nous servir un album à contre-courant quasi-conceptuel, DJ Abilities et I Self Divine surprennent, tout en marquant des points. Beats, rimes, cuts : toutes les pièces du puzzle s'assemblent pour créer un ensemble brut et violent rappelant à tous ce qu'est la vraie "réalité". Laissant de côté le raffinement pour une touche plus crue (parfois trop), "The Anti-Album" déstabilise et ne sera pas forcément du goût de tout le monde mais il constitue un pavé dans la mare qu'on prend clairement plaisir à écouter et à décortiquer. Espérons que l'aventure aura un jour une suite.
"With that said, sit back and enjoy", as they say.
Cobalt Novembre 2003