Insight (1ère Partie)

Il y a des concerts qu'on retient pendant longtemps. Le show donné par Insight, Edan et Dagha au Nouveau Casino en avril dernier est de ceux-là: épique, intense, mémorable, dantesque, génial… Du coup, la rencontre prévue après le concert avec le trio était une belle occasion de prolonger l'euphorie et de revenir avec Insight sur les derniers développements de sa carrière. Il faut dire que, depuis notre dernière rencontre avec l'animal (en 2003), bien des choses se sont passées dans le petit monde du emcee/producteur bostonien. D'Electric à Duplex en passant par "Targeting Zones" ou par les contrecoups du "Maysun Project", Insight se montre loquace et nous dévoile tous les composants de la mécanique de son boom-bap tellurique… avec Edan en guest star. Class is in session. English version



Hip Hop Core: Pour commencer, je ne peux pas m'empêcher de vous féliciter pour ce show. C'était vraiment super. Je t'avais déjà vu sur scène avec Edan à Boston voilà deux ans mais là on a tous pris une grande claque. Est-ce que vous avez beaucoup répété ensemble pour atteindre une telle fluidité dans vos routines et votre back-to-back rhyming?



Insight: C'est net. Tout est question de préparation, de répétition. Mais il faut aussi arriver avec de nouvelles idées. Tu sais, on passe du temps sur des choses que beaucoup de gens négligent. Quand tu bosses sur quelque chose de créatif et que tu as assez de discipline pour vraiment travailler d'arrache-pied, tu as tous les ingrédients pour faire quelque chose d'unique. Mais c'est net que ça prend du temps pour que les choses tournent comme tu le veux. Les gens le voient direct dans la façon dont tu évolues sur scène.



HHC: Vous êtes tout le temps en train de vous renvoyer la balle sur scène, d'interagir, de faire participer le public… Et quand on vous voit séparer la foule en deux et descendre dans le public pour rapper, on a clairement l'impression que vous essayez de ramener une vibe old-school, bon enfant…



I: Je crois que la première fois que j'ai fait ce truc (descendre dans le public pour rapper), c'était dans un club à Boston. J'avais partagé le public en deux groupes pour faire un truc à la Soul Train. Et ça a bien pris donc j'ai continué à faire ça depuis. Je veux prendre du plaisir sur scène. C'est comme ça que les concerts de rap devraient être! Les gens ne devraient pas rester statiques et se sentir obligés de te regarder rapper sans rien faire. Ces rimes sont faites pour être appréciées. Vous pouvez même danser et faire la fête sur nos rimes. On prend du plaisir à rapper et on veut que les gens prennent du plaisir à nous voir. C'est de la musique, la voix est comme un instrument.



HHC: Dans ce contexte, comment fais-tu pour intégrer toutes les réflexions politiques et les textes analytiques qui constituent une part non négligeable de ta discographie?



I: Je pense que c'est quelque chose de personnel. Je passe par différents états d'esprit et je pense à plein de sujets différents... Ca se reflète dans ma musique. Parfois, je n'ai pas envie de parler de politique dans une chanson, je veux juste m'amuser. Parfois je suis énervé, parfois je suis juste heureux, enfin, tu vois... J'étais heureux quand je me suis lancé dans Electric (ndlr: groupe initié par Insight, auteur d'un "Life's A Struggle" rafraîchissant). A cette période de ma vie, j'étais pleinement satisfait de mon statut. Mes factures étaient payées et je me sentais bien. Mais il y a aussi des fois où tu ne te sens pas aussi bien. Parce que tu n'as pas eu le job que tu voulais ou parce que des trucs te stressent… Du coup, ça se reflète dans ma vie et je te sors "The Maysun Project"… Ca reflète mon état d'esprit du moment. Il n'y a rien de pré-établi. Ce n'est pas comme si je disais: "ouais, je vais faire un truc politisé". Cependant, je crois que dans tout ce que j'ai fait il y avait une intention sous-jacente. J'en ai marre de l'ignorance! Je veux arriver avec un message tout en montrant que je sais faire des choses niveau rap. Tu ne peux pas te baser uniquement sur un message pour vendre tes albums. Tu ne peux pas oublier les fondations du hip-hop et toutes ces rimes mortelles des pionniers qui t'ont donné envie de rapper au départ. A mon sens, ta technique microphonique doit toujours en imposer, même si tu as un message à faire passer. Je pense aussi que chaque projet doit être cohérent et doit avoir une atmosphère typique.



