The Grouch
Show You The World

Depuis "Don't Talk To Me" en 1995, première cassette enregistrée par Corey Scoffern, le temps a passé, les choses ont bien changé. Celui qui se présentait alors sur ses pochettes comme un diable à la moue plus que renfrognée, tournant le dos à son public pour se concentrer sur ses machines, est aujourd'hui devenu adulte. Il y a deux ans, The Grouch jouait encore les "bad boys" aux côtés du duo Zion I ; déclamant des kilomètres de rimes sur des rythmiques sèches, vantant les mérites de cette hyphy, le son identitaire de la Bay Area de San Francisco. Aujourd'hui, The Grouch est papa. Inévitablement, les priorités changent. On imagine le monde autour de soi changé mais c'est sa propre vision des choses qui a décalé le focus vers une myriade de détails dont on ne s'inquiétait guère auparavant.

Comme une relation de cause à effet, l'arrivée dans sa vie de cette petite chose a poussé The Grouch à ranger un peu le micro et les machines pour se concentrer sur sa vie de famille. Mais pas que. Puisqu'il est désormais de son devoir d'élever sa fille, The Grouch cherche à lui raconter le monde qui va l'entourer, du quotidien le plus banal jusqu'au questionnement sur le sens des actes humains. Et pourquoi ne pas réaliser ça au travers de ce qu'il sait le mieux faire : des disques? Hormis quelques apparitions pour une poignée de featurings, ces deux dernières années The Grouch s'est fait plutôt discret, rassemblant en musique l'environnement qui l'entoure, les expériences qu'il a vécu, le monde tel qu'il est au travers de ses yeux ; cette vision du monde qu'il a choisi d'offrir à sa fille sous la forme de ce dixième album, "Show You The World".

Les fans du Grincheux des Living Legends le reconnaîtront aisément : ce nouvel album est indéniablement le plus ouvert, celui qui sera à même d'accueillir un panel élargi d'auditeurs peu familiers des sons du crew californien. Mais il est aussi l'album à la fois le moins exigeant et le plus personnel de The Grouch.

Le moins exigeant car les seize morceaux font la part belle à des structures des plus classiques, faisant se succéder des schémas quasi identiques où les refrains et les temps de pause au sein du flow tout-terrain du rappeur californien sont légion. De même, les productions occupent un large spectre musical allant de la hyphy pure de 'The Bay To L.A.' (morceau en demi-teinte composé par un Eligh qui nous a habitué à quelque chose de plus consistant) au sirupeux et déconcertant 'Shero' avec son refrain digne du meilleur single R&B du premier tâcheron venu (Daddy Kev est aux manettes, l'interrogation se fait persistante...) en passant, fort heureusement, par quelques étapes de qualité; notamment ce 'Artsy' dont la version "glitchée" présentée par eDIT sur son album solo l'année passée nous avait déjà attirée l'oreille. "Show You The World" est un assemblage musical très hétérogène dont les multiples facettes se pressent les unes à la suite des autres. The Grouch y fait montre d'un savoir-faire assez étendu lorsque ce dernier s'inscrit dans des thématiques assez disparates.

A l'instar d'une vie humaine, cet album condense en un peu moins d'une heure une multitude de situations, d'expériences qui, une fois assemblées, formeraient ce personnage qu'est The Grouch. De fait, "Show You The World" est sûrement l'un des album les plus personnels du rappeur.

"I'm just a grown man doin' a young man's shit" : réaliste, Corey Scoffern. Il n'est plus ce rappeur anonyme perdu dans l'immense Californie au milieu des 90's, une poignée de cassettes sous le bras qu'il vendait de main à main ; acteur et spectateur de la naissance des premières frasques musicales des Legends. C'est un The Grouch alternant entre le désabusé et le pragmatique qui nous expose son quotidien sur 'Yardwork'. Sa première préoccupation aujourd'hui : partir en tournée, faire rentrer de l'argent, s'occuper de la création de ses albums de A à Z ; depuis l'écriture et l'enregistrement jusqu'à la négociation auprès des distributeurs de ses albums. Evacuée l'utopie d'un renouveau musical. Balayée la prétention de changer les codes de l'art qu'il pratique au quotidien. Lorsque vient le temps de ne plus s'occuper que de soi, tout est bousculé, de nouvelles responsabilités nous incombent : "I've got a daughter, promoters keep the money comin'."

Lorsqu'il questionne l'identité de l'artiste qu'il est, 'Clones' est un manifeste évident de ce que The Grouch cherche à réaliser : conserver cette identité qui lui est propre en la mettant au service de nouvelles aspirations musicales. La production assurée par le rappeur lui-même est pourtant symptomatique de ce manque de tranchant et d'énergie que l'on retrouve par petites touches ici ou là sur certaines sorties récentes. Tout y est basique et sans envergure, depuis la ligne de basse anonyme jusqu'à cette rythmique asséchée. 'Show You The World' pourrait correspondre à l'exacte antithèse du morceau précédent : la mise en musique assurée par Raphael Saadiq lorgne dans la même direction mais avec un tout autre résultat. Ce violon nonchalant en guise de papier-peint sonore, la rafale de tambours inquiétants, cette ligne de basse occasionnelle et la voix de falseto de Raphael Saadiq mis bout à bout offrent un morceau éloigné des convenances habituelles pour quelqu'un comme The Grouch mais qui tire raisonnablement son épingle du jeu.

