Edan
Beauty And The Beat

C'est officiel: Edan a changé. D'ailleurs, comme pour mieux annoncer sa révolution sonore, il avait profité de la sortie de 'I See Colors' pour faire sa révolution capillaire, se laissant pousser sur le crâne une forme non identifiée le rapprochant dangereusement d'un Leatherface maigrichon. Ceux qui croyaient que cette touffe noirâtre posée depuis quelques mois au sommet du crâne du "one man arsenal" était un postiche devront se rendre à l'évidence: ce sont ses cheveux. Preuve de son obsession pour les crinières folles, la pochette psychédélique de "Beauty And The Beat" se distingue par une éruption de tignasses sur les crânes de toute les idoles de jeunesse d'Edan. Voilà pour l'anecdote. Parlons de musique maintenant. Car il y a beaucoup à dire sur ce nouveau "Beauty And The Beat", successeur longtemps attendu du renversant "Primitive Plus".

Edan ne s'en est jamais caché. Il a toujours grandi à l'ombre du hip-hop, s'abreuvant des rimes de T La Rock, Schoolly D et autres old-timers de talent. "I first saw the earth in '78 / Around the same time that rap music saw its first plate / Nowadays, my aim's to be a kingpin with words". Enfant du rap, Edan en connaît trop bien les secrets pour ne pas savoir qu'ici tout est permis, surtout l'originalité et le refus des étiquettes (même si beaucoup l'ont oublié). Alors, il évite sciemment et intelligemment de répéter les recettes de "Primitve Plus". Faisant table rase de son passé discographique, il renouvelle ses gammes pour mieux se projeter dans son futur, dès maintenant. "I logically advance with the knowledge of the past". Si les références old school restent très présentes, les productions d'Edan se démarquent franchement des tonalités de "Primitive Plus" ou "Sprain Your Tapedeck". Plus mélodiques, plus alambiquées, elles dévoilent des facettes insoupçonnées du talent d'Edan.

Pour "Beauty And The Beat", ce dernier jette ainsi son dévolu sur un genre musical qu'il adore depuis toujours mais qu'il n'avait pas franchement inclus dans ses mixtures sonores jusqu'ici. C'est en effet la créativité débridée du rock psychédélique des sixties (et du début des seventies) qui est mise à l'honneur. Mais Edan ne se contente pas de piocher quelques boucles bien senties (chez The Hollies ou Pink Floyd) dans ce genre musical souvent négligé par ses contemporains. Il va plus loin et infuse tout l'album d'un parfum inédit, le transformant en un trip sous LSD dans un monde merveilleusement décalé. Ici, guitares rêveuses, basses caressantes et violons amples côtoient ça et là quelques passages de guitare électrique intenses mais aussi une multitude de sonorités aux échos étranges, parfois bruitistes. Accolés à des batteries nerveuses, à des nappes galactiques et à une bonne dose de reverb, tous ces ingrédients se fondent les uns dans les autres pour former un patchwork de sons sans équivalent connu. Un patchwork où la nature et la technologie trouvent un étrange équilibre, où la beauté des boucles côtoie la rugosité urbaine de beats taillés dans la roche. Un partchwork qui devient vite irrésistible.

'Beauty' s'impose d'ailleurs comme un petit chef d'œuvre dès la première écoute. Entre ses flûtes magnifiques, ses violons symphoniques, sa basse à la Carol Kaye et ses passages de beatbox audacieux, cette merveille esthétique évoque des décors fantastiques et multicolores. Chez le Edan nouvelle cuvée, les rythmes changent imperceptiblement, les samples sont surprenants, souvent distordus, parfois tout simplement sublimes (à l'instar du hautbois de 'Promised Land' ou de la trompette lumineuse qui sert de conclusion au brumeux 'Murder Mystery'). Rarement le rap aura été si visuel, si palpable, si stimulant... Et en même temps si dynamique, si motivant. Comme un trait d'union entre le passé et l'inconnu. N'ayons pas peur des mots: le pouvoir d'évocation des compositions d'Edan confine parfois au génie. S'amusant à souligner chaque élément et à changer imperceptiblement le rythme de ses productions pour mieux nous captiver, le Bostonien crée des compositions mouvantes où tous les détails ont leur importance. Si bien que chaque titre trouve sa place logique dans la grande fresque qu'Edan peint par touches impressionnistes, à coup de samples, d'effets venus d'un autre monde et de voix échoplexées.

