Les choses ont bien changé depuis l'époque où les Living Legends vivaient tous sous le même toit, formant une petite communauté à la créativité débordante et enregistrant constamment des titres pour ne pas laisser s'envoler la moindre idée. Il est loin le temps où Eligh, Murs et Scarub étaient dans Log Cabin, où Sunspot s'appelait BFAP, où les moyens manquaient et où la qualité sonore des titres fleurait bon l'amateurisme. Avec le temps mais aussi des dizaines d'albums et des centaines de concerts, les Living Legends sont peu à peu devenus un des points de repères incontournables de l'underground californien. Maintenant, les disques sont jolis, les livrets sont garnis, les labels en sont vraiment. Une constante reste: le collectif est toujours aussi uni (fait assez rare pour être signalé). Après avoir fidélisé par ses propres moyens un public de plus en plus large autour de son blase, le collectif a maintenant des allures de dream team de la côte ouest et passe logiquement à l'échelon supérieur dans son développement avec la sortie d'un "Creative Differences" largement distribué. Si l'âge d'or du crew est probablement derrière nous, The Grouch et Eligh ont su montrer l'an passé que les légendes vivantes avaient encore plus d'une cartouche dans leur bandouillère, pendant que, dans le même temps, Murs profitait de sa signature sur Def Jux et de son buzz personnel pour faire découvrir quelques-uns de ses amis à un nouvel auditoire. 3 ans après "Almost Famous", "Creative Differences" tombe donc à point pour remettre les choses à plat.
En ouverture, le titre éponyme se présente comme une présentation en forme de grande réunion de famille à l'humour potache où chacun vanne gentiment son voisin comme pour mieux prouver les liens fraternels qui unissent le crew. Pour ce marathon de rimes irrésistible, Eligh se fend d'une production synthétique minimaliste diablement entraînante et taillée sur mesure pour les flows enjoués et élastiques des LL. Pourtant, ne vous méprenez pas, les titres collectifs ne sont pas légion sur "Creative Differences". Il faut dire que, plus qu'un vrai opus choral, "Creative Differences" est plutôt une réunion de titres solo et de combinaisons à géométrie variable entre les différents membres du crew. Fidèle à son titre, l'album montre bien la diversité des ambiances et des styles qui coexistent au sein des Living Legends. Il y a donc à boire et à manger sur les 77 minutes de ce nouveau LP. Il serait laborieux et vain de recenser les orientations prises par chaque emcee présent... Sachez juste qu'entre introspection ('Trust Me?'), egotrip ('Get In Your Soul'), déclaration d'indépendance artistique ('No Strings') et textes légers sur les vertus désinhibantes de l'alcool ('Fill My Drink Up'), vous trouverez sûrement votre bonheur. En contrepartie, comme on pouvait s'y attendre, vous serez aussi tenté de skipper certaines plages. La diversité affichée est en effet la source de réelles disparités sur ce nouvel opus. A l'image de leurs discographies solo respectives, les réussites des différents membres sont en effet pour le moins variées. Entre un Asop à la traîne, un Bicasso arrivé à maturité microphonique, un Scarub en petite forme, un The Grouch fidèle à lui-même et un Eligh dominateur, on trouve de tout sur "Creative Differences". Aussi bien un 'Awakening' aux sonorités boom-bap hors-sujet (où Asop attaque à grand coup d'épée dans l'eau les méchants emcees qui prostituent leur art pour quelques billets) qu'un morceau sans relief de Sunspot 'It Might Be You'… A l'opposé, on peut aussi trouver un solo addictif de The Grouch ou un sublime plaidoyer pour la paix d'Eligh 'Friends Are Calling' (
"War is not the answer / Human being's the cancer") où l'auteur de "Poltergeist" nous gratifie d'une prestation flowistique à couper le souffle sur une composition atmosphérique du meilleur cru.
A l'image de ce 'Friends Are Calling', les adeptes de G&E seront contents d'apprendre qu'au niveau sonore les 2 acolytes se sont répartis le gros de la production. On retrouve donc sur de nombreux titres les ambiances minimalistes affectionnées par The Grouch et Eligh ces derniers temps. Avec son clavier posé et son thème introspectif, 'Hold Your Own' sonne d'ailleurs à s'y méprendre comme une chute de studio de "No More Greener Grasses". En tout cas, Eligh n'a pas perdu la main, comme le montre son travail sur 'Addicted'. Pour mettre en musique les obsessions pornographiques de The Grouch et PSC, il assemble un instrumental idéalement mystérieux, nocturne et légèrement salace. Ailleurs, tout est là: claviers caressants, tentations synthétiques, sampling discret, basses enveloppantes en retrait et rythmiques parcourues de saccades (d'où se détache toujours un goût affirmé pour l'utilisation des handclaps)... Passés entre les mains de The Grouch, les nappes amples et le son chaud du collégial 'Damn It Feels Good' (premier maxi tiré de l'album) débordent de bonnes vibrations… Malheureusement, tout n'est pas aussi réussi. Globalement, on notera que le son LL se teinte par endroits d'une coloration plus bounce et électronique que par le passé et on pourra le déplorer, car au bout du compte les réussites sont moins nombreuses que sur un "Almost Famous" (au hasard). Toutes les tentatives bounce échouent d'ailleurs lamentablement, que ce soit l'imbuvable 'Real Slow The Fast Way' de Murs ou les deux livraisons sans saveur de Scarub. On regrettera aussi l'infamie d'un affreux 'Fill My Drink Up' où The Grouch craque complètement en sortant de son sac une production synthétique inaudible aux effets vomitifs garantis. Autant dire que ces quelques incartades décevantes nuisent gravement à l'impression globale laissée par l'album. On préfère clairement quand les Legends avancent sur des sentiers qui leur conviennent mieux. A l'image de la guitare mélancolique et rêveuse du délicieux 'Days Go By', de ses réflexions en vrac sur la vie ou du superbe 'Aspirations' des 3MG's. Espérons que les Legends sauront retenir la leçon rapidement pour "Never Falling Down", prochain album collectif annoncé pour l'été (!).
Premier album Living Legends à obtenir une distribution digne de ce nom dans nos contrées, "Creative Differences" n'est donc clairement pas le meilleur. Son hétérogénéité et les irrégularités de sa production crient en sa défaveur. Les premières écoutes sont d'ailleurs souvent décevantes… mais les suivantes redressent le tir. Si bien qu'au final, grâce au talent de son incroyable panel de emcees, à son ambiance bon enfant et à quelques instants de grâce, on ne peut s'empêcher de trouver "Creative Differences" plus sympathique que ne le dit la rumeur. Inférieur à un "Almost Famous" ou à un "Crappy Old Shit", "Creative Differences" reste donc un opus inégal mais respectable, ponctué de plantages mais aussi de quelques fulgurances géniales. A vous de voir maintenant.
Cobalt Mai 2004