D'ailleurs, le Grincheux le dit lui-même : "It used to be underground, now it's none." La reconversion musicale partielle du rappeur est parfois hasardeuse, par moments réussie mais globalement étonnante. Dans le bon sens du terme, il faudrait regarder de plus près un morceau comme 'Hot Air Balloons'. Servi par la trompette de Josh Koslow (déjà présent aux côtés d'Elusive, d'Omid ou, plus récemment, des L.L sur leur récent "The Gathering") et les apparitions vocales de Scarub et Bicasso, The Grouch se laisse emporter par cette guitare en provenance directe du lagon bleu le plus proche pour nous dépeindre son état d'esprit, à bord de cette montgolfière qui s'élève toujours plus haut au-travers de cieux bariolés. D'ailleurs, puisqu'il s'agit de guitare : "Well I don't rhyme over guitars often but I'm older now..." sur 'The Time'. Le morceau qui synthétise ce changement. The Grouch avoue ne plus correspondre que partiellement à ce pseudonyme, qu'il ne se met plus vraiment en colère. Mais c'est aussi la manifestation la plus aboutie de ce vers quoi pourrait tendre le rappeur à l'avenir : des productions plus que quelconques fort heureusement partiellement éclipsée par cette aptitude toujours brûlante à enflammer le micro dés qu'il s'agit de parler de tout et de rien.

C'est d'ailleurs l'un des enseignements de cet album : en dépit d'une qualité de production en dents de scie (depuis l'excellent 'Artsy', l'un des chef-d'œuvres de cet album, jusqu'aux errances d'un 'Bring It Back' rapidement fatiguant), "Show You The World" parvient à conserver la tête hors de l'eau. Suffisamment du moins pour permettre à The Grouch de déverser son flow percutant et accrocheur ; celui qu'on lui a toujours connu, qui est un élément constitutif de la personnalité du rappeur.

Sur 'Breath', ultime morceau de l'album, Corey Scoffern n'échappe pas à la justification de ses choix, celle qu'auraient exigé les fans les plus avertis du californien. "Show You The World" est l'album d'un musicien qui est passé à autre chose, pour qui seuls comptent aujourd'hui la musique qu'il souhaite faire, les amis, les proches et avant tout la famille.

The Grouch est un homme apaisé. "Show You The World" est un témoignage de ce qu'il est aujourd'hui ; loin des envolées de "Crusader For Justice", "Sound Advice" ou "Fuck The Dumb" ; quelques-unes des pièces maîtresses de sa discographie déjà bien fournie. Pas un mauvais album dans l'absolu, simplement éloigné du parcours qui l'a mené là où il est désormais. Le personnage a changé, sa musique s'en trouve inévitablement bouleversée. Toujours capable de morceaux de qualité, The Grouch tourne le dos à la noirceur d'un esprit torturé emprunt d'agressivité, en croisade pour imposer un rap exigeant et novateur. Il a choisi de montrer à sa fille l'autre facette de son monde. Celle où il est capable de déclamer quelques rimes pour saluer le bonheur d'être entouré des gens qu'il aime, en toute simplicité.

Newton
Octobre 2008

L'album est en vente sur vos sites de VPC préférés. Pour les fans de wax, à noter l'initiative de HHV quant à la mise en bac d'une édition vinyle de l'album ; édition sur laquelle ne sont cependant présents que 10 des 16 morceaux qui composent "Show You The World".
Par années... Par catégories... | Par ordre alphabétique... | Chroniques récentes... |
Label: Legendary Music
Production: The Grouch, Bloe, DJ Epik, Fat Jack, Raphael Saadiq, Eligh, Young Fetty, Style Misia, Daddy Kev.
Année: Avril 2008

01. Intro
02. Watch Watch (feat. Mike Marshall)
03. Clones
04. Artsy
05. Favorite Folks
06. Yardwork
07. God Bless The Elephant (feat. Abstract Rude)
08. Show You The World
09. The Bay To L.A. (feat. Murs)
10. Mom & Pop Killer
11. Never Die
12. Shero (feat. Mike Marshall)
13. Bring It Back
14. Hot Air Balloons (feat. Scarub et Bicasso)
15. The Time (feat. Marty James)
16. Breath

Best Cuts: 'Artsy', 'God Bless The Elephant', 'Show You The World'

Si vous avez aimé...

Dernières chroniques

Recherche

Vous recherchez quelque chose en particulier ?

Copyright © 2000-2008 Hiphopcore.net