Buck 65

De passage par Reims en mai 2006, Buck 65, le canadien le plus connu de la sphère hip-hop, nous avait accordé la possibilité de nous entretenir longuement avec lui juste avant sa montée sur scène, donnant lieu à une interview fleuve très intéressante et instructive sur le personnage et ses multiples facettes qui ont jalonné toute sa brillante carrière. Mieux vaut tard que jamais, et presque deux ans jour par jour après le bouclage de cette interview, la voilà enfin en ligne. Pour la resituer dans son contexte initial, nous sommes approximativement un an après la sortie de "Secret House Against The World" et un an avant celle de "Situation" qu'il évoquait déjà. Bonne lecture. English version



Hip-Hop Core: Certains critiques ont trouvé "Talkin Honky Blues" trop lisse et surproduit. As-tu adopté de nouvelles techniques de mixage depuis les albums de la série "Language Arts"?



Buck 65: Ouais, tous les vieux albums de la série "Language Arts" ont été enregistrés dans ma chambre avec du matériel de qualité médiocre, sans compression de la voix, et puis suite à ça j'ai signé avec une maison de disques, du coup j'avais un peu d'argent pour aller en studio. Je comprends que d'un point de vue esthétique certains préfèrent un enregistrement de type lo-fi mais personnellement, du moment que les chansons sont bonnes, je me fous de savoir si le budget d'enregistrement a été d'un million de dollars ou pas. En fait je n'y ai jamais trop réfléchi, pour mon dernier album je suis revenu à mes méthodes d'antan, j'ai tout enregistré dans ma chambre avec une chaussette sale posée sur le micro, ce genre de truc. Ce qui montre bien que la qualité du son ne m'est pas très importante, ce sont les chansons qui m'intéressent avant tout. D'autres se préoccupent beaucoup d'avoir un son lisse ou pas, moi non. Il y a sans doute des avantages propres à chacune de ces méthodes mais lorsque je pense à mes chansons préférées, certaines ont peut être été enregistrées dans des studios énormes, d'autres dans la piaule de quelqu'un, ça ne me viendrait pas à l'idée de faire une différenciation pour autant.



HHC: Il semblerait que la série des "Language Arts" soit close. Que représente cette série pour toi, quelle était leur but ou particularité par rapport au reste de ta discographie?



B65: Il y a bien longtemps de ça, j'avais l'impression que le fait d'être à la fois DJ, parolier et producteur était une situation très rare. Pour moi, chacune de ces méthodes d'expression représente une forme de langage, et je cherchais un terme qui puisse englober les trois, tout en y ajoutant l'idée que ces albums soient une sorte de collage d'informations et de techniques. Pour répondre à la première partie de ta question, l'album auquel je faisais référence tout à l'heure et que j'enregistre dans ma chambre est intitulé "Strong Arm", et il constitue le volume sept de la série "Language Arts", cette dernière n'est donc pas close. Ce nouveau volume est achevé depuis un mois environ, donc on doit avoir sept exemplaires à vendre ce soir (rires), parce qu'une fois de plus il s'agit d'un projet au budget quasi-inexistant, où les pochettes ont été faites à la main et où je grave les cds moi-même. C'est quelque chose que je continuerai sans doute à faire tant que je suis en vie, mais ça ne m'empêche pas, notamment avec l'autre disque que j'ai sorti récemment, de profiter de l'opportunité de bosser avec des gens tels D-Styles, Tortoise et d'autres, je pense que dès lors que tu es passionné par la musique, toute opportunité de ce type t'attire forcément aussi, ça te permet d'apprendre de nouvelles choses sur les méthodes de production et sur la musique en général. Et c'est pour ça que cet album là, où j'ai bossé avec toutes ces nouvelles personnes, je ne pouvais pas l'inclure dans la série "Language Arts" car ça n'était pas cohérent. Ca a été très intéressant, très instructif, et j'espère sincèrement pouvoir retenter ce type d'expérience dans le futur, mais j'espère pouvoir continuer à faire des enregistrements dans ma chambre aussi. C'est étrange parce que comme on disait tout à l'heure, certains préfèrent clairement bosser en studio, être entouré de professionnels et obtenir un son propre, et d'autres préfèrent enregistrer chez eux, tous seuls. Moi je n'ai vraiment pas de préférence, j'aime les deux, donc je continuerai sans doute à faire les deux.





HHC: Tant qu'on est sur le sujet du passé, si tu ne t'étais pas blessé le genou, aurais-tu envisagé de devenir musicien ou serais tu seulement un joueur professionnel de baseball à l'heure d'aujourd'hui?



B65: Lorsque j'étais jeune je pratiquais déjà les deux en fait. Donc il serait facile d'imaginer que si j'avais continué le baseball, j'aurais sans doute continué la musique aussi. Mais peut être pas. Bosser la musique au stade où j'en suis me demande un temps fou, on peine à se le concevoir de l'extérieur. Je sais qu'il y a bien quelques joueurs professionnels qui sont également musiciens, et de fait dans les années quatre vingt il y avait même quelques mecs qui sortaient des disques, produits par des gens connus, j'en ai quelques uns dans ma collection. Ca reste possible parce qu'au baseball tu joues principalement l'été, tu as donc beaucoup de temps libre, alors pourquoi pas. J'y pense souvent, mais si j'ai arrêté le baseball c'est avant tout à cause de cette blessure que j'ai au genou.



HHC: Avec le recul des années, que penses-tu de ton époque Stinkin' Rich?



