Suite à la mue opérée en 2005, les ex-Oddjobs ont déposé leurs apparats d'une musique lumineuse et entraînante pour prendre les armes et ouvrir la chasse aux rapaces diurnes et nécrophages. Non sans s'être légèrement déplumés au passage (exit Deetalx), Crescent Moon et DJ Anatomy quittent une New York qu'ils auront fréquenté durant l'aventure Oddjobs pour regagner Minneapolis, la ville natale, et revenir à l'essence même des choses. Si Nomi et Advizer évoluent toujours dans une sphère plus ou moins proche, c'est bien Crescent Moon et Anatomy qui forment aujourd'hui le véritable cœur de Kill The Vultures ; une collaboration à quatre mains à travers laquelle les deux artistes vont exprimer un tout nouveau versant de leurs personnalités respectives.
Kill The Vultures est une droite à la trajectoire descendante affichée.
"Rock, rock on to rock bottomless / Gangrene metropolis, Mainstream anonymous".
Depuis le premier LP éponyme en 2005 jusqu'aux dernières apparitions du duo via l'EP "Midnight Pine", Crescent Moon n'a eu de cesse d'aller chercher toujours plus profond, révéler cette flamme d'une noirceur égale à la somme de délires textuels débités à un rythme lancinant et hypnotique, presque une pulsation cardiaque essentielle et première dénuée de tout artifice. Alors qu'il n'avait eu de cesse de révérer un swing
"jazz-funk" chaloupé, Anatomy dépouille désormais ses beats comme pour contre-balancer ces productions chiches par un impact plus net et direct ; à l'image d'un coup de pioche dans une roche dure comme l'acier.
"Ecce Beast" est un appel au dépassement de soi. Aller plus loin encore dans l'orientation choisie ; un jusqu'au-boutisme musical à la logique implacable. "The Careless Flame", en 2006, semblait porter le duo vers un univers ensorcelant et abrasif comme retenu dans un mouvement perpétuel par les incantations de Crescent Moon couplées aux sortilèges primaires d'Anatomy. "Ecce Beast" est l'étape suivante ; celle où les ingrédients mis en avant lors du précédent LP sont portés jusqu'aux limites d'eux-mêmes afin d'expulser une nouvelle dimension dont on suspectait qu'elle se trouvât bien ici sans jamais en être véritablement persuadé. C'est aujourd'hui chose faite.
Pour honorer cet assemblage toujours plus obscur, Anatomy a réuni sur les 10 morceaux un ensemble de samples essentiellement tirés d'une poignée d'instruments, cuivres, batterie, cordes aux prédominances jazz incontestables ; le tout habillé d'interventions live par petites touches ici et là. Parmi ces instruments, l'utilisation de la contrebasse semble avoir fait l'objet d'une attention toute particulière ; attirant dans son sillage une bonne dose de mysticisme tout en distorsions et en graves appuyés d'une lourdeur non-feinte.
Peut-on trouver meilleure preuve de ce crédo musical perfectionné que le très étrange 'Burnt Offering' ? Si l'on retrouve ce beat statique et froid, c'est inévitablement cette combinaison d'une contrebasse grimaçante au possible, aux rebonds perdus aux quatre coins du morceau, et d'un violon plaintif et agaçant qui souligne avec une redoutable efficacité le propos complètement allumé de Crescent Moon.
Si le jazz a longtemps trouvé une fenêtre d'expression dans le rap à la fin du siècle précédent (et encore aujourd'hui généralement de manière assez stérile, soit dit en passant), il est aujourd'hui utilisé par KTV à des fins tout autres. Exit le groove entraînant offrant un tremplin aux flows alertes de MC's au boom-bap ne pouvant laisser place qu'à un hochement de tête significatif. A l'image des saynètes mises en scène par C.M., Anatomy peint des arrière-plans qui vont piocher dans un autre panier : celui où végètent la peur, l'angoisse, la haine, la maladie, la vengeance, les hallucinations les plus bizarres et les esprits les plus dérangés.
