Quand on est le leader charismatique de la Freestyle Fellowship, qu'on a enflammé les soirées du très sélectif Good Life Café pendant des années, qu'on a influencé toute une école de flow, qu'on a ouvert de nouvelles portes conceptuelles au hip-hop et qu'on a à son actif deux albums solo considérés comme des classiques par beaucoup ("All Balls Don't Bounce" et "Book Of Human Language"), on n'est clairement pas un emcee comme les autres… et l'on se trouve confronté à un public de fans dévoués mais très exigeants. C'est pourquoi en 2000 lorsque le troisième album d'Aceyalone "Accepted Eclectic" a atteint les bacs du monde entier, la grogne s'est fait entendre un peu partout. Il faut dire qu'avec ce troisième solo Acey Uno s'était laissé aller à une sélection de beats malheureuse qui, malgré tous ses efforts au micro, nous avaient laissé sur notre faim. A quelques rares exceptions, les productions s'avéraient plates et sans saveur et ne pouvaient que décevoir les adeptes de longue date de la moitié chauve de The A-Team.
Histoire de faire oublier ce petit revers de parcours, Aceyalone revient aujourd'hui avec un "Hip-Hop And The World We Live In" qui réunit la majorité de ses collaborations avec le producteur Elusive (affilié aux Living Legends) entre 2000 et 2002. Si quelques morceaux ont déjà surgi sur la multitude d'albums d'Elusive ("Elements Of APrototype 2.0" ou "Audio" en particulier), la plupart des titres restent totalement inédits… Et de toute façon, rares sont ceux qui doivent posséder la totalité des disques d'Elusive (ce qui en soit n'est pas une grande perte vu leur inconstance).
Comme le veut la tradition, Aceyalone est tout bonnement excellent. Avec le temps, Acey a senti le besoin de se concentrer plus sur les textes et de réduire la fréquence de ses acrobaties verbales pour mettre en avant un phrasé plus clair. Il n'en reste pas moins un emcee de haut vol bien au contraire. Sur ce LP, il reste relativement calme et posé mais lorsque le besoin s'en fait sentir ou que le rythme l'y invite, il est toujours prêt à sortir de sa sacoche un de ses flows géniaux en vrai contorsionniste de la rime. Ici, il le fait sur la contrebasse torturée de 'Future Rockers' où il adapte son flow à la ligne mélodique bancale de l'instrument sans perdre de vue le cours de son récit métaphorique sur les vertus et les vices de l'ambition. Autre morceau, autre exercice de style avec 'Dirty Birdie' où Acey aligne les rimes en "i" pour dresser le portrait d'une fille de peu de vertu… Acey se démarque une fois de plus des autres rappers par son intelligence en évitant de tomber dans la caricature facile ou le mépris. Ludique et cultivé à la fois, le rap d'Aceyalone garde toutes ses vertus thérapeutiques en ces temps de grave insuffisance mentale. Comme le nom de l'album l'indique, beaucoup de morceaux se proposent de faire un état des lieux croisé du hip-hop et de la société actuelle. Alors, lorsqu'il ne met pas en garde contre l'aliénation des peuples par les médias, Acey the Faceman met par exemple en opposition sur 'I Think I Know Too Much' un listing dépressif de tout ce qui tourne mal dans le monde et un inventaire des côtés positifs du hip-hop pour mettre en avant les bénéfices tirées de cette culture. Un grand moment.
De son côté, comme évoqué précédemment, Elusive est un modèle d'irrégularité, capable du meilleur comme du pire. Tour à tour génial ou ennuyeux, il n'est que trop rarement parvenu à produire un disque totalement enthousiasmant (l'album des Dreamweavers pour ne pas le citer). "Hip-Hop And The World We Live In" le démontre une fois de plus même s'il contient quelques très bons moments (voir les Best Cuts et 'I Think I Know Too Much'). Adepte des ambiances sombres et des sonorités des profondeurs, piochant à volonté dans le large répertoire jazz, il faut reconnaître qu'Elusive sait construire des instrumentaux minimalistes mais assez solides et intéressants pour ne pas faire trop piètre figure à côté des talents microphoniques d'Aceyalone. On est donc clairement un cran au-dessus des travaux de "Accepted Eclectic". Il suffit d'écouter le mélange subtil d'accords de piano et de flûte du rythmé 'Rapps On Deck' ou la remarquable alliance guitare-contrebasse-flûte de 'Dirty Birdie' pour entendre que le bonhomme a du talent à revendre… Il faut aussi voir comment Elusive insère des extraits de films ou de livres récités entre chaque morceau pour donner une réelle cohérence à l'album. Mais Elusive peine encore à varier les textures et à se défaire de ses mauvaises habitudes concernant les rythmiques. En effet, il se montre assez paresseux concernant ses programmations de beats. Une tendance que son mixage, qui les met au premier plan, ne vient pas arranger ou camoufler ('Introduction', 'Future Rockers'). D'autre part, la structure de ses morceaux est parfois trop similaire pour que l'on se laisse totalement emporter par le projet. Bref, parfois excellentes, jamais complètement mauvaises mais souvent trop linéaires ('Bigger They Come'), ses productions sont le petit bémol qui vient parfois ternir le tableau.
Néanmoins sur le long terme cette alliance s'avère gagnante et, dans l'absolu, "Hip-Hop And The World We Live In" est un disque de très bonne facture qui fait oublier les errances d'Aceyalone ces dernières années et redresse la barre. S'il reste inférieur à ses accomplissements passés, il rallume la flamme et nous permet d'envisager le vrai nouvel album d'Aceyalone "Love And Hate" (annoncé pour Avril) avec un optimisme non dissimulé.
Cobalt Février 2003
Note : Cet album est uniquement distribué sur internet et dans quelques magasins spécialisés. Alors si vous souhaitez l'acquérir, je vous recommande fortement de le commander sur www.hiphopsite.com où pour 15 $ vous aurez le droit à cet album et à un CD contenant 10 titres inédits issus des sessions Project Blowed, des instrumentaux d'Elusive et un freestyle inédit d'Aceyalone !!! Qui dit mieux ? Personne.