Après un focus sur les derniers faits d'armes d'Insight, il était logique de revenir en profondeur sur les balbutiements de la carrière du emcee/producteur bostonien. Sur les premières tapes, sur la rencontre avec Mr. Lif, sur le goût des aventures collectives… C'est donc ce que nous avons fait. Commencée dans le confort chaleureux d'un hall d'hôtel à deux pas du Nouveau Casino, l'interview se poursuit donc un peu plus loin dans la nuit, dans les rues de Paris à la lumière des lampadaires. L'occasion pour Insight et son compère de toujours Dagha de parler en toute liberté. English version
Hip Hop Core: Est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur votre premier projet commun, Knights of the Round Table, dont vous faisiez tous les deux partie aux côtés, entre autres, de Mr. Lif et T-Ruckus?
Insight: J'avais un appartement pas loin de Dorchester. A la base, le groupe était composé de moi, T-Ruckus, JJ et de ce mec Teddy qui se faisait appeler Titanial Dread. Puis Dagha est arrivé et il vivait dans mon placard (rires). Sérieux, j'avais un petit placard et Dagha vivait dedans!
Dagha: (rires) Ce n'est pas des conneries!
I: À l'époque, Dagha et moi, on enregistrait des titres toute la journée et on avait déjà sorti quelques tapes. C'est là que j'ai lancé la première tape Knights of the Round Table. C'était un genre de compilation avec des tas de rappers qui vivaient dans le quartier. Je ne connaissais pas encore Lif. C'était juste des gars de Dorchester. Dagha et moi avions tout organisé. En fait, on a sorti 2 versions de cette tape: une première avec des dizaines de gars, puis une seconde où j'ai fait un peu plus de tri histoire de la rendre meilleure.
D: C'était un travail de fond, le début de notre aventure dans l'indépendance. On imprimait les pochettes, on vendait les tapes…
I: On avait même fait des feuilles qu'il fallait nous retourner accompagnées de 3$ pour les mecs qui voulaient rapper sur nos projets (rires). On essayait d'avoir au moins 50 emcees intéressés afin de réunir assez de thunes pour presser des CD's, mais personne ne pouvait payer 3$! Je me suis dit: "Putain, personne ne veut mettre la main à la poche pour qu'on presse ce disque alors merde, on va se débrouiller tout seul". On a été dans un magasin de photocopies pour faire les pochettes, on a enregistré tout le monde et on a fait les beats… On avait fait 200 copies de la K7 et on les a distribué un peu partout. Ca a bien marché. Du coup, tout le monde voulait participer au second volume! Vers la même époque, je connaissais une fille, Soul Flower, qui était dans la Zulu Nation, et elle a amené Lif à la maison. Il a posé 2 titres sur ce projet: un avec T-Ruckus et l'autre en solo. On a enregistré 'Triangular Warfare' ensemble dans la foulée. On a aussi fait la version originale de 'Frame Rupture' vers cette période. C'était une belle époque pour moi.
Quand je regarde en arrière, je réalise que ce projet a été mis sur pied d'une manière similaire à Electric. J'avais une sorte de vision d'un album au son médiéval, un peu gothique, habité par des personnages. C'était une super idée. Mais par la suite, ça ne s'est pas déroulé comme je l'avais imaginé. On n'avait rien, juste 200 CD's mais tout le monde a commencé à avoir la grosse tête et à se monter le bourrichon. Tout le monde voulait faire son album solo. Donc, moi et Duane (ndlr: Dagha), nous avons décidé de ne plus bosser avec ces mecs. Ils commençaient à être bizarres. J'ai continué à faire quelques titres avec T-Ruckus mais il a commencé à devenir bizarre lui aussi. Du coup, on s'est retrouvés seuls, Duane et moi. "The Maysun Project" nous a permis de combiner notre philosophie de la vie après toutes ces expériences.
D: On avait fait vraiment faim à l'époque de Knights, mec. Les mecs ne savent pas ce que ça représente d'aller presser ton disque toi-même, d'aller le vendre dans la rue, d'essayer de trouver toi-même des salles pour faire des concerts… C'est comme ça que j'ai commencé. Et à vrai dire, je n'aurai pas voulu qu'il en soit autrement.