B65: Voilà un autre sujet où je reste partagé. Parfois je réécoute ces morceaux et je les trouve très excitants, j'en tire vraiment quelque chose. Et d'autres fois lorsque je les réécoute je suis un peu honteux car même si c'était intéressant et que ça s'inscrivait dans une lignée hip-hop à laquelle la plupart des gens sont familiarisés, ça manquait totalement d'honnêteté, je faisais semblant d'être quelqu'un d'autre et cela me gêne un peu avec du recul. Ca vient sans doute du fait que j'ai mûri entre temps, mais lorsque quelqu'un - ça peut être moi par le passé ou quelqu'un d'autre - manque d'assurance au point de ne pas assumer qui il est, ça me met profondément mal à l'aise. Stinkin' Rich représente une période étrange pour moi, et je me demande toujours, si j'avais continué dans ce délire, où ça m'aurait mené. Ca peut paraître ridicule, mais c'était presque comme le délire d'Eminem, bien avant que ce dernier n'apparaisse sur la scène médiatique. Je me souviens qu'à l'époque où j'ai commencé, voir des blancs dans le hip-hop était un phénomène rare, et peut être que tout n'est que question de timing, mais lorsqu'Eminem fût découvert ça concorde à mon sens avec le moment où quelqu'un s'est dit "Wouah! Un blanc qui fait ce genre de musique, c'est excitant! C'est quelque chose de nouveau qui peut être intéressant d'un point de vue marketing, ça pourrait très bien marcher même". Alors forcément, ça fait bizarre de se dire que si j'avais poursuivi dans cette voie, peut-être aurai-je eu ce genre de reconnaissance. J'irais même jusque dire qu'une petite partie de moi se disait à l'époque que ce que je faisais était assez rare, je me suis même demandé si ça ne pouvait pas être le genre de chose qui pourrait plaire à un gros label. Quand j'étais jeune, je voulais tellement décrocher un contrat avec une maison de disques, et puis avec l'âge j'ai décidé que finalement je ne voulais plus ça et c'est à ce moment que j'ai décroché mon contrat (rires). C'est comme ça que le monde tourne.





HHC: Quel est ton album solo préféré - hormis le dernier - et pourquoi?



B65: Le choix est difficile. Pendant longtemps j'ai répondu à cette question par "Vertex". Et puis, il n'y a pas si longtemps, juste pour voir, j'ai réécouté d'un trait tout ce que j'ai pu enregistrer, et après cette écoute j'en suis arrivé à la conclusion que j'aimais "Man Overboard" encore plus que "Vertex". Les deux albums sont très similaires, "Man Overboard" ressemble aussi aux volumes qui l'ont précédé dans "Language Arts", et c'est après avoir enregistré cet album que je me suis dit "Bon, je ne peux pas me contenter de refaire le même album pendant toute ma vie comme ça". Néanmoins un certain nombre de changements importants sont amorcés dans "Man Overboard", sans doute parce que j'ai fait ce disque peu de temps après le décès de ma mère. C'est un album qui représente un moment important dans mon évolution, à la fois musicale et humaine, et il me semble que c'est la première fois qu'on arrive vraiment à voir la personne qui est derrière la musique, ce que je trouve super intéressant. La musique y est expérimentale, mais au-delà de ça il se dégage une réelle ambiance de l'album, sans doute parce que j'exprime beaucoup de choses avec réelle sincérité. Au niveau du son par contre, c'est le bordel. J'ai enregistré l'album trois fois, je l'enregistrais une première fois puis le mettais de côté, et à chaque fois que je le refaisais j'utilisais des parties de la version précédente, c'est ainsi devenu un vrai désastre, mais comme je disais tout à l'heure, je ne pense pas que l'essentiel soit là. Si les chansons sont bonnes d'un point de vue textuel et musical, ça ne me gêne pas que le son ne soit pas au top, l'idée transparaît pour autant et les émotions sont là, c'est tout ce qui compte. Je ne pense pas être le seul à réfléchir comme ça. "Man Overboard" est un album qui ne passera sans doute jamais à la radio, mais ça n'empêche qu'il me plaît beaucoup. Donc aujourd'hui je te réponds "Man Overboard", mais si tu me reposes la même question demain, peut être aurais je changé d'avis entre temps (rires).



HHC: "Secret House Against The World" a été très bien reçu en Europe, même tes fans de la première heure ont apprécié…



B65: C'est toujours difficile pour moi de savoir parce que depuis que j'ai commencé dans ce métier, je n'ai jamais compris ce qui fait que les gens aiment ma musique (rires). C'est très difficile de tirer des conclusions pour cet album car pour la première fois, personne n'apprécie les mêmes chansons. Jusqu'ici, pour tous les albums que j'ai pu faire, il y avait toujours un ou deux morceaux qui faisaient l'unanimité, par exemple pour "Vertex" les gens parlent toujours de 'The Centaur' ou encore 'Bachelor Of Science'. Mais pour "Secret House Against The World" il n'y a pas de morceau qui se démarque ainsi, donc je me dis que c'est peut être la force de cet album, le fait qu'il y ait une vraie ébullition d'idées, chacun peut y trouver son compte. J'attribue ça grandement au fait que l'un des meilleurs DJ's du monde ait bossé dessus (ndlr: D-Styles), ainsi que des musiciens qui figurent parmi les meilleurs, notamment les batteurs qui font partie de la crème de la crème. Pour ma part en tout cas, lorsque j'écoute l'album, la musique est vraiment passionnante et quant aux textes, il s'agit là des meilleures paroles que j'aie pu écrire. Et la combinaison des deux fait la force de l'album. En même temps je reste partagé dans mon ressenti de ce disque car il est à la fois très récent et très différent de tout ce que j'ai pu faire par le passé, ça me plaît mais ça va me prendre du temps pour m'y faire aussi, ça fait bizarre de se dire pour la première fois "Bon, je vais bosser avec pleins de gens différents que je ne connais pas de surcroît". Du coup, l'expérience est tellement nouvelle que j'ai du mal à m'approprier ce disque comme étant le mien, comme si je ne le reconnaissais pas quelque part. Après, dire que cet album ou un autre a été bien reçu, ça ne veut pas dire grand chose pour moi, je pense qu'aucun de mes albums ne s'est vraiment distingué au niveau des ventes (rires). Certains albums ont été très bien reçus par les critiques, d'autres moins, celui-ci a un peu des deux réactions, c'est très mélangé. J'ai malgré tout l'impression que tous mes albums ont été pas mal téléchargés, peut être même plus que ceux du musicien moyen, mais c'est difficile d'évaluer ça en chiffres! En fait, le meilleur moyen pour moi de voir la réaction des gens est lorsque je fais des concerts, je vois alors quelles chansons provoquent un fort engouement, mais sinon je n'y pense pas, surtout quand je suis en studio, j'ai la tête bien ailleurs. Les idées venant de moi, je n'ai pas l'objectivité qui me permettrait de dire si les gens vont aimer ce que je suis en train de faire ou pas. J'irais même jusqu'à dire que je me plante souvent, j'ai l'impression que les gens vont aimer un certain morceau, et finalement c'est tout le contraire! Ils préfèrent un autre morceau à la place, il y a tout le temps des surprises.





