Personnage haut en couleurs portant vaillamment le dossard des Shape Shifters, graffer à ses heures perdues, Awol One est un emcee à part dans la foisonnante scène underground californienne. Chantre de la déprime et du doute, il se démarque de tous les vantards de bas étage qui peuplent le monde du rap. En recherche constante de collaborations enrichissantes, Awol 1 est aussi un artiste ultra-productif qui a rimé sur nombre de compilations indépendantes ces dernières années et est à l'origine de pas moins de 6 albums solo entre 2000 et 2002. Connu pour sa relation musicale fructueuse avec Daddy Kev ("Souldoubt", "Number 3 On The Phone"), Walrus entretient aussi une amitié de longue date avec la légende de la radio Mike Nardone. Présentateur de l'émission dominicale "We Came From Beyond" (voir la compilation du même nom sortie en 2001), Mike Nardone est l'homme qui en 15 ans de carrière a aidé Jurassic 5, Solesides et la majorité des artistes affiliés Project Blowed à percer en les passant sur son show. Au fil des années, Mike a régulièrement invité Awol One à poser sur des instrus de sa confection pour ficeler des inédits à glisser dans son mix. De fil en aiguille, les titres se sont amassés, un album commun s'est dessiné et ce "Speakerface" (terminé depuis 1999) arrive dans les bacs pour dresser le bilan.
Reconnaissable entre tous pour son flow "chant-parlé" rugueux et monocorde, Awol nous livre comme toujours sa vision pessimiste de la vie entre autobiographie et avis tranchés sur la société. De sa voix froide mais expressive, il nous plonge dans une ambiance sombre qui fleure bon la dépression, la colère contenue et le cynisme. Se rabaissant constamment, Awol One montre de réelles tendances masochistes sur 'Sleepin' All Day' ou encore 'Skye' où il dresse un tableau peu flatteur de sa propre personne ("My father wasted sperm when he made me"… sans compter tous les "losers" qui peuplent ses textes). Une attitude rare qui choque à côté des milliers de emcees crâneurs qui n'écrivent des textes qu'à leur propre gloire et qui contraste à son avantage. Hormis cette autocritique omniprésente, la grande force de ce Shape Shifter est surtout la justesse de chacune de ses rimes. En peu de mots et avec des rimes simples, Awol One sait jouer de ses propres contradictions pour écrire des métaphores à valeur universelle et résumer en une phrase toute une philosophie de vie. Qu'il évoque avec pessimisme le genre humain ('Kiss Yourself Destruction'), réfléchisse aux médias et à la fascination qu'ils engendrent ('Eye Guess', 'MTV is the Bible'), traite des conséquences néfastes de la sexualité débridée des jeunes d'aujourd'hui ('Abortion Theme Song') ou bien évoque en filigrane sa relation à la bouteille, il sait toujours trouver les mots pour être clair et imagé à la fois sans tomber dans le moralisme. Et il en va de même lorsqu'il se retrouve accompagné au micro par des pointures telles qu'Abstract Rude, Aceyalone, 2Mex ou encore l'incomparable Kool Keith. Les alliances sont toutes détonantes. D'ailleurs, l'un des titres les plus brillants de "Speakerface" est à n'en pas douter 'Keep The Rats Movin''; où Awol One se voit entouré de Ryu (Styles of Beyond), de Sole et du déjanté Circus pour un posse cut mémorable. Sur une ligne de contrebasse diaboliquement bonne, Mike Nardone y construit des thèmes adaptés aux flows des différents rappers, ce qui rend l'instrumental changeant et clairement indispensable.
Nettement ancré dans la couleur musicale de son époque (97-99), "Speakerface" a d'ailleurs le mérite de montrer que Mike Nardone sait trouver les sons adéquats pour mettre en avant les mots d'Awol One. Usant de productions relativement minimalistes et simples, Mike met toujours au premier plan des rythmiques basse-batterie obsédantes en les ornant de samples souvent oppressants pour mieux coller aux paroles dépressives de Walrus. Il se permet aussi de poser quelques scratches discrets (lorsque ce n'est pas Kut Masta Kurt qui s'y colle) tout en apportant de subtiles variations à ses boucles. Son travail est remarquable dans le sens où il donne une vraie homogénéité au LP et retranscrit bien en musique l'état d'esprit d'Awol One. On distinguera en particulier les cuivres cinglants du refrain de 'Eye Guess', la guitare entêtante et le piano hypnotique de 'Sleepin' All Day' ou les percussions travaillées de 'Galaxy'. La qualité est bien au rendez-vous ! Pour être honnête, le systématisme de sa méthode minimaliste risque de devenir quelque peu lassant aux yeux de certains dans la deuxième moitié du LP ('Smile of a Bruise', 'Skye') mais ce bémol ne ternit pas vraiment l'éclat de "Speakerface" qui mérite sa place au côté de "Souldoubt "en tant que meilleur album d'Awol One. En attendant la sortie très prochaine de "Slanguage" où Awol One va retrouver son collègue Daddy Kev et D-Styles pour un LP qui s'annonce captivant, délectez-vous de ce "Speakerface "qui plus de 3 ans après sa conception reste toujours aussi intéressant et unique dans le paysage trop uniforme du rap indé actuel.
Cobalt Février 2003