HHC: Est-ce que vous avez déjà envisagé de ressortir les projets des Knights of the Round Table, en guise de tour-CD's par exemple, pour que vos fans aient l'occasion de les entendre? Ce serait cool…
I: Ouais, j'avais envie de faire ça de toute façon. Peut-être sous la forme d'un disque distribué uniquement via internet. Mais je pense que j'ai encore beaucoup de choses à régler avant de me soucier de ça. A l'heure qu'il est, il faut que je mette mon label sur pied et que je sorte quelques projets pour me faire la main. Lorsque les gens me connaîtront un peu mieux, ce sera un bonus sympa. Mais il faut d'abord que nous sortions des albums pour que les gens voient où nous en sommes, avant que nous leur proposions de revenir en arrière et de voir ce que nous faisions dans le passé.
HHC: Il y a quelques mois, on entendait parler d'une possible réunion des Knights of the Round Table. Qu'en est-il?
I: Lif voulait faire ça mais T-Ruckus, mec, il n'écrit pas de rimes de façon régulière. Il écrit au dernier moment dans le studio mais il ne garde aucune trace. Si on fait un titre, il écrit ses lyrics sur place. Mais si le titre n'est pas fini dans la nuit et qu'il faut revenir le lendemain pour le terminer, il va toujours réécrire intégralement ses textes. Du coup, c'est vraiment difficile de travailler sur un projet avec lui!
D: Même dans un groupe comme Electric, chacun a des motivations différentes. Tout le monde ne s'impose pas la même discipline.
I: Il faut faire des compromis dans un groupe. Si tu n'es pas humble et que tu ne dis pas honnêtement ce que tu penses d'un projet, ça ne peut pas marcher.
HHC: Puisqu'on en parle, est-ce que vous pouvez nous parler un peu de la naissance d'Electric?
I: Je vivais avec Mike (aka Anonymous) et Raheem et ils étaient toujours en train d'écrire des rimes. Donc je leur ai demandé ce qu'ils allaient faire de toutes ces rimes et je leur ai proposé de bosser avec moi. J'ai toujours voulu avoir un groupe avec un son très cohérent, un projet avec des gars qui rappent les uns après les autres, avec des bons flows et des beats cool. On a fait 5 ou 6 chansons ensemble, juste nous 3, et j'ai eu l'impression qu'il manquait quelque chose. Il fallait rajouter quelques emcees. Donc j'ai réfléchi à tous les gars que je connaissais et j'ai essayé de voir qui je pourrais ajouter au projet sans que ça change trop la vibe de l'ensemble. A un moment, j'ai pensé à un gars mais il était vraiment trop street pour bien s'intégrer dans le groupe (rires). Il kickait des rimes qui étaient bien trop ghetto! Je m'étais fixé comme critère d'assembler un groupe de hip-hop basique; un groupe qui ne soit pas sujet à la controverse, qui ne soit pas choquant. Je ne voulais pas de samples trop directs… Je voulais juste faire du bon son, le genre de son qui te vient à l'esprit quand tu te rappelles des albums qui t'ont donné envie d'écouter du rap. Du son sincère et fun. Un truc qui fasse kiffer indifféremment un gosse ou un adulte. Du hip-hop appréciable, comme on n'en fait plus. Il n'y a plus de hip-hop que tu puisses jouer aussi bien à un jeune qu'à un adulte! Voilà ce dont j'avais envie. Mais pour autant, je ne voulais pas que ce soit niais. Je connais le hip-hop et tu ne peux pas débarquer avec des rimes genre "va à l'école, c'est cool". Donc je voulais que ce soit sympa, avec des beats cool, mais sans cliché, sans moralisme, juste du bon hip-hop. Musicalement, la vibe du projet reposait sur des trucs à la Bob James, jazzy et cool à la fois.