HHC: Pourquoi la sortie américaine de "Secret House Against The World" prend elle autant de temps?



B65: Le marché US est bien singulier, il ne ressemble à aucun autre marché, et d'autant plus lorsque la musique que tu fais n'est pas de la pop. En fait, si tu n'es pas totalement indépendant en termes de distribution et que tu es impliqué un tant soit peut dans l'industrie, tu te rends vite compte que nous vivons à une époque bien étrange, ne serait ce que pas parce que l'industrie subit de grands chamboulements avec d'énormes pertes d'argent à la clé, particulièrement dans le domaine de ventes des disques. A l'heure d'aujourd'hui, les maisons de disques se font davantage de profits avec la vente de sonneries et de jingles pour portables, c'est surréaliste mais c'est comme ça. Du coup, même les structures plus petites, dites "indépendantes" ont besoin de faire rentrer l'argent. Lorsque j'ai signé avec mon premier label aux Etats-Unis, il s'agissait d'une petite structure ayant signé un tas d'autres artistes intéressants, et je me suis dit "ok, cette maison de disques n'a pas pour première préoccupation de faire des hits et de passer à la radio", ça me paraissait donc être en adéquation avec ce que je fais en tant qu'artiste. Et puis cette maison de disques a subi pas mal de changements à son tour, et les dirigeants ont bien vu qu'autour d'eux ça devenait difficile même pour les plus grands labels, ils se sont donc dits "nous avons vraiment besoin d'au moins un artiste qui va passer à la radio et faire de grosses ventes", ce qui leur a mis la pression et par procuration ça m'a mis la pression un petit peu aussi. Résultat, lorsque je leur ai présenté l'album "Talkin' Honky Blues", ils m'ont dit "on n'est pas sûrs, peut être que ça ne va pas, il nous faut un single qui se dégage vraiment du lot, quelque chose qui pourrait passer à la radio" et je leur ai répondu "c'est ça l'album, point barre". Et puis ils ont continué à insister qu'on pourrait peut être changer quelques choses, ils voulaient créer une sorte d'introduction à mon travail, un genre de compilation de certains de mes morceaux avec quelques nouveaux titres en bonus. Et puis j'ai fait un autre album, et de nouveau ils m'ont dit "on n'est pas sûrs, peut être en y changeant pas mal de choses…" ; inutile de préciser que je n'étais pas content. Et puis le temps passait, et j'ai fini par décider de quitter ce label. L'album a maintenant près d'un an donc on s'est dit qu'il est probablement trop tard pour organiser une sortie de cet album aux Etats-Unis, d'autant plus qu'il nous faut trouver un label. Donc à mon avis, une fois qu'on aura trouvé un label, on embrayera directement sur le nouvel album, prévu dans le courant de l'année prochaine.



HHC: Sur le morceau 'Devil's Eyes (Piano Version )' tu chantes en français. Est-ce une décision que tu as pris comme ça ou ce choix a-t-il une signification plus profonde pour toi, par exemple lié au fait que tu vis désormais en France?



B65: J'ai fait cette chanson pour plusieurs raisons. D'abord, il est vrai que j'ai eu pas mal de succès ici en France, peut être même plus de succès que je n'en ai eu ailleurs ; j'ai donc voulu remercier mes fans, d'une certaine manière. Et puis aussi j'ai un intérêt grandissant pour la culture française, sans parler d'une passion de plus en plus forte pour la musique de Gainsbourg, qui a fortement influencé mon dernier album. Et puis d'une façon un peu bifurquée, je pensais aux Etats-Unis lorsque j'ai fait cette chanson: à l'époque où nous avons commencé à enregistrer l'album nous vivions encore là-bas et Claire (ndlr : sa petite amie) est française, ça a donc été très étrange pour nous de découvrir tous ces sentiments anti-français - c'était au début de la guerre en Irak - et on assistait à ce genre de choses dans des endroits totalement saugrenus, comme à New-York où avait été posté sur une affiche géante, qui était en fait une publicité pour une émission, et qui disait "Une heure de culture française ne vous tuera pas!", ou un truc du genre. Bon, en temps normal je ne suis pas un musicien très politisé mais ça n'empêche que j'ai mes convictions, donc lorsque j'ai l'envie d'exprimer des idées politiques j'essaye de le faire de façon très subtile. Là incidemment je me suis dit, le fait d'avoir une chanson en français sur un album qui va paraître aux Etats-Unis, c'en est presque une affirmation politique. On entendait tellement de stupidités à l'époque là-bas et j'ai pensé que peut être cette chanson, le fait d'entendre du français, ferait prendre un tant soit peu de recul à quelques personnes, qui se rendraient compte à quel point ça n'avait pas de sens de tenir ce genre de discours.





HHC: Tu as déclaré à plusieurs reprises que tu ne t'identifies plus au hip-hop. Est ce pour cela que ta musique a évolué vers un son beaucoup plus folk/blues?