HHC: Mais est-ce qu'il n'est pas de plus en plus difficile de promouvoir cet edutainment si cher à Kris?



I: Je pense que ça dépend de ce que tu fais. Il faut être sûr que tu fais bien ce en quoi tu crois. Il y a des gens qui disent que le boom-bap est dépassé et tout ça… Mais avant même qu'il y ait ce mot "boom-bap", c'était ce que je faisais et je pense que tout le monde n'est pas capable de faire du bon boom-bap. Il faut qu'il y ait des gens qui répètent leurs gammes afin de pouvoir capturer l'essence de cette musique. Il y a des choses qui ne changeront jamais dans le hip-hop. Il y aura toujours des percussions. Sur certains titres, il se peut que tu n'en aies pas mais globalement il y a des ingrédients qui doivent tout simplement être là. S'ils ne sont pas là, c'est que tu n'aimes pas le hip-hop. Si tu veux faire quelque chose de si différent que ça en sera totalement nouveau, peut-être que tu n'as pas besoin de faire du hip-hop. Si tu essaies d'altérer certaines des bases alors que tu ne les maîtrises même pas, tu ne seras pas capable de transmettre ton message d'une manière convaincante. Tu ne réussiras pas à faire passer ton message. Peut-être que tu auras un message fort mais la musique sera nase. Tu ne tromperas personne avec ça. Tu peux arriver à tromper les gens pendant une courte période de temps, comme certains artistes mainstream, mais sur le long terme, personne ne se rappellera de ces artistes. Regarde MC Hammer, Young MC… A l'époque, les gens kiffaient ces gars mais de quoi on se rappelle maintenant? Personne ne se souvient d'Hammer… Les gens oublient ça. A peu près à la même époque, De La Soul ou Nas étaient dans les bacs mais ils étaient moins importants en terme de ventes. Pourtant, dix ans plus tard, Nas peut remplir des salles de concerts partout dans le monde, alors que personne n'a envie de voir Hammer. C'est pour ça que tu dois continuer à faire ce en quoi tu crois, quoi qu'on te dise.

C'est quelque chose que j'ai remarqué dans le hip-hop, les gens dont on se souvient sont ceux qui ont été à contre-courant. Les gens vont dire du mal de ton album quand il sort, puis dix ans après ils vont se dire "ok, en fait, c'était un bon album". J'inscris ma carrière dans le long terme. J'ai fait des tas de trucs et jusqu'ici j'ai été un peu handicapé par le fait que j'ai tout fait tout seul. C'est ma croix. On dirait qu'à chaque fois que je laisse une autre entité avoir quelque chose à faire avec ma musique, ça ne se passe pas bien; en dehors du "Maysun Project" (mais là c'était parce que je bossais avec des gens bien). La plupart des gens de l'industrie ne sont pas des gens bien. Tu fais tant de choses pour obtenir si peu en retour que, dès que tu as compris comment ça marche, tu décides de te barrer. C'est peut-être pour ça que certains de ces artistes mainstream sont si nuls, peut-être qu'ils n'ont plus envie d'essayer de faire bouger les choses…





HHC: En parlant de contenu, tu utilises pas mal de vocabulaire technique ou scientifique. Est-ce quelque chose qui te vient naturellement (de par ton éducation) ou y'a-t-il quelque chose de plus profond derrière ça?



I: C'est dingue que tu dises ça parce que je pense que les rimes sont des formules que tu peux utiliser pour assembler des chansons. C'est comme un saxophoniste sur un rythme jazz. Il a des sortes de formules mathématiques qu'il ajuste et modifie pour faire passer des émotions différentes. Il peut jouer rapidement et te rendre euphorique, ou jouer plus lentement et adoucir tes mœurs. Tu pourrais faire la même chose avec des mots. J'ai l'impression que les artistes n'ont pas encore amené le hip-hop à un niveau où les gens se rendent compte de cette possibilité. Le hip-hop n'a pas encore le même niveau de reconnaissance que la poésie, alors que c'est une forme de poésie avancée en quelque sorte. Les choses que certains artistes font avec les mots sont dingues, comme Kool G Rap à 16 piges. C'est comme si Shakespeare écrivait une chanson. Ce n'est pas reconnu comme tel parce que le marketing donne l'impression que le rap est une musique qui base tout sur l'image. Mais maintenant que le rap est là depuis un petit bout de temps et que les gens vieillissent, tu as des artistes de légende qui ont la quarantaine. Je me souviens que quand j'ai commencé à rapper, le plus vieux rapper devait avoir 16 ans! Avant de t'en rendre compte, les vétérans que tu respectais vont avoir 60 ans.



