Voilà bientôt 5 ans qu'Eligh porte les Living Legends à bout de bras. Bien sûr, The Grouch fait plus que l'assister dans cette mission, mais depuis "Almost Famous", celui qui n'était au départ qu'une figure juvénile grandissant dans l'ombre des Journeymen a pris un rôle central dans quasiment tous les projets du crew. Dans la fleur de l'âge, alors que Sunspot commençait à faiblir sérieusement après une demi-décennie de feu (comme en témoigne encore les "UHB" et autres "The Underworld"), Eligh et The Grouch ont pris le pouvoir et les manettes en douceur au sein des légendes californiennes. Du coup, si le collectif a connu des hauts et des bas sur la route, les 2 acolytes n'ont jamais vraiment connu de baisse de régime. Taciturne, discret, peu bavard, Eligh reste pourtant un mystère, un original dans l'underground angelino.
"I move in silence best, we make it known that we're existing by making music". Producteur affirmé, emcee virtuose, celui qui se fait appeler Gandalf construit sa réputation à coup de disques et non pas de rumeurs ou de collaborations tape-à-l'œil. Avec déjà 6 albums solo et 2 projets instrumentaux au compteur, il continue de fasciner. Et voilà qu'arrive son septième opus "Enigma". L'occasion d'essayer une nouvelle fois de rentrer dans l'esprit tortueux de l'auteur d'Eligh Nachowitz.
"Nightmares are my fantasies". A nouveau, Eligh partage ses visions et ses pensées avec nous. Le temps d'un 'In Dreams' pénétrant, il nous plonge dans son subconscient troublé où la seule distraction, la seule échappatoire semble être la musique. Le disque prend du coup des allures de voyage surréaliste.
"I'm a floating entity searching for some sanity"… Eligh se plonge dans la spiritualité pour mieux comprendre les raisons du mal qui ronge les esprits et la planète depuis des décennies. Sa mission l'emmène dans des contrées aux décors mouvants et souvent inattendus. Sur 'Life Dance', il endosse le costume d'un homme errant, détruit par la mort tragique de sa femme. Puis sur 'Who Else?', il met en garde contre les démons de la corruption qui rodent autour des proies faciles.
"Keep your friends on the track / Before you're dressed in black / Giving eulogies for a boy that was fooled by the demon attack".
Il s'aventure même souvent dans le futur, après la fin de ce monde soi-disant civilisé, et n'en finit pas de s'interroger sur cette étrange espèce qu'est le genre humain
"poisoning a ground where we plant our seeds".
Entre imagerie heroic fantasy, envolées écolo, leçons de vie et contes métaphoriques, Eligh reste inclassable, indéfinissable. Un artiste à part, même au sein de son collectif. Fort de son pedigree d'acrobate de la rime, Eligh sait qu'il n'a pas besoin d'en faire des tonnes. Alors, il use de son flow délié avec intelligence et tact, rebondissant de voyelles en consonnes tel un cruciverbiste de haut niveau, planant sur le beat avec grâce.
"Unique slick paragraphs paralyzing pitiful weak individuals". Pour changer, il laisse plus que jamais les instrumentaux vivre d'eux-mêmes. Ainsi, sur les 18 titres qui composent "Enigma", le poète ne donne de la voix qu'à 8 reprises. Soyez donc prévenus. Mais on ne s'ennuie pas pour autant. Pas le moins du monde.
Claviers aériens, handclaps secs, nappes ambient envoûtantes, basses profondes: les productions d'Eligh gardent cette touche très atmosphérique, sombre, minimaliste et pourtant captivante qui a toujours fait le charme du gas dreamer. Il faut dire qu'Eligh sait faire évoluer ses instrus subtilement, par petites touches, rajoutant ici quelques percussions, là une ligne de piano ou quelques samples vocaux… Sans jamais surcharger. Mais la bonne idée du magicien blanc a surtout été d'inviter Robert Miranda à ajouter sa touche à quasiment toutes les productions de ce nouvel opus. Déjà entendue le temps d'un 'A Poet Sits…' sur "Poltergeist", sa guitare délicate sublime les compositions automnales d'Eligh. Elle insuffle aux passages instrumentaux ce supplément de vie qui manquait par exemple souvent à un "Gandalf's Beat Machine", leur donnant des allures de blues crépusculaire. Comme sur 'Youth' où elle se mêle comme par magie à quelques notes de clavier angélique tandis qu'une voix d'outre-tombe disserte librement sur la nature humaine.
Bien entendu, par endroits ('Devil Woman' en particulier), on regrettera l'absence du flow d'Eligh mais l'abondance de plages musicales contribue aussi indiscutablement au charme spécial de ce septième album solo qui sort du lot. Il suffit d'écouter l'enivrant 'Phil' pour s'en convaincre. Avec sa nappe frissonnante, ses congas discrets et sa guitare pleine de poésie, ce bref instrumental dont on sort la gorge serrée et l'œil humide dépasse en intensité tous les mots. Et quand le gitan sample le synthé lancinant du 'I'm Your Man' de Leonard Cohen, l'étrange 'Travelling Matt' sonne comme un rêve éveillé. Il se détache d'ailleurs de tout cet album (en dehors d'une ou deux plages sous tension) une mélancolie palpable, satinée, qui imbibe les décors lunaires mis sur pied par l'artificier en chef des Legends. Une mélancolie qui laisse pourtant la place à l'espoir, parce qu'Eligh sait trop bien que les utopies font vivre et que les rêves permettent de sortir du gouffre. Ce n'est pas pour rien si, à deux pas de la conclusion, 'New Eyes' a la fraîcheur des premières rosées, du premier rayon de soleil sur une terre dévastée.
Sombre mais ensorcelant, "Enigma" devient de plus en plus poignant au fil des écoutes. Avare en rimes mais pas en émotion, Eligh signe là un de ses albums les plus accomplis et les plus intimes. D'ailleurs, à force d'hésiter entre "Gas Dream" et "Poltergeist", on pourrait bien décider que "Enigma" est son meilleur essai solo. En attendant la sortie très prochaine du "Grand Caravan To The Rim Of The World" qu'Eligh concocte depuis 3 ans avec Scarub et Murs, il est fortement recommandé de se pencher sur cette énigme fascinante.
Cobalt Mai 2005