Donc j'ai ajouté Moe (que je connaissais depuis un moment) et mon pote Dagha au projet. Et chacun a apporté une vraie dynamique au groupe. Inviduellement, Raheem n'avait assez confiance en lui pour se lancer dans un projet solo mais sa voix et son flow étaient parfaits en tant que fondations du groupe. Mike, il pourrait très bien faire un truc solo mais il n'avait pas encore trouvé sa voie. Mais j'aimais son agressivité. Moe avait un truc qui collait parfaitement à la définition d'Electric. Pour sa part, Dagha a apporté un peu de nervosité au projet, tout en permettant de trancher un peu avec les voix smooth des autres. Tout ça te pousse à tendre l'oreille à chaque fois qu'un des emcees prend le micro. C'est ce que j'aime dans les groupes. Je voulais avoir un groupe dont la dynamique change en fonction des différentes voix mais qui colle toujours au critère de départ et qui garde une vraie cohérence tout au long du projet. Donc ce n'était pas vraiment une naissance en tant que telle. Ce projet a été mis sur pied de la même façon que "The Maysun Project". "The Maysun Project" devait avoir un son lourd et faire du bruit pour être en accord avec son message. Personne ne voulait entendre le message que nous avions à faire passer donc la musique devait refléter la tension sociale du contenu. C'est comme ça que je conçois mes projets pour le moment. Idem avec Electric. Quoi que je fasse, ça doit avoir une certaine logique et un feeling d'ensemble qui soit cohérent.
HHC: A ce sujet, est-ce que vous envisagez de donner suite au "Life's a Struggle" d'Electric?
I: Je ne sais pas, mec. Ces gars ont commencé à agir bizarrement. C'est toujours la même histoire avec les groupes. Tu vis quelque chose de bien et les gars ne se rendent pas compte de la chance qu'ils ont. Ils en attendent toujours plus de ta part que ce dont tu es capable. Regarde-moi, je suis toujours en train de me battre pour m'en sortir. Je fais tout tout seul. C'est ma malédiction. Ces gars ont dû croire que je pouvais les amener plus haut que je ne le suis déjà, mais ça demande un travail d'équipe. Chacun doit faire sa part du boulot. Je ne peux pas faire dix choses à la fois pendant que ces gars en font deux. J'organisais des concerts et ils ne venaient pas! Parfois, je m'arrangeais pour avoir du temps en studio et ils étaient en train de se promener dans un autre coin de la ville. Je passais la journée au studio à les attendre, à faire des beats, à me préparer pour leur arrivée et ils n'arrivaient jamais! Dagha venait mais les autres ne donnaient pas signe de vie… Du coup, je travaillais sur une autre chanson pour ne pas perdre de temps. Et quelques temps après, tu les entendais cracher et dire que je les néglige. Il ne faut pas croire… J'aime ces gars et je pense que ce sont des gens bien. Mais maintenant je les encourage à faire leurs propres projets pour qu'ils apprennent que tout ça demande du travail. Quand ils auront appris cette leçon et qu'ils reviendront, nous pourrons parler et travailler sur un nouveau projet. Mais en attendant, j'ai d'autres projets en tête.
C'est un travail de longue haleine. Prendre le pari d'assembler un groupe et de voir ce que ça va donner fait partie de ce que j'aime dans la musique. J'aime faire intervenir différentes personnes dans mes projets et voir ce qu'ils peuvent apporter. Jouer de l'alchimie entre les membres d'un groupe et monter un nouveau projet, c'est quelque chose que j'adore. Je me construis mon petit univers hip-hop. J'aimerais entendre des albums comme le "Funky Technician" de Lord Finesse mais je n'ai pas envie de faire ça donc il y a peut-être un gars qui pourrait le faire (et que je pourrais aider)… C'est pour ça que j'ai réuni une équipe de production autour de moi. Désormais, Dagha a un style et une voix. Il va bientôt sortir un album. Et les trucs que je fais avec Edan sont totalement différents parce que c'est aussi un visionnaire. Lorsqu'on nous met ensemble dans la même pièce, il y a une alchimie à part. D'un point de vue musical, c'est stimulant de continuer à incorporer des gens dans son univers.
HHC: Dagha, ton premier album "Object In Motion" va sortir sur le label d'Insight, Last Arc, dans les mois qui viennent. Qu'est-ce que ça te fait de pouvoir enfin sortir un projet longue durée, plus de dix ans après le début de ta carrière?