B65: Pas tout à fait, mais il y a de ça. Bon, il te suffit de me regarder, j'ai des cheveux blancs (rires). Je ne me considère plus comme un jeune. En tout cas, je ne suis plus un enfant. C'est difficile à expliquer, et je suis sûre que j'aurais été très opposé à cette idée plus jeune, mais j'ai l'impression que plus je mûris, plus ce que je recherche dans la culture évolue. Que ce soit les films, les livres ou encore les fringues, je n'aime plus les mêmes choses. Et pour la musique c'est la même chose, plus les années passent et plus j'en écoute, je m'intéresse à tout ces jours-ci. Ca m'arrive encore de découvrir des trucs hip-hop qui me plaisent, et j'écoute ma collection de disques à longueur de journée, mais c'est plus par nostalgie, ça me rappelle de bons souvenirs. Les albums qui me plaisent vraiment à fond doivent avoir une signification pour moi, et lorsque j'écoute le hip-hop aujourd'hui - surtout le hip-hop commercial - j'ai du mal à retrouver ça. Ceci étant dit, parler de hip-hop n'est jamais chose facile, c'est comme le terme "être humain". Par exemple, lorsque tu parles d'êtres humains tu ne peux pas dire "les êtres humains sont blonds", parce que certains ne sont pas blonds! C'est pareil pour le hip-hop. Lorsqu'on en parle, il faudrait demander "qu'entends-tu exactement par hip-hop?". Moi, par exemple, ce que j'aime dans le hip-hop c'est le turntablism. Si j'achète du hip-hop ça va tourner autour de ça. Je trouve que la culture b-boy reste très intéressante parce qu'elle évolue, il y a encore pleins d'idées qui transitent. Mais si tu parles à n'importe quel mec dans la rue de hip-hop, il va sans doute penser au hip-hop commercial, et ce hip-hop là c'est plus de la pop, et ce pour des raisons fondamentales. C'est parce que le hip-hop commercial se rapproche de la pop qu'il vend bien, ils ont les mêmes éléments en commun, et ces éléments existent depuis presque un siècle déjà. Je n'hésiterai pas à comparer le hip-hop commercial d'aujourd'hui à un groupe tel que The Monkeys dans les années soixante, les deux parlent de choses très basiques et simples. Je peux honnêtement dire que je n'ai jamais vraiment été intéressé par la pop, parfois il y a des morceaux pop un peu atypiques qui ressortent du lot et qui peuvent me plaire, mais de façon générale c'est vraiment pas mon truc. Bref, je vais tenter de finir de répondre à la question (rires). L'évolution de ce hip-hop dit commercial n'a jamais été d'un grand intérêt pour moi et il est vrai que mes goûts musicaux ont changé aussi, il est important de souligner que j'ai 34 ans, lorsque j'ai sorti mon premier album j'en avais 18 environ, et si tu compares n'importe quelle personne de 34 ans à une personne qui en a 18, elles seront forcément différentes, et je ne déroge pas à cette règle. Tout ça pour dire qu'en ces quinze ans où j'ai fait de la musique, j'ai beaucoup changé et je pense que tous les albums que j'ai pu faire sont un reflet honnête de qui j'étais à ce point donné dans le temps.



HHC: Tu as également déclaré que ton succès te choquait. Pourquoi?



B65: Tout simplement parce que, si tu prends n'importe laquelle de mes chansons, même une chanson qui était un single avec un clip, même une chanson comme 'Devil's Eyes' ou 'Kennedy Killed The Hat', par rapport aux standards populaires, ça reste de la musique bizarre. Je suis le premier à le reconnaître, il y a toujours eu beaucoup d'expérimentation dans ma musique. Du coup, je me suis toujours demandé comment des choses que je peux avoir envie de dire, des choses très personnelles, peuvent avoir un intérêt pour d'autres personnes. Ca revient à une question d'ego en fait, je suis quelqu'un d'humble. Et puis aussi, les chansons qui marchent sont rarement des chansons à textes ; la plupart du temps ce qui marche est très simple en termes de contenu, ça ne donne pas beaucoup de matière à réfléchir. Et moi, lorsque je pense à des artistes que j'aime, que je considère comme de vrais poètes, ce sont rarement des gens qui marchent bien justement. Lorsque j'entends mes critiques à mon sujet, souvent c'est "le texte est intéressant mais seulement sur papier, ça n'est pas ce que je recherche dans de la musique!". Et je comprends, mais ça n'est pas une façon de faire que j'ai envie de changer. Du coup, j'ai toujours su que ma musique ne ferait jamais un tabac commercialement. Je suis quelqu'un de simple, j'ai grandi dans un trou paumé et il y a encore cinq ans de ça j'avais un taf' merdique et lorsque j'ai signé mon premier contrat avec une maison de disques j'étais déjà près de la trentaine, donc quand tu as vécu les trente premières années de ta vie de cette façon, à être un loser, ça reste gravé en toi quelque part, c'est difficile de s'en débarrasser parce que c'est qui tu as été pendant tellement longtemps. Il y a encore une partie de moi qui s'attend à ce que demain je retourne à cette vie là, à avoir un boulot de merde, parce que pour moi c'est comme si c'était hier. Mais je suis très heureux, ma vie maintenant est très intéressante.





HHC: Tu dis ne plus vouloir jouer 'The Centaur' parce qu'elle n'a plus de signification pour toi. Pourquoi as-tu décidé d'en faire une version acoustique pour "This Right Here Is Buck 65"?



