Quelques mois après avoir achevé sa série Language Arts par la livraison de la pièce "Square", Buck 65, le porte-drapeaux du rap arty et précieux d'Amérique du Nord, nous revient pour un septième opus solo dont l'annonciateur 'Wicked & Weird' avait affiché les prétentions.
A l'instar du single précité, "Talkin' Honky Blues" diffuse une fragrance Country/Folk évidente, soutenue par un recours permanent à la guitare et des renvois sporadiques (et judicieux) à la "musique traditionnelle" américaine (celle de Johnny Cash et Bob Dylan, pour situer). Outre la récurrence du frottement des cordes et ces manifestations éparses de nostalgie (presque) patriotique, cette énième œuvre commise par Richard Terfy se singularise par la chaleur de ses ambiances feutrées, la propreté de ses beats et une impression générale de cohésion et de densité.
Maîtrisant autant l'importation d'instruments live (mention spéciale pour l'adéquation cordes-claviers) que le maniement des machines à sons, Buck tisse ici une toile solide et rigoureuse qu'il orne ça et là de quelques touches de génie et qu'il ponctue de "morceaux-phares" remplis d'une intensité dont il détient le secret. En récoltant d'une lecture assidue de la musique contemporaine un florilège de samples intelligents qu'il ajoute à ses mélodies intimistes, le rappeur d'Halifax célèbre la rencontre de deux univers a priori antinomiques : la musique populaire américaine et le hip-hop avant-gardiste.
'Exes', qu'on croirait tout droit échappé de "Square", est la photographie parfaite de la musique de Buck 65 - fruit d'une alchimie inédite. '50 Gallon Drum', survolée par une séduisante ligne de piano, suinte la confession intime tandis que le bourdonnement discontinu de 'Killed By A Horse' (morceau instrumental) tranche avec l'atmosphère générale créée sur les 17 plages restantes (toutes rappées), sur lesquelles prédominent une fois de plus l'introspection et le chuchotement ('Riverbed 7', par exemple).
Toutefois, d'un point de vue strictement lyrical, Buck 65 semble avoir délaissé la psychanalyse et la réflexion intimiste qui caractérisaient ses premiers travaux solos (cf. "Vertex") pour enfiler un costume de storyteller et ainsi privilégier l'étude des personnages et la construction des scénarios.
"A deaf violonist, plays on the docks.
He's missing a tooth and he stands on a box.
His gestures are feverish.
His cheeks wet with tears.
He sleeps in his jacket, or so it appears.
He plays from the late afternoon through the evening.
And bows with his hat in his hand before leaving.
He plays for the angels themselves I'm convinced of it.
Because, no music at all comes out of his instruments "
('Riverbed 6').
Jouant inlassablement sur la polysémie et la résonance des mots, le songwriter érudit qu'est Buck 65 montre une fois de plus l'étendue de son champ lexical et son attrait pour les techniques sémantiques. Le moins que l'on puisse dire est que cette nouvelle casquette convient bien au membre des Sebutones. Le "rap" de Buck 65 a mué (littéralement même, puisque l'on décèlera une relative transformation de son timbre) et la démarche choisie s'apparente davantage au rock indépendant qu'au hip hop underground. Autre élément qui devrait refroidir les "puristes" ; les cuts, auxquels Buck faisait jusqu'ici régulièrement la part belle, bénéficient d'une exposition moins évidente sur cette nouvelle galette. N'en déplaisent aux plus pointilleux et friands d'étiquettes, "Talkin' Honky Blues" est un album-passerelle qui devrait contenter un large auditorium et confirmer la position centrale, dans l'échiquier, de son géniteur.
Des circonstances atténuantes seront toutefois accordées aux auditeurs réfractaires ; le reggae de 'Roses & Blue Jays', les premières secondes électriques de '463' et le riff enfantin de 'Riverbed 5' seront les zones d'ombre qui montrent les limites (toutes relatives) d'un tel éclectisme (une dérive, diront certains). Mais au final, le verdict est sans appel et ces longueurs disséminées dans le paysage sonore ne viennent pas altérer la qualité globale du produit.
Entre Londres, Portland et Halifax, Buck 65 (épaulé par les instrumentistes et arrangeurs de "The Savant Guard") a construit avec le plus grand professionnalisme un album solide et cohérent qui ponctue une carrière jusqu'ici impeccable, commencée il y a un bon nombre d'années sous le pseudonyme de Stinky Rich, en Nouvelle Ecosse. La signature en major et le recours a de nouvelles méthodes de travail ne semblent pas avoir entaché le talent et l'inventivité du bonhomme qui offre un successeur de bonne facture à l'album "Square". "Talkin' Honky Blues" célèbre un artiste mature, libéré et versatile, devenu essentiel.
Kreme Octobre 2003