"Heroes In The City Of Dope", c'est un peu la collaboration dont on rêvait secrètement depuis 6 ans, sans trop oser y penser. On en rêvait depuis le superbe 'Silly Puddy', en fait. Avec ce petit bijou qui figurait en bonne place sur l'indispensable "Mind Over Matter", les trois compères semblaient nous promettre à demi-mots qu'ils n'en resteraient pas là. Quelques années plus tard, avec 'Flow', le clou était enfoncé et l'hypothèse d'un album commun commençait franchement à faire son chemin dans nos esprits… et dans le leur. Pas bête, le trio savait bien que leurs adeptes n'étaient pas restés insensibles à cette poignée de collaborations qui donnaient franchement envie d'en entendre plus.
Bien sûr, l'affaire aura mis du temps à se concrétiser, laissant amplement le temps à The Grouch de devenir une figure incontournable de l'underground californien et de porter haut et fort les couleurs des Living Legends sur les cinq continents. Et si on ne vous a pas beaucoup parlé de Zion I depuis "Deep Water Slang", Amp Live et Zion n'en ont pas moins continué leur petit bonhomme de chemin en diversifiant au fil des albums leur palette de style… comme mis en exergue l'an passé sur un "True & Livin" aux tonalités organiques assez inattendues (un disque pas piqué des vers, soit dit en passant).
Une fois le disque posé sur la platine, c'est à nouveau la versatilité d'Amp Live qui frappe en premier. Sur cet album, Amp opte en effet souvent pour le son minimaliste (simple mais efficace) qui a fait les beaux jours des LL ces dernières années. Handclaps, claquement de doigts, synthès vrombissants et claviers vaporeux sont donc au rendez-vous, pour le plaisir des adeptes de G&E et consorts. Le lien de parenté entre les dernières productions d'Amp Live et l'évolution personnelle de The Grouch derrière les manettes semble plus évident que jamais.
Mais Amp Live ne se contente pas de s'adapter intelligemment à l'univers de son invité (la production d'Eligh s'insère d'ailleurs sans mal dans l'ensemble). Comme sur ses derniers projets, bien secondé par Headnodic (des Crown City Rockers), Amp joue sur les contrastes et a pris soin d'inviter quelques musiciens dans son studio pour embellir ses concoctions sonores. Alors ici et là, au milieu des rythmiques, on se trouve nez à nez avec quelques notes de guitare aériennes, un violon qui prend à la gorge ou des cuivres classieux. On a beau dire ; ça fait toujours son effet. Et même s'il ne changera pas la face du monde avec ces midtempos confortables et qu'on aurait bien aimé revenir ponctuellement aux escapades drum & bass des premiers jours, le travail effectué par Amp sur cet opus convainc sans mal, grâce à son sens du détail (comme le prouve la construction alambiquée et subtilement évolutive de 'Bad Lands').
"Lawdy! I'm set free, nothin' can touch me […] The music is the remedy, inhale my rhythm steadily". Mélangeant les genres pour mieux arriver à ses fins ; créant des hybrides (le plus souvent séduisants) où s'entrecroisent l'émotion et la froideur, l'analogique et le numérique, le beatmaker de Zion I dresse aussi à l'occasion quelques ponts avec la déferlante Hyphy qui a inondé les faubourgs d'Oakland depuis plusieurs mois. Dans le genre, 'Hit' Em' ne fait pas dans la dentelle et fait figure de hit immédiat avec sa petite mélodie de claves et ses nappes de synthé grandiloquentes. Une bonne façon d'officialiser l'attachement du trio à cette Bay Area où se trouvent une bonne partie de leurs racines.
"I learned a lot and send a large portion of the globe, though / Old habits, rabbit like, now I enjoy it more and probe slow / Keep going up, I feel the synergy / Created with my woman since '98 'til infinity / And Zion I, by and by, see eye to eye / A Legend's work is never done, we try and try".
Les thèmes évoqués par le duo de emcees ne versent pas franchement dans l'inédit ou l'exotique… On a déjà entendu ailleurs ces anecdotes de tournées, ces odes à la persévérance, ces envolées sur le pouvoir libérateur de la musique, ces récits de descentes de polices dans les quartiers chauds ou ces commentaires sur les libertés civiques en perdition aux USA depuis l'avénement de W. Pourtant, on reste difficilement insensible à la chaleur qui émane de l'association des timbres de voix complémentaires du rouspéteur et de Zion (et de leur bonne entente manifeste). Sans forcer, un équilibre naturel s'établit entre moments de détente et de concentration, entre professions de foi "conscientes" (parfois un brin moralistes, concédons-le) et introspections touchantes (comme lorsque The Grouch nous conte comment la naissance de sa fille a bouleversé sa vie ou qu'il nous parle de son cheminement intellectuel depuis les années "Don't Talk To Me")…
En pleine possession de leurs moyens vocaux et à l'aise dans leurs baskets, Corey et Stephen ne sont visiblement pas d'humeur à se lancer dans des extravagances stylistiques. Les compositions d'Amp ne s'y prêtent pas vraiment… et leur esprit est clairement ailleurs.
"I want to be as pure as I was". Ainsi, c'est surtout dans les moments où l'album verse dans des considérations spirituelles ou intimes qu'il s'avère le plus marquant (une écoute à 'Open The Door' suffit pour en prendre conscience). Ce n'est pas pour rien si le meilleur titre de cet opus est une vibrante déclaration à la Femme ('Make U Fly'), illuminé par la voix toujours aussi enchanteresse de la canadienne Esthero.
Dans l'absolu, Zion I et The Grouch signent donc avec "Heroes In The City Of Dope" un album sans grande originalité, ni prétention, mais aussi sans tabou et qui s'avère à la longue sacrément plaisant. A défaut de répondre totalement (faute d'ambition) aux attentes qu'on avait placé en lui, le trio s'est fendu d'un disque facile d'accès qui fleure bon la camaraderie et l'honnêteté, et qu'on se surprend à reposer régulièrement sur la platine. Même si on en espérait un peu plus, par les temps qui courent, c'est déjà pas si mal. "Learn to appreciate".
Cobalt Novembre 2006