B65: Il y a deux raisons. La première, c'est que j'ai écrit cette chanson il y a longtemps, à l'époque où je vivais mon premier succès, qui n'était pas de taille pourtant. Je suis passé du statut de la personne lambda, qui a son petit cercle d'amis, à celui d'une personne que des étrangers dans la rue connaissent ; je n'étais pas très à l'aise avec cette idée. Ces mêmes personnes qui me jugeaient et pensaient savoir qui j'étais, je ne les avais jamais rencontrées ; je trouvais ça menaçant et inconfortable. Ce sentiment s'est accru en jouant live, je voyais de plus en plus de gens à mes concerts, et parfois je ressentais de la colère vis-à-vis d'eux parce que c'était une situation nouvelle et étrange pour moi. C'est de tout cela que parle cette chanson, mais le fait est que je n'ai plus cette colère vis-à-vis de mon public, je m'y suis habitué, donc cette chanson n'a plus de signification pour moi et je me sens presque honteux lorsque je la joue. C'est presque comme reconnaître "tu es con, tu es trop con!" parce que je ne vois plus les choses de la même façon. Pour ce qui est de la nouvelle version, à un moment ma musique a commencé à évoluer au niveau des mélodies, je me suis mis à bosser avec des musiciens en studio, il nous arrivait aussi de jouer live. Alors forcément, lorsqu'on a commencé à faire des concerts pour l'album "Talkin' Honky Blues", on n'avait pas envie de seulement faire des chansons de cet album, je voulais aussi inclure des morceaux plus anciens, donc je les ai montré au groupe, et au fur et à mesure que le temps passait, de nouvelles idées pour ces anciens morceaux se développaient au sein du groupe. Ces morceaux que je connaissais si bien redevenaient nouveaux à mes oreilles, j'éprouvais un regain d'intérêt à leur égard. Parfois je me disais même "C'est passionnant, c'est nouveau et c'est quelque chose que les gens n'ont pas entendu de cette façon, ça me plaît beaucoup!" et "J'aimerais bien enregistrer ça, mais pourquoi? Après tout, ce ne sont que de vieilles chansons, il n'y a pas vraiment de bonne raison pour le faire". Alors pendant longtemps je me suis dit que ce serait quelque chose qui n'arriverait qu'en concert, jusqu'au jour où ma maison de disques aux US a voulu faire un album de mes anciens morceaux et je me suis dit, voici l'occasion que j'attendais! Parmi mes anciens morceaux, certains étaient de bonne qualité, et d'autres étaient de qualité très médiocre, donc faire un album avec un tel mélange aurait été déboussolant à l'écoute. Si toutes les chansons ont un son crade, ça va! Mais un mélange aurait été trop étrange et d'un point de vue du mastering ça n'aurait pas été facile à gérer non plus, donc l'idée de remanier mes anciens morceaux en live et de les enregistrer est devenue d'autant plus probante. Je me suis aussi dit que si je me contentais de sortir un album avec mes anciens morceaux, cela n'aurait aucun intérêt pour les personnes qui les connaîtraient déjà. Et pourquoi sortir un album que les gens qui écoutent ma musique n'achèteront pas? Alors que s'il s'agit de nouvelles versions des morceaux, les auditeurs auraient une bonne raison de l'acheter. Du coup ça me paraissait logique, mais c'est vrai que la première fois que ma maison de disques a évoqué l'idée, j'ai juste trouvé ça bizarre (rires).



HHC: Le titre de cet album est "This Right Here Is Buck 65'. Est-ce que cela signifie qu'il rassemble le meilleur de ta musique et qu'il résume le mieux ce que tu fais pour les gens qui ne te connaîtraient pas encore?



B65: Je ne sais pas s'il rassemble le meilleur, je dirais plus qu'il représente bien la diversité de ce que j'ai pu faire. Et puis j'ai voulu inclure des morceaux des années passées qui étaient populaires. Chaque fois que je donne un concert il y a toujours des gens qui réclament la chanson 'The Centaur', donc j'ai su d'emblée qu'il devait figurer sur l'album. Et puis cette idée de diversité est importante parce que pour se présenter en dix à douze chansons… C'est très difficile de résumer ma musique et qui je suis en une chanson parce que j'ai fait des choses très diversifiées, donc trouver un mélange de tout ça était important. J'ai eu beaucoup de mal à évincer des chansons, donc je n'ai pas pris les décisions tout seul, j'ai demandé à mes amis quelles chansons ils pensaient devraient figurer. Ensuite j'ai recensé les votes, et celles qui avaient le plus de voix ont gagné leur place sur l'album.



HHC: Je sais que tu es un grand fan de cinéma. Est-ce que des cinéastes japonais tels que Mizoguchi, Ozu, Kurosawa ou encore Kobayashi, qui filment le quotidien de gens pauvres, ont pu t'inspirer pour tes chansons?



B65: Absolument, c'est très vrai. Quand tu prends un cinéaste comme Kurosawa, il explore à la fois des thèmes très universels tout en filmant des gens parfois très pauvres. Et je trouve quelqu'un comme Ozu très intéressant aussi, par exemple son film "Floating Weeds" qui est tellement simple aussi ; je me souviens avoir écouté une interview de lui où il expliquait qu'il n'aurait jamais cru que ses films seraient vus un jour en dehors du Japon, il se disait quelque chose de similaire à ce que je décrivais tout à l'heure, à savoir, comment quelqu'un pourrait-il donc trouver un intérêt à ce que je suis en train de faire? Eh bien il s'est dit la même chose pour ses films, et c'est quelque chose que l'on finit par apprendre, il y a des idées très basiques sur l'humanité qui sont applicables et compréhensibles par tous, où qu'ils vivent. Une grande influence dans mon évolution en tant que personne et en tant que musicien a été le cinéma, et avec le temps bien sûr j'en regarde de plus en plus. Ca a été très fondateur pour moi de découvrir le cinéma japonais, et comme beaucoup d'autres je pense j'ai commencé avec Kurosawa. Je pense que beaucoup de gens ont découvert le cinéma asiatique avec des films de Hong Kong. Lorsque j'étais plus jeune j'en raffolais, et puis le Wu Tang est arrivé et j'étais à fond aussi… Avec le temps, l'intérêt s'élargit, j'ai commencé à découvrir davantage le cinéma chinois et japonais, et pleins d'autres choses. Et bien sûr, tu essayes de puiser dans ce qui fait la particularité de chacun de ces films, j'ai toujours essayé d'en tirer quelque chose, d'adapter les idées que je trouve à ce que je fais personnellement et décrire les gens à travers les petits détails, comme ces films le font. C'est une façon de faire qui m'inspire beaucoup. J'ai retrouvé dans ces films des choses que je trouve belles et auxquelles je pensais que personne d'autre ne prêtait attention. Pareil pour les films vietnamiens, que je trouve vraiment sublimes.





HHC: Je sais que tu lis beaucoup aussi! Et que tu aimes notamment des écrivains issus de la Beat Generation tels que William Burroughs, Charles Bukowski et d'autres encore. Est-ce que la littérature a autant influencé ta musique que les films?



