Il y a parfois des disques que je n'ai pas envie d'écouter, des artistes vers lesquels je ne ressens pas le besoin de me tourner, souvent à tort, admettons le. Je ne saurais expliquer la raison de cela mais c'est un fait, je rechigne a écouter attentivement certains albums et ce, même si un ami - qui de surcroît est censé être de bon conseil - m'en parle toute la journée et manifeste un intérêt quasi-religieux envers l'artiste. Une curieuse attitude sans doute liée aux changements de climats ou à mes humeurs variantes, passons... Je fus en tout cas dans cet état d'esprit pour le dernier album de Buck 65, un de ces acteurs hip hop "caucasiens" comme "Le Monde" aime à les appeler, âgé de 30 ans et déjà fort d'une discographie bien fournie. Richard Terfry est un artiste au sens du terme le plus large, compositeur, deejay et rappeur (voire chanteur ou poète), ce jeune homme d'Halifax (Canada) - qui fit ses classes au sein des 1200 Hobos et Sebutones - est un de ces personnages insolites plus ou moins affiliés à Anticon, nébuleuse de protagonistes atypiques, basée sur la côte ouest américaine et emmenée par Sole.
La dernière livraison s'intitule donc "Square" et s'inscrit dans un concept particulier. C'est tout d'abord le dernier volet d'une série de 4 opus - "Language Arts" - entamée au temps des Sebutones (que Buck formait avec Sixtoo). C'est ensuite, une galette quadrupède, ou plus justement, un album de 4 plages brillamment interprétées et édifiant une entité homogène, savamment élaborée, par un seul homme, qui plus est. Mais plus qu'un concept, "Square" est avant tout - et principalement - une œuvre discographique remarquable, servie par un artiste étonnant, aux multiples visages, un aède des temps modernes, un producteur talentueux.
Dès les premières notes de 'Square One', la tonalité est annoncée. Après une courte préface scratchée, c'est un orgue clérical qui accompagne les premières palabres de Buck. Succèdent à cette ingénieuse introduction, une rythmique beaucoup plus cadencée et toujours ce flow reconnaissable entre mille, ce style singulier, cette ambiance propre aux travaux de Buck 65, actif depuis plus de dix ans. Puis, un riff de guitare minimaliste mais bougrement joli, idéal terrain de jeu aux expérimentations lyriques… La variété semble être un leitmotiv, les décors se suivent mais ne se ressemblent pas, très souvent mélancoliques, parfois sombres mais toujours idéalement plantés. Insertion de scratches méticuleux, de mélodies tristes mais jamais ennuyeuses, l'auditeur est vite bouleversé et "Square" défile comme un paysage qu'on verrait - sans le regarder - de la fenêtre d'un train.
Samples judicieux et instrumentaux renversants se chevauchent et élèvent l'art de Buck 65 à son paroxysme dès la seconde plage du LP. 'Square Two' est une bande originale somptueuse dont la diversité déroute et éblouit. Métaphorique à souhait, pleine d'esprit et empli d'une notable âpreté, le travail lyrical est à remarquer et la plume de Buck l'installe au centre d'un cercle restreint d'artistes hip hop, irréprochables dans tous les domaines du genre.
Le troisième chapitre de "Square" donne au projet toute son ampleur cinématographique en disposant un univers sombre et captivant, digne des plus belles pellicules. C'est sans doute ici un des plus beaux moments du disque, "sixty-five" chuchote un rap précis et efficace, criblé de performances microphoniques - pour ceux qui doutaient de son talent de mc (moi le premier) - et entrecoupées de cuts et samples bien pensés. Et les ambiances sonores, toujours aussi divergentes, font de 'Square Three' une palette haute en émotions, une mosaïque bluffante.
La quatrième et ultime partie du LP n'a rien à envier à ses prédécesseurs puisqu'elle contient son lot (amplement) suffisant de sérénades envoûtantes, de fables métaphoriques (on y décèle quelques noms de légumes et une série de phases sorties d'on ne sait où) et c'est certainement le morceau sur lequel Buck rappe le mieux.
L'album se termine brusquement sans fioriture inutile et laisse présager une suite de la même envergure. Buck 65 est un grand monsieur.
"It is mood music in your jugular vein."
Kreme Mars 2003
N.B. : Warner a récemment réedité la discographie complète solo de Buck 65.