HHC: Ouais. Et tu as même des gars comme KRS-One qui écrivent des bouquins et donnent des conférences dans les plus grandes universités américaines… A ce sujet, que t'inspires le fait que le hip-hop est aussi en train de devenir un art écrit et référencé?



I: C'est cool. A plus grande échelle, le hip-hop doit devenir plus sophistiqué pour pouvoir m'exciter. De nos jours, ce n'est pas pour un public sophistiqué. C'est dingue. Bill Cosby a donné une conférence voilà quelques temps (ndlr: très critique envers du comportement laxiste des parents afro-américains vis-à-vis de leurs enfants) et les gens du sud des Etats-Unis ont trouvé qu'il avait été un peu loin, mais à mon sens il avait tout à fait raison. Tu as des gosses qui admirent 50 Cent. Il est évident que les choses sont manipulées. Dans tout ce qui est présenté à la jeune génération, il n'y a aucune substance, il n'y a rien qui valorise l'amour, la paix, l'harmonie, la connaissance, le goût du travail ou des rimes de qualité. Rien n'est basé là-dessus. On ne cherche qu'à choquer, à être le gros dur de service et à foutre la pression. On ne cherche à vendre que des trucs valorisant le mal, parce qu'on sait que les gens vont gober ça direct.



HHC: Pour changer de sujet, tu as toujours des projets en cours et on dirait que tu ne t'arrêtes jamais. Tu as peur de te retrouver à ne rien faire?



I: Non, c'est juste que j'essayais de faire autant de choses que possible. Je n'avais pas une thune. Je faisais tout tout seul. La plupart des trucs que je fais maintenant, je les fais tout seul. Et même si j'ai sorti certains projets sur des labels, j'ai toujours fait plus que quiconque pour les promouvoir, parce que je ne pouvais pas faire marche arrière. J'étais dans tellement d'impasses, j'avais si peu de soutiens. Pour couronner le tout, j'ai dû bosser pendant 4 ans alors que je n'en avais pas la moindre envie… Je me suis dit: "Si c'est ça la vie, personne n'a rien compris".



HHC: En parlant d'isolement, on a l'impression que beaucoup d'artistes issus de la région de Boston, comme toi, Edan ou Cadence, ont tendance à toucher à tout. Vous produisez, rappez, scratchez, mixez… C'est une question de nécessité ou est-ce que l'eau de Boston contient des composants chimiques particuliers?



I: Je ne sais pas vraiment pour les autres mais à Boston je faisais déjà ça bien avant qu'une scène rap existe vraiment. Quand j'avais 15 ans, j'avais un appartement et dès que je me réveillais, j'allumais mon matos et je commençais à faire du son. Les gens passaient chez moi et lâchaient des rimes… Je me foutais de ce que faisaient les autres. Je savais juste que je devais faire ça chaque jour, de façon aussi naturelle que tu prends une douche quand tu te lèves. Il fallait que je me lève et que je fasse des chansons toute la journée. J'abusais. Je mettais le son trop fort et du coup mon propriétaire s'énervait et me foutait à la porte. Toute ma vie a été ce cycle sans fin d'acheter du matos, de trouver un endroit où je puisse faire de la musique et recevoir des gens sans problème. J'ai toujours aimé voir les gars progresser. Prendre un artiste sous mon aile, bosser avec lui, l'entourer de musique, le mettre en valeur avec mes beats, essayer de le voir évoluer vers quelque chose de mieux… Et je suis toujours comme ça. Pour autant, je ne me sens pas accro au travail. Pour moi, faire de la musique est aussi naturel que manger. C'est un plaisir. Bien sûr, maintenant que j'ai un statut un peu différent, je regarde en arrière et je me dis que j'ai fait des centaines de trucs mais que je n'ai pas beaucoup de choses qui attestent de tout ce travail… C'est pour ça que je dois essayer d'être plus malin dans mes choix, niveau business, désormais. Je fouille dans mes archives et je vais utiliser mes talents pour collaborer avec d'autres artistes et essayer de mieux marketer mes projets. En analysant un peu la situation, j'ai réalisé qu'au lieu de sortir un projet partout dans le monde en même temps, il valait mieux que je prenne un projet comme "Life's A Struggle" d'Electric et que je le sorte au Japon, pour voir comment réagit le marché là bas. Puis après en avoir tirer tous les enseignements, je le sors en Europe pour mieux cerner ce marché et j'essaie de bosser avec des gars en France qui connaissent bien la mentalité française. Parce que tu ne pourras jamais tout savoir… Il faut bosser avec des gars qui savent ce qui se passent dans chaque endroit.





