Dans les Living Legends, The Grouch occupe une position un peu particulière. Si comme ses comparses, sa discographie est exemplaire et pharaonique, quelque chose le distingue de la troupe. Peut-être est-ce l'introspection constante et la sincérité qui transpirent de ses textes sans jamais tomber dans l'exhibitionnisme (souvenez-vous de 'Neglected' ou 'Uncontent' )? Peut-être est-ce son flow articulé et son grain de voix qui nous mettent à l'aise dès les premières mesures? Peut-être est-ce l'univers musical cohérent et subtilement différent qui caractérise chacun de ses albums solo? Peut-être est-ce le fait qu'il ne met aucune distance entre lui et l'auditeur? Peut-être est-ce un peu tout cela? Difficile de dire les raisons mais The Grouch a un petit quelque chose qui le rend essentiel... Après son travail de mercenaire pour le "Felt EP" de Murs & Slug (qui avait partagé les avis), "Crusader For Justice" était donc fortement attendu... Et une fois de plus, The Grouch nous rassure avec un album d'excellente facture.
Première remarque (et satisfaction) : moins fauché que par le passé, Corey Scoffern peut enfin, pour la première fois de sa carrière, nous ouvrir un livret digne de ce nom avec tous ses textes et de belles photos. Un cadeau qui ne laissera pas insensible ceux qui le suivent depuis belle lurette. Farouchement indépendant, The Grouch continue d'enregistrer tous ses morceaux à la maison. Le matériel disponible y est bien fourni désormais et on est loin du mix lo-fi de "Don't Talk To Me "mais l'authenticité du Rouspéteur reste ainsi que son dévouement total à la musique. Un thème qui revient souvent dans es textes de ce septième album solo. Son statut d'artiste indé est en effet au coeur de nombre des nouveaux morceaux. Et le business de la musique lui étant profondément antipathique ('Crumble Your Tower'), The Grouch prend clairement du plaisir à mener sa barque en indépendant comme il nous l'explique sur les nappes planantes (tout juste saupoudrés d'une flûte et d'un soupçon de beatbox) de 'Backseat Drivers'. Et il invite tout le monde à faire de même et à ne pas devenir esclave de l'envie des autres ('Better Than You', 'Crusader For Justice').
Car contrairement à de nombreux emcees, The Grouch a un cerveau et a soif d'égalité. Il invite d'ailleurs chacun à profiter de chaque seconde pour ne pas regretter sa vie sur 'Clean Nikes'. Il déclare sinon sa flamme à sa dulcinée sur un 'Dragonfly' plein de poésie mais très rythmé. Bref, avec sa diction claire, il reste fidèle à lui-même : authentique et franc, loin des clichés et abordant les thèmes qui lui tiennent à coeur. Et ses invités sont à son image. Piochant bien sûr quelques têtes dans les LL (Bicasso, Eligh, Scarub), il se mêle aussi aux toujours excellents Zion, Eye Cue d'Hobo Junction et DJ Drez. Autant dire que toutes ces collaborations valent le détour. Dans un registre plus sombre, une part de son innocence est partie avec le décès de Stu Blank, son père, qui depuis "Making Perfect Sense" amenait régulièrement quelques notes de guitare et d'orgue pour pimenter le travail de son fils. On le retrouve une dernière fois sur 'Where I Wanna Get' et 'Crusader For Justice' et The Grouch évoque cette blessure avec beaucoup de pudeur sur 'More Than Meets The Eye'.
Le style de production reste minimaliste. The Grouch distribue les notes avec une parcimonie savante et reste calé sur les midtempo. Paradoxalement, il parvient sans mal à varier les ambiances. Faisant cohabiter des samples discrets à ses compositions digitales (merci l'ASR-10 et le Triton), il crée une musique très personnelle et bien loin des standards actuels qui rend "Crusader For Justice" très homogène et plaisant. Comme l'ensemble de son répertoire, ce nouvel LP ne prend cependant toute son ampleur qu'après des écoutes répétées. Au final, seul 'Cloud Nine' et son clavier en carton auraient dû rester confinés à la chambre de The Grouch. Pour le reste, de la boucle de saxo mélancolique de 'Clean Nikes' au vibraphone de 'Better Than You', on est gâtés et cet album s'inscrit sans mal dans la tradition d'excellence des Living Legends.
Tout n'est peut-être pas parfait ('It Ain't My Life') mais "Crusader For Justice" est un LP de The Grouch et, en tant que tel, avec tout ce que cela implique, il est une des meilleures sorties de cette année 2002. En fait, The Grouch sait très bien pourquoi on l'aime. Sa formule est simple : "Forever speakin' the truth over something that's bumping"... mais diablement efficace. Faites-lui et faites-vous justice en acquérant ce nouvel album. Satisfaction garantie grâce à cet artiste singulier…
Cobalt Décembre 2002