B65: Ouais. Par exemple, un écrivain comme Jack Kerouac, je n'ai jamais été un grand fan, mais j'aime beaucoup ses idées. Il est connu pour une initiative en particulier, celle de l'écriture spontanée, lorsqu'on écrit d'une traite et qu'on ne modifie pas, ce qui permet de capturer un moment. Kerouac pensait que si tu retravaillais ton texte, ça perd de son authenticité. Lorsque j'ai découvert cette idée jeune j'ai tout de suite accroché et compris le sens de cette idée. Après, je ne saurais pas dire pourquoi cette idée m'est devenue aussi importante mais à l'heure d'aujourd'hui c'est une règle que j'applique systématiquement, je ne change jamais ce que j'ai écrit. Je m'installe, j'écris et une fois que c'est fini je le laisse tel quel. Même si par la suite je me dis que j'aurais pu faire mieux, la seule alternative que j'envisagerai serait de carrément jeter ce que j'ai pu faire. Ce qui n'arrive pas souvent, mais parfois. Mais pour revenir à cette idée, il me semble qu'elle se rapproche beaucoup du hip-hop, la notion même de freestyle, en fait c'est la même chose. N'oublions pas que Kerouac et tous les écrivains de sa génération se sont beaucoup inspirés du jazz de l'époque, où l'improvisation tenait une place prépondérante. Je me suis souvent dit que sous plusieurs auspices, ces écrivains étaient un peu précurseurs du hip-hop. Je suis également très fasciné par la culture américaine des années cinquante, en effet l'underground ne peut être intéressant et excitant que si la culture mainstream est très conservatrice. Lorsque tu regardes l'Amérique ou encore l'Europe des années 20 et 30, la culture était alors très bohême, il est alors difficile de choquer les gens, mais lorsque tu prends la culture extrêmement conservatrice des Etats-Unis durant les années cinquante, tu penses tout de suite à la mode, avec tous ces imprimés ornés de carrés, les hommes habillés en rose, ou encore la musique, très pop, très simple et naïve, en bref, cette Amérique blanche ultra conservatrice qui formait la culture mainstream. Et puis tu commences à regarder ce qui se passait dans le milieu underground, et même par rapport aux critères d'aujourd'hui c'est assez choquant. Il y a avait des icônes du milieu, Bettie Page par exemple, qui à cette même époque se déshabillait et faisait des séances photos sadomasochistes où elle était ligotée, ça choquait beaucoup les gens! C'est ce genre de chose qui captive mon imagination et me fascine avec l'underground. Alors forcément, lorsque tu regardes le milieu maintenant, et plus encore dans le domaine du cinéma ou de la musique, c'est pas pareil, l'idée est sympa et on en garde une vision romantique, mais de nos jours ça reste très difficile de choquer. Du coup j'idéalise beaucoup cette époque révolue et la Beat Generation y joue un grand rôle, ça m'inspire beaucoup cet idéalisme, j'aurais tellement aimé vivre à cette époque. Je fantasme constamment dessus lorsque j'écris d'ailleurs. Je travaille actuellement sur un album qui est totalement inspiré par les années cinquante, plutôt que d'y penser et de faire semblant, je me suis dit, je vais carrément m'immiscer dans l'époque et faire un album dessus.



HHC: Tu intègres de plus en plus d'instruments live dans tes chansons. Continues-tu pour autant à fouiner dans les bacs à la recherche du sample ultime?



B65: Ouais, à fond! Et peut être même encore plus qu'avant. C'était très difficile pour moi parce qu'avant que je ne signe avec une maison de disques j'avais toujours vécu au même endroit, la Nouvelle Ecosse au Canada, et du coup tous mes vinyles étaient regroupés ensemble. Et puis lorsque j'ai signé j'ai déménagé en France, et comme c'est très difficile à déplacer j'ai amené peut être 50 de mes vinyles préférés. Et puis j'ai de nouveau déménage à Londres, puis à New York, donc pendant bien quatre ou cinq ans je n'avais pas ma collection de vinyles avec moi. J'en achetais tout le temps, mais c'était impossible de les trimballer avec moi à chaque fois. Ca va maintenant faire deux ans que j'habite en France et comme j'ai enfin un domicile stable, j'ai pu ramener toute ma collection ici, et je n'arrête pas d'en acheter des nouveaux donc je commence vraiment à en avoir beaucoup, c'est très excitant pour moi. Dans le passé c'était aussi difficile parce que je n'avais pas de studio dans lequel je pouvais bosser à toute heure, donc je commence à en construire un. Ce qui veut dire que pour la première fois en cinq ans, je peux être chez moi entouré de mes vinyles avec un petit studio à côté où je peux aller travailler. Toute la production à laquelle je me suis attelé cette année tourne autour de vinyles incroyables que j'ai découvert ces dernières années, dont certains morceaux en particulier que je meurs d'envie d'utiliser et de faire écouter, parce que là ça va faire mal. C'est pour ces raisons que je pense que cette année va être très bonne et fructueuse pour moi. Je sais déjà que vers la fin de cette année je vais retourner dans un gros studio avec un budget pour travailler sur mon nouvel album pour Warner. D'ici là je compte bien m'adonner à pleins d'autres projets à la maison, à mettre ma musique sur internet et à faire des trucs que je peux donner à mes potes. Déjà en l'espace d'un an j'ai sorti deux albums underground, le premier dont j'ai parlé précédemment "Strong Arms" et un autre qui s'appelle "Pole Axed". J'ai également évoqué l'album sur lequel je travaille actuellement, qui est très inspiré des années cinquante, et ce projet-là va également être underground, je pense en profiter pour inviter Skratch Bastid, Mr Dibbs et DJ Signify à venir bosser dessus. Et puis j'ai d'autres idées pour d'autres projets que je veux faire cette année, où il s'agira de travailler en solitaire avec mon sampler et tous les vinyles que j'ai accumulé. Je vais également utiliser cette technique pour l'album que je vais faire pour Warner, d'ailleurs je discutais avec un des mecs qui bosse régulièrement avec moi et il me disait à quel point il avait apprécié travailler sur "Square", et de fait c'est le premier album où j'ai commencé à bosser avec des instruments, tout en utilisant beaucoup de breaks et de samples, j'utilisais les instruments pour apporter des petites touches mélodiques. Et j'étais totalement d'accord avec lui, c'est une bonne approche pour faire des chansons à mes yeux, donc je pense bosser en studio ainsi, en mélangeant les trucs live et samplés. J'ai tellement de vinyles incroyables que je veux utiliser, alors bien sûr du fait que je travaille maintenant sur un grand label je cours de plus grands risques, mais je suis très excité à l'idée de le faire pour autant.





