C'est vrai que la perspective de voir enfin le vétéran de Freestyle Fellowship s'associer à un beatmaker, RJD2 en l'occurrence, capable de mélanger plus de deux samples et de casser la monotonie qui plombait tous les essais solo d'Aceyalone ces dernières années a de quoi susciter l'enthousiasme. A première vue, cette alliance coast-to-coast ne coule pas franchement de source, compte tenu des parcours somme toute assez différents des deux protagonistes. Pourtant, le temps de deux titres sur "Love & Hate", elle a déjà eu l'occasion de faire ses preuves et de nous donner envie de poursuivre un peu plus en avant cette expérience. Du coup, on voyait plutôt ce "Magnificent City" d'un bon œil.
Surtout qu'à l'écoute du récent "Coup de Theatre" d'Haiku D'Etat, on avait entrevu un Acey tranchant, revigoré après des années de disette… Pas de doute : le vétéran connaît le métier et sait toujours comment mener sa barque. En variant les sujets, en changeant de rythme au fil des titres et en s'appuyant sur un timbre de voix qui n'a pas pris une ride, il parvient ici à traverser l'album sans incident de parcours.
"Ain't a situtation on earth that I can't adapt to". Une parabole sur la violence par ci, une réflexion bien sentie sur la complexité de l'esprit humain par là, quelques pensées sur la superficialité des relations amoureuses, des confessions touchantes… Tout ça frappe juste. A l'entendre raconter sa naissance agitée et répéter avec conviction qu'il faut profiter à fond du temps présent sur la harpe du sublime 'Here & Now', Acey retrouve même l'espace d'un instant l'état de grâce qui ne l'avait pas quitté jusqu'au coup d'arrêt "Accepted Eclectic".
N'empêche qu'il y a comme un malaise. Une impression régulière de déjà vu, de visite guidée dans les passages obligés (et poussiéreux) du rap "alternatif" d'il y a dix ans : le titre de rigueur sur les vertus bienfaisantes du cannabis, le récit moraliste sur le destin du petit caïd qui tombe sur plus fort que lui, les diatribes sur la superficialité des relations modernes, les egotrips avec dédicaces qui n'en finissent pas et jeux de mots pas très inspirés… Les exercices sont plutôt bien réalisés dans l'absolu ; il y a même quelques idées sympathiques (le western moderne de 'Solomon Jones' par exemple), mais tout ça manque cruellement de l'originalité et de refus des carcans préétablis qui étaient les forces les plus évidentes de toute la première génération issue du Good Life… Et si l'on retrouve ça et là quelques flashes de grandeur, c'est un Aceyalone nonchalant, empâté et maniéré qui se présente le plus souvent à nous, bien loin de la fraîcheur et de l'insouciance charmeuse du jeune freestyler d'autrefois. En lieu et place des envolées free et des audaces d'autrefois, Acey préfère rester sur ses acquis, posé, à l'aise dans ses pantoufles et son pantalon en velours, bien au chaud près de la cheminée alimentée sans discontinuer par son barbu d'acolyte.
Pourtant, tout partait sur les chapeaux de roues. Basse chaloupée, guitares rythmiques entraînantes, scratches bien placés et cuivres chicanos : 'All for U' sonne exactement comme ce que promettait d'être cet album. Une production travaillée tour à tour jazzy puis énergique, des variations là où il faut, et nous voilà avec des étoiles plein les yeux. A nouveau, quand les synthés galactiques et le beat addictif de 'Supahero' entrent en scène, on a forcément un grand sourire de satisfaction aux lèvres. Idem pour l'orgue Hammond et les cuivres imparables de 'Disconnected'. Car il y a là les instrumentaux vivants, les beats mouvants et les progressions subtiles dont on rêvait. C'est riche, classe, bien amené, jamais boursouflé et Acey en profite pour se mettre en valeur.
Sauf que la plupart du temps, on ne peut pas en dire autant. Difficile de dire exactement ce qui cloche. Il y a quelques évidences : la disco mollassone de 'Fire' (premier single bien mal choisi) et les guitares bourrines de 'Heaven' auraient pu fonctionner dans d'autres circonstances mais sonnent particulièrement déplacées ici… A part ça, dans l'ensemble, il n'y a pas tellement d'erreurs de casting. La sauce ne prend pas, c'est tout. Principalement parce que RJD2 signe (à quelques exceptions mentionnées plus haut) des productions fonctionnelles, efficaces mais dénuées de l'ambition et du souffle qui avaient inscrits son nom sur les tablettes des Def Jukies à l'époque de "Deadringer". Principalement aussi parce qu'Aceyalone n'a plus le jus pour transcender ces productions appliquées mais sans relief. Parce qu'on ne sent pas de vraie complicité se dégager de cet opus et qu'on sent que RJ ne sait pas trop comment s'y prendre pour habiller le flow légendaire de Mr. Outsider.
Le vrai problème au bout du compte, c'est qu'Aceyalone et RJD2 ont préféré mettre de côté les dizaines de possibilités excitantes qui s'ouvraient à eux, pour emprunter les chemins balisés que parcourent déjà bon nombre de leurs contemporains. Du coup, si cette "Magnificent City" possède peu de défauts criants et a pour elle quelques monuments de prestige et une poignée d'attractions divertissantes, elle ne mérite guère plus qu'un détour sur l'autoroute des sorties hebdomadaires. Comparativement à l'association de RJD2 avec Blueprint sous les armoiries de Soul Position, cette collaboration semble ne rester qu'une poignée de main cordiale entre deux artistes qui se croisent mais ne se rencontrent que trop rarement.
Faute d'alchimie et de réelle ambition commune, "Magnificent City" n'est rien de plus qu'un disque agréable mais bien en deçà des attentes légitimes que son annonce avait suscité par chez nous. Le genre de disque sage qu'on pose deux fois sur la platine et qui finit rapidement par prendre la poussière sur une étagère. Décidément, ces derniers temps, les grosses affiches ont du mal à tenir leurs promesses… Espérons que Ghostface et Metal Face auront le bon goût d'inverser la tendance.
Cobalt Mars 2006