El-P
I'll Sleep When You're Dead

La messe était dite. Def Jux était mort et enterré. Sa pierre tombale était dressée depuis quelques années déjà et elle n'attendait plus que le corps mourant d'El-P pour prendre la poussière et récolter les crachats d'anciens adeptes désabusés par la tournure des événements. Désespérés par ce label (autrefois) à tête chercheuse qui ne nous a plus vraiment fait frissonner depuis le génial "Fantastic Damage". Désabusés aussi par les partitions tristement quelconques fournies par El-P à ses compères ces derniers temps (qu'ils se nomment Mr. Lif, le mieux loti, ou Tame One). Alors, un nouvel album d'El-P, autant dire qu'on n'y croyait pas vraiment. Plus du tout même. Tout juste attendait-t-on de signer définitivement l'acte de décès de Definitive Jux et d'une époque révolue où l'underground new-yorkais semblait être une source de créativité inépuisable.

Mais contre toute attente, la bête n'est pas morte. Il y a des albums dont on sait dès les premières mesures qu'ils vont rester dans les mémoires. Une voix lynchienne murmure… "Do you think that if you were falling in space, that you would slow down after a while or go faster and faster? For a long time, you wouldn't feel anything and you would burst into fire, forever… And the angels wouldn't help you because they were all gone away". Synthés galactiques, ambiance de psychose post-apocalyptique, 'Tasmanian Pain Coaster' constitue une bande-annonce idéale pour ce qui va suivre. Depuis que la ligne d'horizon de la Grosse Pomme a été défigurée pour jamais un matin de septembre, c'est quasiment une certitude pour l'ancien leader de Company Flow: les anges ont bel et bien disparus du ciel… Mais El-P n'a pas dit son dernier mot. Tant qu'à se perdre dans l'inconnu, autant plonger la tête la première dans les profondeurs et voir ce qui se cache dans les ténèbres. Autant documenter cette époque étrange où l'Amérique essaie maladroitement de se remettre de ses traumatismes.

"I'm searching for bigger answers […] Aren't you disturbed that everything you did tonight is something else you've done already and its meaning is still nil?" D'ailleurs, à bien y regarder, l'univers aux accents orwelliens que nous décrit El-P (une Amérique peuplée d'esclaves dociles répondant positivement à toutes les sollicitations de l'implant gouvernemental qui contrôle leurs faits et gestes) n'est pas si éloigné que ça de ce présent où la paranoïa pousse chacun à abandonner peu à peu ses libertés. Dans cette grande fuite en avant, dans cette société annoncée du tout-sécuritaire où la menace d'une guerre civile couve en toile de fond, El-P reste tel qu'en lui-même. Un inadapté chronique qui, malgré la perte progressive de ses illusions, ne parvient pas à se départir de touches d'humour noir sonnant comme autant de cris du cœur face à l'inéluctable. Un insoumis à tous les totalitarismes, allergique à l'injustice et au déterminisme social, réfractaire aux va-t-en-guerres, dressant un majeur inflexible à la face des néo-réacs de tout poil.

Donc forcément, un homme en colère, à sa façon. "Dream collapsing / I'm just one man / So damn angry / True confusion / Scared what truth is […] We're all deranged / I'm no different / I wish my hope still existed". Et forcément, un esprit complexe, torturé, parfois confus. Bref, un de ces personnages à part dont le rap actuel manque cruellement. Qui d'autre qu'El-P pourrait coucher sur papier les réflexions d'un homme s'éveillant tardivement à la foi dans un avion en perdition ('Flyentology') ? Qui d'autre pourrait se rêver en gardien de prison devant donner la mort à la détenue qui lui chavire le cœur ('Habeas Corpses'), peu de temps après s'être lancé dans un essai surréaliste sur fond de machine à écrire ('Dear Sirs') ? Tout El-P est là. Dans ces histoires parcourues d'images surréalistes à la frontière d'une folie revendiquée. Dans les démons qui se bousculent dans sa tête. Dans ces obsessions récurrentes, parfois très personnelles, comme lorsqu'El Producto nous dit sa froideur et son incapacité à vivre une relation avec une fille plus jeune que lui… "You think I'm a genius? I know I'm a whore […] But telling you the truth is sad / You deserve the ignorance and bliss that I still wish I had".

Les contradictions et les faiblesses de l'être humain ont souvent été la matière première de ses textes ; une matière qu'il utilise ici intelligemment, en entrelaçant quelques fragments de textes d'un titre à l'autre, pour donner plus de cohérence à l'ensemble formé par "I'll Sleep When You're Dead"… comme pour mieux montrer que tous les événements sont liés par une force étrange. "Every little phrase is designed for y'all to rewind it". Et le sortilège opère. Pourtant, d'un point de vue purement formel, il n'y a pas eu de révolution: El-P n'est toujours pas le meilleur emcee du monde, ni le plus technique, ni le plus charismatique. Mais sa présence, son écriture de plus en plus habile et sa façon d'habiter le moindre recoin de ses titres avec ses visions en cascade suffisent à nous tenir en haleine, étant donné la qualité des productions proposées.