HHC: C'est pour cette raison que tu as d'abord sorti "The Maysun Project" en France?



I: Ouais. Mais, comme j'en ai l'occasion, je veux répéter ici que ce projet n'avait rien à voir avec ce qui s'est passé lors du 11 Septembre 2001. Le projet était déjà bouclé avant. C'était déjà ma vision du monde, avant ces événements. J'ai toujours vu les choses de cette manière donc je n'ai pas été vraiment surpris par les attentats. Mais les ignorants se disaient: "Pourquoi dit-il ça? Est-ce qu'il est fou?" Quand j'ai présenté le projet à des distributeurs aux USA, ils ne voulaient même pas l'écouter. Mais, lorsque le 11 septembre est arrivé, ils ont tous voulu l'utiliser pour en faire un gimmick et en profiter, mais je leur ai dit d'aller se faire foutre. Je ne veux pas que les gens pensent que j'ai fait ce projet à cause du 11 septembre ou que c'est uniquement lié à ce président… Tous les présidents sont pourris! Tu ne contrôles jamais rien, même lorsque tu en as l'impression. Je ne veux pas que les gens croient que je fais les choses pour une mauvaise raison. Je ne voulais pas le sortir aux Etats-Unis et que les gens pensent que c'était un coup de pub. C'était hors de question. D'autre part, j'ai réalisé qu'au Japon, les gens n'avaient pas la même histoire, qu'ils n'étaient pas vraiment intéressés par les sujets sociaux qui me préoccupent… alors que je pense que les Européens se sentent plus concernés par ça. Forcément, vu que les Etats-Unis sont le fruit d'une partie de l'Europe. Les criminels européens sont venus se réfugier chez nous. Donc les Européens sont intéressés par les faits de société américains. La statue de la liberté est venue d'Europe avec les esclaves et maintenant elle est chez nous… C'est assez ironique de voir ce qu'elle représente. Du coup, la meilleure chose pour "The Maysun Project" aurait été de le sortir chez vous puis aux USA.

En ce qui concerne un projet comme Electric, je l'ai d'abord utilisé pour mieux comprendre le marché japonais, puis je l'ai sorti aux USA et je l'ai utilisé pour comprendre le marché américain, et ainsi de suite… Il se peut qu'il y ait un nouveau "Maysun Project" ainsi qu'un autre projet sur lequel je bosse en ce moment. Mais maintenant, j'ai mon propre label et je m'entoure de gens bien pour que tout se passe bien. J'ai toute une équipe, répartie un peu partout dans le monde. Certains sont au Japon, d'autres en Allemagne, etc. Il y a des coins, comme la France, où je sais que je ne peux pas faire le boulot et la promotion seul. Je ne parle pas le français mais du coup j'ai les gens d'Ascetic qui ont déjà fait un bon taf avec Maysun… Ca me permet de me concentrer sur le marché américain, que je comprends vraiment bien. Je sais que je fais quelque chose de nouveau et d'innovant, que je vais à contre-courant, et que de ce fait je dois bien appréhender la situation pour avoir du succès aux States. Si je passe par les voies de promotion habituelles, je vais forcément critiquer les magazines et tous ceux qui supportent les trucs que je déteste… Du coup, ça va être dur pour moi. Mais je m'en fous, parce que ma mission s'étend sur une dizaine d'années. Je ne veux pas me retrouver dans une situation, au milieu de ma carrière, où je ferai de la musique que je n'aime pas parce que j'aurai fait des compromis pour bosser avec des gens qui vont à l'encontre de tout ce que je veux défendre dans le hip-hop. C'est pour ça que je fais tellement de son. Il y a peut-être encore plein de gens qui ne me connaissent pas mais ma situation me satisfait, parce que je réalise que d'une certaine façon les concerts permettent de faire bouger les choses. Dès que je commencerai à tourner un peu plus, dès que les gens me verront en concert, l'intérêt va monter et je sais que mon temps viendra. Il faut savoir rester humble.