Dans cet assemblage de névroses dignes du premier cortex humain venu, Crescent Moon navigue à vue, maniant les unes et les autres avec une habileté textuelle exemplaire. Les suiveurs de KTV ne seront pas surpris : Alexei n'a pas attendu bien longtemps pour se révéler être un conteur hors-pair, au flow jamais vraiment rappé ; pas réellement du spoken word non plus. Quelque part entre les deux, s'appuyant à dessein sur les pulsations d'Anatomy pour déployer à son rythme ses propres angoisses. Jamais dissimulées par de quelconques fioritures, elles peuplent allègrement les 45 minutes de l'album, évoluant comme bon leur semble le long des 10 morceaux. Plus qu'il n'en faut pour présenter ce "Ecce Beast" que KTV appelle de ses vœux.
Une poignée de morceaux suffit pour saisir pleinement la dimension toute particulière des propos de Crescent Moon. Bien sûr, 'The Big Sleep', l'incontournable réussite de cet album. Un hit à la puissance brute pure. Sur un parterre de violons lugubres, un schéma rythmique inflexible, quelques ajouts de cuivres, un saxophone débridé au possible pour habiller le récit du rappeur. Et ce morceau de refrain entêtant qui ne quittera plus l'auditeur :
"I'm praying for the big sleep to lay me down easy / Swing low, sing sweetly / No pulse, pale eyes, can't reach me". Enfermé à double tour, le narrateur de ce huis clos angoissant est en proie aux peurs les plus primaires : celles de l'environnement direct, n'ayant pour seule issue qu'un appel vain au sommeil ultime libérateur. En tout et pour tout, il ne trouvera que les névroses qui l'habitent:
"Radiator from hell shaking, spittin' up steam / Drunk cops on the rooftop blowing shots at the stream / Caught in between the crosshairs and walking the plank / And now I'm lost in the haze of the fog of the dream".
Qu'il chaparde l'identité d'un junky quelconque sur 'Crowfeathers', l'un des rares tempos quelque peu enlevés mais à l'objectif tout autre que celui d'un déhanchement soutenu (
"Blacklight bulb in my flashlight skull / Past life shimmers in a jacknife dull / Unsatisfied scan the room with rapid eyes / Zombie in a rec room now call me back to life") ou qu'il arpente les rues de la première métropole menaçante venue, la dangerosité de la vie nocturne sous le regard inquisiteur d'une lune pleine et ronde via 'Heat Of The Night', Crescent Moon aborde "Ecce Beast" avec une panoplie de thèmes traités sans défaillance aucune. Loin des egotrips routiniers, Alexei Casselle présente des combinaisons linguistiques réfléchies et travaillées, parfois complexes à saisir sans une véritable implication et un détour constant dans les travées louches de la dizaine de séquences mises bout à bout.
Sans vraiment risquer l'erreur d'appréciation, il paraît évident d'affirmer que Crescent Moon et Anatomy doivent la force de "Ecce Beast" à cette formule créée à deux et portée aujourd'hui à maturité. De fait, Kill The Vultures révèle un nouvel album à la fois primaire et abrasif. Une expression autoritaire et sans réelles hésitations de l'essence musicale d'un duo qui semble avoir atteint via cet album un climax dogmatique pour le moins jouissif et envoûtant.
La beauté du désenchantement d'hier a laissé sa place à l'horreur du cauchemar devenu réalité : sans aucune forme de diplomatie, Crescent Moon et Anatomy déposent avec application leurs délires nocturnes au cœur d'une zone industrielle où la lumière semble ne jamais pouvoir percer ; en dépit de cent, mille, dix mille écoutes. Le foyer rougeoyant et chaotique n'est plus. En lieu et place, un brasero habité par une unique flamme froide et imperturbable. Dure, tranchante et implacable.
Newton Juin 2009
Quatre morceaux de l'album sont en écoute sur le site officiel de Kill The Vultures :
http://killthevultures.com
Dans l'attente d'une hypothétique distribution du CD dans nos contrées, "Ecce Beast" est uniquement disponible en import sur ce même site web (attention aux frais de port qui restent plutôt élevés).