HHC: As-tu gardé le contact avec la scène artistique de Halifax? Que penses-tu de son évolution? On a l'impression que les artistes de Halifax peinent à émerger…



B65: Je garde le contact autant que possible! C'est très important pour moi parce que ça représente mes racines, des choses qui me tiennent à cœur, je veux continuer à m'impliquer et de créer des opportunités pour les gens talentueux de là-bas que je connais. Le truc, c'est que les problèmes auxquels sont confrontés ces artistes sont les mêmes depuis toujours, ils existaient avant moi et après mon départ ils se perpétuent… D'abord, il y a le facteur économique, il y a très peu de ressources dans cette région, les gens sont très pauvres. Il n'y a pas beaucoup de studios non plus, et tout le monde veut être rappeur là-bas, du coup il y a une pénurie de producteurs et de dj's. Il est très difficile d'être reconnu parce que c'est un endroit très isolé et les gens qui voyagent ne s'y arrêtent pas, parce qu'il n'y a pas grand-chose à voir et c'est pauvre. La différence avec moi, c'est que je pense avoir été la première personne à se dire "bon, clairement le monde ne va pas venir à moi, la seule façon de faire découvrir ma musique est de quitter cet endroit et de voyager". Ca n'est pas une chose facile à faire, ça demande beaucoup de courage et sans doute un grain de folie aussi, je n'ai pas vu d'autres personnes de Halifax le faire, je ne sais pas si c'est à cause de la peur ou quoi. C'est pas un projet des plus glamour, mais la réalité est que pour réussir il faut quitter Halifax, et s'apprêter à passer quelques années où non seulement tu ne vas pas gagner d'argent, mais pire tu vas sans doute en perdre, et il s'agira peut être là de grosses sommes! Ca va te foutre en l'air ta santé et être très fatiguant psychologiquement. Et au bout de peut-être deux à cinq ans, rien ne te dit que tu vas percer pour autant. Tout ça ne constitue pas une situation des plus motivantes à entreprendre, moi j'ai été suffisamment fou pour le faire. Ca m'attriste un peu, la situation de ces artistes de Halifax, parce qu'il y a tellement de talent, je me sens une responsabilité d'y retourner et de collaborer avec ces personnes parce que ce qu'ils font mérite vraiment d'être entendu, ça me brise le cœur un peu.



HHC: Des rumeurs courent sur un nouvel album de Buck 65 et Sage Francis…



B65: On discute régulièrement, et on évoque beaucoup la possibilité de refaire une collaboration parce qu'on travaille ensemble sur différents projets depuis des années. Il m'a envoyé de la musique il n'y a pas si longtemps de ça et je lui en ai envoyé en retour. C'est juste un peu compliqué parce que nous voyageons chacun beaucoup, lui habite aux Etats-Unis et moi je passe désormais le plus clair de mon temps en France, donc le plus gros défi reste de trouver un moment en commun où on est tous les deux disponibles. On a tous les deux envie de le faire et en attendant on échange beaucoup d'idées par téléphone et sur internet. Je dois dire à ce sujet que je pense qu'il y a quelques artistes qui font du hip-hop underground, et notamment issus de la scène dont je viens, qui vont être très intéressants dans les années à venir. Sage Francis est clairement l'un de ceux là, Edan aussi, il y a aussi un mec qui fait partie du groupe des Rhymesayers et un autre qui s'appelle Crescent Moon (cf. Oddjobs/Kill The Vultures), ces mecs sont vraiment en train de monter en puissance. Je dis ça parce que je les connais personnellement, et je vois un vrai éveil chez eux. Ils ont tous cette soif de culture, de découvrir des nouvelles choses, et comme moi je suppose ce sont des gens qui ne peuvent pas se contenter de faire la même chose musicalement ad vit aeternam. Autour de moi je vois davantage de gens, même des anciens potes aussi, qui se mettent à s'acheter des instruments et apprendre à jouer. Lorsque tu écoutes le dernier album d'Edan, ce mec est très branché rock psychédélique, et en écoutant tu ne peux t'empêcher de te demander comment son délire va évoluer avec le temps. Je sais qu'il est un grand fan de Dylan, pareil pour Crescent Moon, c'est un grand fan de folk. La dernière fois que j'ai discuté avec Sage Francis il ne parlait que de Neil Young… Tout ça pour dire que je pense qu'il va y avoir pleins de bouleversements intéressants dans la musique des prochaines années à venir. Cela fait que je deviens très sélectif par rapport aux gens avec qui j'ai envie de travailler, je recherche vraiment des gens qui sont dans le même état d'esprit que moi, et Sage Francis fait définitivement partie de ces personnes, c'est comme un frère pour moi, on est très bons potes. C'est marrant parce que ne serait ce qu'il y a quelques années, notamment à l'époque où je travaillais sur "Square" et d'une certaine façon à l'époque de "Talkin' Honky Blues" aussi, je commençais à utiliser des instruments live dans ma musique et à l'époque c'était quelque chose de très nouveau, les gens avaient des réactions très étranges. A chaque interview les journalistes me posaient des questions dessus, en me disant "Mais qu'est-ce que tu fous? C'est de la folie!". Lorsque j'observe ce qui se fait dans le hip-hop maintenant, que ce soit underground ou des trucs très commerciaux comme Kanye West, le hip-hop de façon générale évolue vers de l'instrumentation live et je me dis "tiens, c'est intéressant ça!". Même des potes à l'époque ne captaient pas ce que j'essayais de faire, certains s'énervaient même, ils me disaient "mais qu'est-ce que tu fous? Tu ne peux pas faire ça!" et aujourd'hui ces mêmes potes font exactement la même chose, ils apprennent à jouer du piano et de la basse, je ne peux qu'en rire. J'ai passé trois, quatre ans où on m'en a bien fait chier, où j'ai dû affronter beaucoup de critiques et où les gens ont vraiment été hermétiques à ce que j'essayais de faire, mais maintenant ça va beaucoup mieux, les gens commencent à s'ouvrir un peu et tant mieux, il faut que la musique continue d'évoluer, et ce pour encore un bon bout de temps. Il me semble que sous certains auspices le hip-hop n'évoluait plus justement. Dans le domaine du djing ça évoluait plutôt bien, et puis il y a eu un petit passage à vide dans les années 80 suivi d'un véritable phénomène d'accélération dans le début des années 90, mais de façon générale on peut dire que le djing évolue assez régulièrement. Pour ce qui est de la production par contre, pendant longtemps ça n'a pas arrêté de monter en puissance et puis au début des années 90, ça me peine de le dire mais c'est vraiment retombé. Lorsque je bossais sur "Language Arts", "Vertex" et clairement aussi avec l'album "Sebutones", j'étais très préoccupé par cette idée de comment je pouvais faire évoluer la musique et proposer aux gens quelque chose de nouveau. Quelque part ça a dû marcher, car quand les gens ont entendu ces albums beaucoup disaient "je n'ai jamais entendu du hip-hop comme ça avant" et je me suis dit, tant mieux. Et puis lorsque j'ai sorti "Man Overboard" les gens faisaient moins ce genre de remarques parce que cet album était une extension de choses que j'avais déjà fait par le passé, j'ai donc pensé qu'il était temps que je propose quelque chose de nouveau, "Talkin' Honky Blues" est sorti et les gens se sont remis à dire qu'ils n'avaient jamais entendu la musique faite comme ça. Certains le disaient presque comme si c'était quelque chose de négatif, mais à mes yeux, même s'ils n'ont pas apprécié, l'important est d'avoir réussi à les secouer. C'est quelque chose que j'ai toujours cherché à faire, identifier les limites pour mieux les outrepasser. C'est l'essence de ce qui m'intéresse dans le fait de faire de la musique et j'espère pouvoir continuer ainsi pour le reste de ma vie.