HHC: Quel était ton but avec un projet comme "Targeting Zones", sorti uniquement au Japon et qui est basé sur des remixes de titres issus de ta discographie récente?



I: J'avais sorti Electric au Japon et ça avait bien marché. J'aime bien bosser avec le label Bad News, qui s'en était occupé. Ils s'occupaient bien de moi et c'est le genre de gars que je veux garder dans mon entourage. Brick sortait "Blast Radius" aux USA et je voulais que Bad News et Ascetic s'occupent de sa sortie au Japon et en France, respectivement. Mais bon, un truc bizarre s'est passé avec Brick vu qu'ils avaient déjà d'autres contrats de distribution et qu'en conséquence je n'ai pas pu utiliser les gens que je voulais pour faire la promo du disque… J'ai dû me contenter de ce que Brick avait sous la main. Je me suis dit que c'était vraiment débile que je ne puisse pas utiliser des gens que je connais et qui font bien le travail… Au lieu de ça, j'ai dû bosser avec des gars qui n'en avaient rien à foutre de moi. Les gars au-dessus de Brick n'ont pas compris que j'avais testé différentes compagnies pour voir qui était vraiment de notre côté, afin qu'on puisse travailler avec des gens qui poussent bien le projet dans chaque pays concerné. Si je bosse avec un distributeur à tel endroit et qu'il s'occupe bien de l'album, il devient un membre de mon équipe. Mais j'ai réalisé que je ne serais jamais libre d'agir comme ça si je n'étais pas le patron de mon label… C'est pour ça que j'ai monté mon propre label.

Donc, pour en revenir à "Targeting Zones", j'étais dans cette situation un peu bancale avec Brick et je ne pouvais pas travailler avec Bad News au Japon. Les gens avaient aimé Electric et je savais qu'ils allaient aimer "Blast Radius". Mais c'est un album un peu plus agressif donc j'ai eu envie de sortir un album intermédiaire en quelque sorte, que j'ai confié à Bad News. "Targeting Zones" est vraiment smooth mais il a aussi une certaine part d'agressivité et je trouvais que c'était un bon moyen de faire le lien avec "Blast Radius".



HHC: Est-ce que tu envisages toujours de sortir "Targeting Zones" en Europe?



I: Ouais, Ascetic va s'en charger. C'est tellement facile de sortir un projet à côté duquel tout le monde passe. Tu ne peux pas bosser avec un seul distributeur pour l'ensemble de l'Europe. Il faut utiliser quelqu'un en France si tu veux que ton projet marche bien en France, puis quelqu'un en Allemagne pour le marché allemand… Tu vois, c'est comme ça que j'envisage les choses. Je veux que les choses soient encore plus indépendantes même si je sais que ça sera plus dur à gérer. Pour cette tournée, je suis tout seul, dans le train, à voyager à droite à gauche. Si je ne rencontre pas les promoteurs, ils ne vont pas me connaître et dès lors ils n'auront aucun scrupule à ne pas mettre mon nom ou mon visage sur tel ou tel flyer. Peut-être qu'ils ne sauront même pas que j'ai sorti un paquet d'albums. C'est pour ça que je dois être plus impliqué à tous les niveaux et encore plus indépendant que je l'ai été jusqu'ici. Je continue de voyager afin de mieux comprendre ce qui se passe.



HHC: Est-ce que ces voyages t'inspirent, au niveau musical?