Car, aucun doute possible, avec ses guitares électriques stridentes, ses nappes vrombissantes, ses instrus boueux, ses pianos désaccordés, ses distorsions et ses batteries puissantes, la bande-son de ces cauchemars éveillés reste toujours une synthèse violente mais nécessaire entre un chaos savamment organisé et des réminiscences old-school agitées (plus proches des claques sonores infligées par Just-Ice et Mantronix au milieu des années 80, que du rap souriant du Sugarhill Gang). Le plus souvent, l'horizon visible est donc bouché par un barrage de sons, de rythmiques martelant les tympans et de boucles oppressantes. "Like New-York is Fallujah with metal-gear using Christians". Dans le genre, 'Run The Numbers' (qui signe au passage la résurrection d'un Aesop Rock enfin débarrassé des tics qui pourrissaient l'écoute de ses derniers méfaits solo) est un modèle de genre, identifiable en un clin d'œil… Beat saccadé constamment sur la brèche, basse enveloppante, synthés fantomatiques qui donnent la chair de poule, multiples changements de décor et de tonalité, ambiance de fin du monde, menace permanente : la recette d'El-P, paradoxalement minimale ET symphonique, fait toujours mouche. "The whole design got my mind crying".

Pourtant, quelque chose a changé dans cette mécanique. Le chaos semble mieux maîtrisé, moins destructeur, moins hermétique qu'autrefois. Après quelques écoutes, on note même que quelques mélodies s'extraient de ce maelström de fer et de sang. Au-delà des collages de sons, on note aussi que les structures s'avèrent plus réfléchies/travaillées que par le passé aussi. Pour s'en convaincre, il suffit de voir comment une simple ligne de basse est filtrée, découpée, puis retournée et triturée dans tous les sens sous nos yeux avant de devenir au fil des mesures l'arbre de transmission toussotant du magistral 'Poisenville Kids No Wins'.

Avec un peu de recul, peut-être que le très joli (mais somme toute assez impersonnel) "High Water" aura eu pour effet secondaire d'amener El-P à repenser légèrement ses méthodes de terroriste musical. Mais plutôt que de tout remettre en cause, Jamie a fait le choix de bâtir sur les fondations posées avec Co-Flow, s'affranchissant intelligemment de certains éléments pour en proposer d'autres… Dans cette entreprise de maturation (assez réussie, il faut le dire), l'attention apportée au choix des ambiances exigées par ses textes reste une force évidente, tout comme le soutien musical inattendu qu'El-P a été cherché pour quelques titres auprès de The Mars Volta ou Trent Reznor.

Bien entendu, tout n'est pas idéal pour autant ; c'eut été trop beau. On ne sort pas du marasme en l'espace de quelques jours. Alors en cours de route, quelques compositions s'avèrent trop statiques, trop chargées ou tout bonnement quelconques ('Flyentology' ou 'EMG'). Et puis, on se dit qu'en perdant un peu de ses angles vifs, de ses arêtes tranchantes et de ses contours rugueux, l'architecture du beatmaker brooklynite a indubitablement perdu un peu de la brutalité et de l'urgence qui rendait "Fantastic Damage" si essentiel. A ce titre, les quelques cuts épars posés par Mr. Dibbs ne font pas oublier l'absence d'Abilities et des merveilles turntablistiques qui étaient pour beaucoup dans l'énorme choc sonore que constituait le premier jet solo du sieur Meline… Ceci étant dit, c'est bien sur une impression grandement positive que s'achève l'écoute de ce second essai solo prenant.

Car malgré ses limites, "I'll Sleep When You're Dead" reste un album fort, noir et difficile, mais important. Un album dense qui dresse, sous couvert d'imaginaire et de cynisme, le portrait glaçant d'une civilisation qui se dirige à grande vitesse vers sa propre perte. Un album, enfin, qui s'impose sans mal parmi les rares disques vraiment enthousiasmants de cette première moitié d'année. Même s'il n'aura sûrement pas la même persistance sur les tympans que son illustre prédécesseur, il marque la renaissance inespérée d'un El-P qu'on croyait moribond. Rien que pour ça, pour l'obsédant 'Up All Night' et pour tout le reste, il mérite qu'on regarde désormais le futur de Def Jux avec un peu plus d'optimisme. Les anges sont peut-être bien partis pour toujours, mais El-P est de retour. C'est déjà un miracle.

Cobalt
Mai 2007
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Label: Definitive Jux
Production: El-P
Année: Avril 2007

01. Tasmanian Pain Coaster (feat. Omar Rodriguez-Lopez & Cedric Bixler-Zavala of the Mars Volta)
02. Smithereens [Stop Cryin']
03. Up All Night
04. EMG
05. Drive
06. Dear Sirs
07. Run The Numbers (feat. Aesop Rock)
08. Habeas Corpses [Draconian Love] (feat. Cage)
09. The Overly Dramatic Truth
10. Flyentology (feat. Trent Reznor)
11. No Kings
12. The League of Extraordinary Nobodies
13. Poisenville Kids No Wins (feat. Chan Marsall of Cat Power) / Reprise [This Must Be Our Time]

Best Cuts: 'Up All Night', 'Run The Numbers', 'Tasmanian Pain Coaster'

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