Définitivement à l'aise avec son flow et sa voix, Edan met un frein aux punchlines et aux enfantillages pour se concentrer sur la substance de ses rimes. Armé de son phrasé caméléon, il se départit de son image de joyeux drille et étoffe considérablement son registre, entre peintures lyricales, rêves d'un monde meilleur ou autopsie des états d'âme d'un artiste torturé sur le mélancolique 'Smile'. "I could never use the façade of a musician to celebrate hate and abuse women". Même les egotrips se parent d'atours étonnants. Mais si Edan devient un artiste (un poil) plus "sérieux", il ne perd rien de son potentiel d'attraction et le pouvoir ludique de sa musique reste sans égal. "I'm just too vivid / Like rainbows falling out the sky that turn liquid". Parsemés de métaphores inattendues et d'images surréalistes, ses textes prennent une nouvelle dimension. Entre fresques naturalistes et exercices de styles fascinants, ils s'écoutent comme des rêves éveillées, comme des plongées oxygénées dans l'esprit foisonnant d'Edan. Le surréalisme n'est jamais bien loin. "I use pens like hallucinogen […] Psychedelic images flash like avalanches".

Alors Edan s'émerveille devant la beauté du monde ou le talent inégalé des pionniers du rap. Avec ses faux airs de comptine pour enfants sous acide, 'Fumbling Over Words That Rhyme' se révèle ainsi être un passage en revue accéléré des premières années du hip-hop à grand renforts d'anecdotes croustillantes et d'hommages à Kool Moe Dee. Cependant, Edan ne se contente pas de rendre hommage à ces maîtres en rime. Avec sa guitare lourde et son énergie brute, 'Rock & Roll' le voit ainsi construire un texte bluffant à base des patronymes et des grands titres de ses groupes de rock favoris. Finissant de sceller son attachement au sixties, Edan officialise définitivement son alliance avec Insight, en le conviant sur deux titres qui nous permettent de mieux cerner les possibilités illimitées de cette association d'esprits pas franchement évidente au premier abord. Leur complicité et leur back-to-back rhyming irrésistible illuminent les beats chaloupés et funky en diable de 'The Science Of The Two' et 'Funky Voltron'. Interagissant naturellement l'un avec l'autre, orchestrant des petites routines imparables, ils donnent à leurs collaborations une saveur old school qui fait déjà des dégats sur scène. "The science of the two is in effect". Chaque invité s'intègre d'ailleurs parfaitement dans le décor de "Beauty And The Beat" confirmant que l'album a été conçu comme un grand puzzle dont toutes les pièces s'emboîtent comme par magie. L'adrénaline atteint des sommets lorsqu'Edan et Percee P déboulent sur le beat à la vitesse de l'éclair pour martyriser sans pitié la production maléfique de 'Torture Chamber'… La messe est dite. Du coup, seule la courte durée de "Beauty And The Beat" pourrait lui être reprochée. Que dire de plus?

Humble, magnifique, magique, génial, insaisissable mais jamais tape-à-l'œil, Edan fait partie de ces artistes rares, virtuoses, qui parviennent à se réinventer et à nous surprendre alors qu'on pensait qu'ils n'arriveraient jamais à égaler l'intensité de leurs premières années. "Shoot my television, walk outdoors / And explore with the innocence of kids aged four". Et ce goût de la nouveauté, cette candeur retrouvée lui donne des ailes. Alors, au bout du compte, cette fameuse coupe de cheveux n'est sûrement pas totalement anecdotique. Révélatrice du nouvel état de conscience d'Edan, elle reflète son émancipation, sa libération de tout apparat superflu et de toute obligation matérielle. Totalement épanoui, Edan assume désormais toutes ses influences et nous propose avec "Beauty And The Beat" un son totalement inédit. Alors, certains colleront bien entendu à cet album toute une ribambelle de qualificatifs galvaudés ou d'étiquettes grossières. Qu'importe? "Beauty And The Beat" est tout simplement le meilleur album de rap depuis longtemps. Edan a changé. Tant mieux. La terre promise n'est pas loin.

Cobalt
Mai 2005
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Label: Lewis Recordings
Production: Edan
Année: Mars 2005

01. Polite Meeting [Intro]
02. Funky Voltron (feat. Insight)
03. I See Colours
04. Fumbling Over Words That Rhyme
05. Murder Mystery
06. Torture Chamber (feat. Percee P)
07. Making Planets (feat. Mr. Lif)
08. Time Outt [Segue]
09. Rock And Roll (feat. Dagha)
10. Beauty
11. The Science of the Two (feat. Insight)
12. Smile
13. Promised Land

Best Cuts: 'Beauty', 'Fumbling Over Words That Rhyme', 'Promised Land'

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