I: Ouais, parce que quand tu vas quelque part et qu'un gars a ton disque et prend du plaisir à l'écouter, ça fait toujours du bien. C'est une bénédiction. Même si j'ai encore plein de choses à faire, je suis déjà content de mon statut actuel. Je suis content d'être arrivé là, mais je sais aussi que ce n'est pas une question de chance. J'ai beaucoup travaillé. Pourtant il y a encore des gens pour qui ça ne représente rien. Il y a des gens qui n'aiment pas ce que je fais et qui ne m'aimeront peut-être jamais, mais j'aime ce que je fais et je continuerai toujours à le faire. J'ai grandi en écoutant du vrai hip-hop et j'ai été influencé par ce qu'on appelle maintenant le boom-bap… C'est ce que je suis! Toutes ces choses qui m'ont donné envie de faire du hip-hop, comme les drums, ce sont des trucs que j'essaie de faire avancer et d'améliorer… Je crois que j'ai déjà un petit style à moi, mais je refuse de rentrer dans une case. Je continuerai de faire ce dont j'ai envie. J'ai encore de la route à faire.



HHC: Si je te demandais de comparer tes publics européen et américain, tu me dirais quoi?



I: Je commence tout juste à voir le genre de public que j'ai. Je pense que ton public est à l'image de ce que ta musique transmet. Si je kickais des rimes débiles et que je parlais de baston ou de trucs comme ça, c'est le genre d'ambiance que j'aurais en concert. Je suis content d'avoir toujours été cohérent dans ma démarche. Dans mes concerts, je vois des gens qui sont eux-mêmes, qui sont sincères et qui aiment le même genre de musique que moi… Ces fondations du hip-hop qui à mon sens sont nécessaires pour que le hip-hop continue d'avancer. C'est le genre de musique que j'avais à l'esprit quand j'ai fait "Blast Radius"; avant que le hip-hop parte en couilles et disparaisse. Avant que Puffy ait convaincu tout le monde que tu n'as qu'à faire du rap pour te faire de l'argent. Si on pouvait revenir dans le temps, à cette époque, et faire en sorte que tout le monde continue à sortir des trucs qui sonnent un peu plus comme en 1994-1995, ça serait cool. Parce que c'est à ce moment là qu'un changement s'est produit et que le hip-hop a pris un tournant que je n'aime pas du tout, mec.



HHC: C'est intéressant que tu dises ça, parce que je parlais avec Edan récemment et il me disait justement de ne pas m'occuper des années, de simplement me concentrer sur la musique… Alors que, toi, tu rattaches directement un son à une époque très limitée dans le temps…



I: Comme Edan, je pense que la musique est éternelle mais je pense aussi que tu te rappelles toujours d'une époque où le son était bon. Tu dois te raccrocher à des repères temporels. Si une chanson est pourrie et qu'elle passe à la radio le jour de ton mariage, ou qu'elle passe dans l'ascenseur alors que tu demandes sa main à ta chérie, tu vas t'en rappeler toute ta vie… Si cette chanson est 'Whoop! There It Is!', cette chanson restera toujours dans ta mémoire et voudra dire quelque chose pour toi. Ce sera une partie de ta vie et c'est pour ça que le temps compte. Si j'arrêtais de sortir des disques et que je laissais le champ libre pour qu'un wack MC sorte un 'Whoop! There It Is!', il aurait l'opportunité de s'immiscer dans ta vie avec cette chanson. Alors qu'une meilleure chanson pourrait s'y glisser. Si tu as quelque chose à exprimer en tant qu'artiste, tu te dois d'être productif parce que sinon un wack MC va sortir de nulle part et balancer des titres qui vont devenir des parties de la vie des gens. Fais ton truc. Si tu laisses les choses dériver gentiment, sans rien faire, quelqu'un va en profiter pour sortir un hit à la con qui va peut-être même changer la perception que les gens ont du hip-hop…



HHC: Pour autant, est-ce qu'il n'est pas un peu contraignant de garder ces références temporelles à l'esprit tout en continuant d'avancer et de faire une musique innovante?



I: Je n'essaie pas de rester scotché à une année. J'essaie juste de faire ce que je ressens. Il se trouve juste que le son du milieu des années 90 est celui qui m'a le plus influencé.



HHC: Au début de ta carrière, ton style de production a souvent été comparé à celui de DJ Premier. Dans la découpe des samples ou dans la dynamique des rythmiques, il y avait pas mal de points de comparaison. Alors, certains n'ont pas hésité à te cataloguer comme un énième disciple du beatmaker de Gangstarr… voire comme un copieur. Depuis, tu as clairement montré que tu avais d'autres ressources, mais comment as-tu ressenti ces critiques sur le coup?