D: C'est super, mec. Ca fait longtemps que j'attendais ça. J'ai beaucoup travaillé, j'ai participé à beaucoup de projets, j'ai été dans pas mal de groupes… C'est ma première aventure en tant qu'artiste solo. J'ai toujours été dans un groupe avant. Mais il était temps, je suis prêt. J'ai de bons producteurs avec moi: Insight, Martian Gang, Darkshine, DJ Real… Je pense que les gens vont vraiment aimer l'album. Ca fait longtemps que je travaille dessus et j'en attends beaucoup. J'ai toujours un travail, en plus du rap. J'ai une fille. Il faut que j'arrive à vivre de mon art donc j'essaie de faire un truc qui tue. Je continue à collaborer sur certains projets et avec Electric mais je ne dépends plus de personne.
HHC: Quel a été ton niveau d'implication dans "The Maysun Project", en plus (évidemment) de tes rimes? Ton nom avait pas mal été mis en avant sur ce projet…
D: Insight, Edan et moi, on parle de tout. De la vie, de politique, de science, de mathématiques, de tout… On parle très souvent de la société américaine. On débat et comme on s'entend sur beaucoup de points on s'était dit que ce serait une bonne idée de sortir un album qui stimule un peu la pensée de l'auditeur. Il y a une raison à tout. Une certaine élite contrôle les pensées de beaucoup de personnes par le biais de la télévision, de la radio et des médias. En réponse à ça, on voulait faire un projet qui reflète nos idées. C'est dingue parce que quand on a terminé ce disque, le 11 septembre est arrivé… Certains ont eu l'impression qu'on avait fait ce projet à cause du 11 septembre alors que ce n'était pas du tout le cas. Ce n'était même pas à cause de Bush.
HHC: Comment as-tu rencontré Insight au départ?
D: Vers 1993, j'étais dans un groupe appelé Cult and Dagha. A cette époque, j'ai rencontré la sœur d'Insight par le biais du théâtre. Je jouais dans des pièces et on montait "Club 12", qui est une sorte de version hip-hop de "La Nuit des Rois" de Shakespeare. Sa sœur a entendu parler de ma musique et elle m'a présenté à Insight en me disant qu'il faisait des beats. Partant de là, on a vraiment eu un bon contact, qu'on a conservé au fil des années. Insight voit les choses en grand et j'aime ça, parce que je suis pareil. Dès le premier jour, le courant est super bien passé entre nous.
HHC: Tu ne produis aucun titre sur ton album. Comment ça se fait, alors qu'on t'avait vu à la production sur "The Maysun Project"?
D: C'est vrai que je produis et que je fais des beats plutôt sympa comme 'Heaven and Hell' sur "Maysun". C'est juste que j'ai du mal à me démultiplier comme le font Insight et Edan. Ils produisent, rappent et font les DJ's… Mais moi, ça prend une semaine rien que pour faire un beat et ensuite il faut que j'écrive les rimes… Or j'aime être productif et pour mon album je voulais vraiment les meilleurs beats. Je voulais me concentrer sur les lyrics et les concepts. Je voulais laisser la production aux mains d'autres pour cette fois. La prochaine fois, je produirais sûrement un peu mais, de toute façon, je ne pense pas que quiconque sera déçu du résultat sur cet album, mec. On a vraiment beaucoup travaillé. Tu vois, DJ Real fait 3 ou 4 versions de chacun de mes titres, rien que pour que je puisse choisir la meilleure. C'est dingue.
HHC: Globalement, quelle sera l'ambiance de l'album?
D: Un objet en mouvement (ndlr: "object in motion") reste en mouvement. Tu ne progresses pas en faisant du sur place et en stagnant. En quelque sorte, l'album est un voyage au travers de ces dix dernières années de ma vie, avec les expériences que j'ai vécues, les différentes énergies… J'arrive avec plein de styles différents, des nouveaux, des anciens que j'avais à l'époque de Knights of the Round Table. C'est très musical, lyrical et varié. Il n'y a pas vraiment un style bien défini. Vous allez entendre ma voix aiguë mais aussi mon flow plus grave, cool et confiant. Il y aura de tout… J'ai fait des titres pour les b-boys, un track un peu reggae. Je me suis essayé à différents styles.
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