HHC: Tu joues ce soir à Reims avec Airborn Audio (M. Sayyid et High Priest). Tu avais déjà fait des concerts avec Anti-Pop Consortium il y a quelques années de ça. Que penses-tu de leur musique, est-ce qu'elle t'intéresse?



B65: Oui, je suis déjà parti en tournée avec APC et je suis depuis parti en tournée avec Beans à plusieurs reprises, nous sommes devenus potes. Un truc qui m'intéresse particulièrement chez lui et tous les autres membres, c'est que même si leur musique est très différente de la mienne, nous avons en commun cette volonté d'expérimenter et de tenter des choses nouvelles, une forme d'expression parfois abstraite. Leur musique est très aventureuse. Ca va peut être paraître étrange de dire ça mais pour moi, si tu prends un blanc qui a fait la fac, ne serait-ce que de l'extérieur il peut sembler un peu bizarre comme mec, eh bien il me semble encore plus stimulant et excitant lorsque tu prends un mec old-school de New York… bon, sans vouloir être polémique, mais lorsque tu prends un noir qui est vraiment prêt à défier les conventions, j'ai l'impression que ça prend encore plus de courage et d'une certaine façon c'est encore plus radical, pour le coup ça va vraiment attirer l'attention des gens, voire les choquer. Ne serait-ce que parce que – et on revient là à ce que je disais tout à l'heure sur les années 50 – le hip-hop est un domaine qui est presque aussi conservateur que les Etats-Unis à cette époque. Il y a des attentes très précises et très pesantes sur comment le hip-hop doit sonner, comment les rappeurs doivent s'habiller et se présenter. Lorsque moi je vais à l'encontre de ces règles je ne pense pas que l'effet soit le même que lorsque c'est quelqu'un de New York qui le fait, quelqu'un de l'intérieur qui vient tout chambouler, je trouve ça vraiment excitant et bien que le terme soit ringard je ne peux m'empêcher de me dire "cool"! Pour moi Beans, Priest et Sayyid sont les mecs les plus cools que j'aie jamais rencontré. Ils me font presque penser à une époque révolue, la fin des années 70 à New York ou un peu comme les années 40 aussi, c'est un truc très radical. Je pense qu'ils possèdent vraiment une capacité hors pair, que j'ai rarement vu, que ce soit dans ma vie ou à travers l'histoire. Je soutiens ce genre de capacité de tout mon cœur. Et je suis très excité à l'idée de les voir jouer ce soir. Et je n'ai pas vu Priest ni Sayyid depuis un bail, alors…



HHC: Serais-tu prêt à collaborer avec eux, même si leur musique est très différente de la tienne?



B65: Absolument, et j'en ai d'ailleurs déjà parlé à Beans. Si j'avais l'occasion je sauterai dessus! Et comme tu dis, nos musiques sont très différentes mais c'est ce qui rend l'idée d'autant plus intéressante. Lorsque je collabore avec Sage Francis, c'est cool, mais les gens s'y attendent presque. Alors que si je collabore avec des mecs comme APC, on s'y attendrait moins, et je suis le genre de personne qui vit pour l'imprévu.



HHC: Un peu comme ta collaboration avec Omid sur l'album "Monolith"…



B65: Exactement. Plus une collaboration me semble inattendue, plus j'ai envie de tenter. J'adore voir des choses à priori totalement différentes ensemble, que ce soit au cinéma ou ailleurs. Je suis constamment à la recherche de ça.



HHC: Je vais interviewer Airborn Audio après le concert, y a t il des questions que tu aimerais leur poser?



B65: Je pense que ce qui m'intéresserait le plus de savoir c'est, sont-ils conscients du fait qu'ils sont courageux et provocateurs, parce que je me dis qu'il y a deux réponses possibles. Soit ils sont très conscients dans leur choix d'entreprendre quelque chose de radical, en se disant "je sais que ce que je vais faire ne va pas être facile d'accès et sans doute même que des personnes de ma communauté ne vont pas comprendre ma démarche, mais je vais le faire quand même". Soit, et cette deuxième option est aussi intéressante que la première, ça n'est pas une décision prise consciemment, ça représente juste ce qu'est la personne fondamentalement et c'est instinctif, elle ne fait qu'exprimer ce qu'elle a en elle de la façon aussi honnête possible. Et sincèrement, étant parti en tournée avec ces mecs et ayant passé du temps avec eux, et bien ça ne m'a pas suffit pour me décider, de déterminer si ils rentraient dans la première catégorie ou la deuxième.



Propos recueillis par Phara
Retranscription par Phara et Naïma
Traduction par Naïma
Questions de Phara et Cobalt
Photos de Romain Klapka et Sébastien Baritussio
Mai 2008

P.S. : Interview réalisée le 21 Mai 2006 à La Cartonnerie, Reims.

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