I: C'est fou, parce que quand j'ai commencé, mec, je faisais déjà le même genre de truc dans mon coin. Ensuite Premier est arrivé et il faisait aussi ça. Et les gens m'ont comparé à lui sans se rendre compte que j'avais toujours fait ça. J'écoutais 45 King, Marley Marl… et Premier a pris ses cuts là-dedans aussi. J'aimais les rythmiques de 45 King. J'ai été intéressé par ces fondations et j'ai fait en sorte d'étudier le travail des plus grands pour bien faire les choses. Les gens peuvent dire ce qu'ils veulent mais ils devraient faire pareil. Ce n'est pas juste parce que t'as un PC ou un sampleur que tu sais produire d'un seul coup. Je suis toujours resté humble. J'ai continué à travailler chaque jour pour m'améliorer. Si les gens pensent que je sonne comme Premier, tant pis! Mais ça n'enlève rien au fait que j'ai dormi dehors pour ce truc… Je n'avais rien. Qu'est-ce qu'ils font eux? Ils ont assez de chance pour avoir un endroit où dormir, des samplers et tout mais moi je n'avais rien. Ils n'ont aucune idée de ce que tout j'ai dû faire pour pouvoir faire du hip-hop. S'ils savaient ce que j'ai dû endurer, je pense qu'ils réaliseraient à quel point c'est stupide de me comparer à quelqu'un… Mon combat est plus grand que ça. Le vrai hip-hop me tient vraiment à cœur et je ne me compromettrai jamais même s'il m'arrive parfois de penser que je devrais être dans une meilleure position… Mais je m'en fous au fond, j'aime cette merde.





HHC: Qu'est-ce qui vous a poussé, toi et Edan, à créer l'entité Duplex pour sceller votre alliance?



Edan: (En parlant à Insight) Comment ça a commencé, mec? J'ai fait quelques concerts, seul sur scène et j'ai commencé à en avoir marre au bout d'un moment. Je voulais pouvoir interagir avec quelqu'un d'autre et travailler dur sur des routines complexes pour pousser le truc un peu plus loin. Insight était le seul mec qui avait vraiment envie de me suivre dans ce sens, qui avait vraiment envie d'évoluer et de tenter de nouvelles choses. Genre "tentons cette cadence!", "oh, tu connais ce style de rimes!" Histoire de vraiment aller au fond des choses. A vrai dire, c'est un des seuls gars que je connaisse qui essaie d'envisager la musique de cette façon. Je voulais faire un truc à deux et il était ok donc on a monté Duplex!

I: Exactement!



HHC: Est-ce que vous comptez faire un album ensemble dans le futur? Ce serait dope.



I: Ouais, bien entendu! On ne peut pas donner de date cependant, on se fait plaisir pour le moment…

E: C'est spirituel en quelque sorte et on ne planifie pas vraiment les choses en amont, en dehors des concerts. On va laisser évoluer ce truc et voir dans quelle direction ça va mais c'est clair que ce serait super de faire un projet longue durée ensemble.

I: Je pense qu'on le fera. La musique est toute notre vie. Je me réveille chaque jour en faisant ça et tout ce que je fais est basé là-dessus. Si je parle à quelqu'un pendant plus de cinq heures, il m'est impossible de ne pas parler de hip-hop ou de quelque chose en rapport avec le hip-hop à un moment ou à un autre. C'est une partie de moi, et une partie d'Edan aussi. C'est notre gagne-pain et c'est une chance… C'est ce qu'on fait. Il n'y a rien en dehors de la musique… Bon, pour être honnête, on a aussi joué au basket-ball mais c'est aussi à cause de la musique. Du fait du hip-hop, on fait plein de trucs ensemble et on apprend à mieux se connaître. La musique nous rapproche et nous unit.

E: On voit tous les deux le hip-hop comme un art fin, un peu comme toutes les choses que tu peux associer à l'éloquence et à un haut niveau d'intellect. On le vit avec passion et on essaie de garder ces niveaux d'exigences élevées quand on travaille ensemble. On s'en fout de nos petites personnes, on voit les choses dans une perspective plus grande et on essaie d'apporter notre touche dans cette grande fresque.



Propos recueillis par Cobalt et Phara
Et traduits par Cobalt
Photos de Nicolanifanta (excepté la 1 et 5)
Avril 2005

PS: Merci à Olivier.

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