C'est l'aboutissement d'un long voyage, la fin d'un cycle. Un cycle qui aura duré un peu plus d'une dizaine d'années. Tout a commencé plus précisément en 1993, sur les bancs du collège Hamilton à Los Angeles. Eligh, Murs et Scarub ne sont encore que des adolescents mais ils partagent déjà la même vision des choses... ainsi qu'une passion dévorante pour le rap. De freestyles interminables en enregistrements 4 pistes un peu crades, une amitié naît, un groupe se forme. Le nom sera The 3MG's ou Three Melancholy Gypsys. De l'eau a coulé sous les ponts depuis. Désormais, l'aventure Living Legends est passée par là et les trois amis ont pris du galon. Eligh est l'un des artistes les plus accomplis du rap actuel, Scarub a connu son heure de gloire avec 3 premiers albums exceptionnels et Murs est une star en devenir… Mais le groupe est resté. Alors que le temps ne fait que les éloigner et que Murs prend de plus en plus ses distances avec son ancien bastion angelino, c'était le moment ou jamais de faire le point. Il aura fallu presque 4 ans entre l'annonce de cet album et sa sortie effective dans les bacs. Mais à vrai dire, "Grand Caravan To The Rim Of The World" était en fait en gestation depuis le départ de l'aventure… Avant même "Gypsy's Luck" ou "Live In Tokyo".
C'est sûrement ce qui le rend nettement différent de tout ce que les trois amis ont pu sortir ces deux dernières années. Car si on retrouve bien les couleurs sonores et les éléments favoris du trio californien, on ne peut s'empêcher de trouver que ce nouveau projet dégage un parfum à part.
"We do a different dance but it's still the same drum".
Enregistré en autarcie en l'espace de quelques semaines lors d'un exil dans les contrées britanniques, produit en majorité par Gandalf, "Grand Caravan To The World" a l'air simple au premier abord. Teintées d'un voile de mystère, envoûtantes, les compositions se réduisent souvent à quelques nappes de synthé, à un soupçon de claviers et (de temps en temps) à un sample discret, posés négligemment sur une rythmique minimaliste (quelques handclaps tout au plus). Parfois offensifs, parfois planants, les instrumentaux sont tout entiers au service des mots et des flows. N'empêche que, pour un peu, on les trouverait en retrait par rapport au sublime travail réalisé par Eligh sur son récent "Enigma". Mais ce serait aller un peu vite en besogne, car c'est bien dans les nuances, dans la subtilité des atmosphères qu'Eligh excelle et donne vie à ces arrangements artificiels. Du coup, dès qu'on gratte sous la surface et qu'on se prend au jeu, le mesmérisme de ses productions agit et on découvre des détails qui font mouche. Dans ce registre, on pense forcément au paysage apocalyptique de 'Armageddon' ou à '3 Rings', à son ambiance de cirque relayé par un habillage sonore au poil, à cette guitare blues qui fait discrètement son apparition dans les dernières mesures du morceau… Au fil des titres, le tableau dépeint par Eligh prend de l'ampleur. Et, même si les beats ne sont pas tous irréprochables (pourquoi diantre reprendre le 'Nautilus' de Bob James pour la énième fois!?), la poésie étrange qui se dégage de l'ensemble emporte nos quelques réticences. Et puis il y a bien d'autres motifs de satisfaction.
"Interesting innovative inner universe poem". La densité des textes, leur profondeur de champ, leur richesse sonore impressionnent. Les rimes se succèdent en ouvrant chaque fois des horizons de réflexion différents ou en évoquant de nouveaux paysages fantasmagoriques.
"I can take you to a 3 dimensional sea on a magical mushroom carpet ride". Comme rarement, chaque nouvelle mesure semble capable de révéler des surprises, qui peuvent aussi bien prendre la forme d'envolées flowistiques époustouflantes que d'images inédites. L'aisance et la complémentarité évidente du trio fait le reste. Le flow à tiroir de Scarub (qui n'avait pas été aussi brillant depuis longtemps) tranche avec le côté plus direct et terre-à-terre de Murs; qui lui même contraste avec la fluidité et les allitérations hallucinées d'Eligh et de son
"rhyme pattern that accelerates then slows down". Empreints de spiritualité, les couplets de l'auteur de "Poltergeist" ressemblent en effet ici et là à des collages de vignettes surnaturelles et troublantes, où l'on rencontre des anges déchus après avoir surfé sur les anneaux de Saturn.
"Sipping Courvoisier out of the Holy Grail".
Mais dès qu'Eligh tire le projet vers le surréalisme, Murs est là le couplet suivant pour remettre les choses à plat. Pour lâcher une petite remarque sociale empreinte d'un humour acerbe. Sous ces sollicitations combinées, l'album trouve un équilibre, entre ciel et terre. Au milieu des egotrips, des autoportraits, des métaphores galactiques et des épanchements sur le sinistre destin que les gitans réservent aux suppôts d'un rap bassement matérialiste, le trio revient souvent avec philosophie sur le parcours initiatique de la vie, cherchant à trouver le sens de cette existence éphémère et au fond si secrète.
"Born alone. Die alone. Between the end and the beginning, life plays out like the scales of a xylophone". Sujet d'inspiration intarissable, l'amour semble pourtant leur préoccupation majeure ces derniers temps. L'amour et ses moments d'extase, ses désirs soudains, ses cœurs brisés… ses thèmes astraux. Mais il y a résolument un peu de tout dans cet album, de tout ce que les trois amis ont voulu y mettre et y dire. Alors, ailleurs, sur les chants polynésiens surprenants et la rythmique saccadée de 'Chant', Murs se fait plaisir en se jouant des dictons tout faits pour mieux montrer le pouvoir évocateur des mots. Et la course s'achève et culmine avec un 'Landing' sombre et épileptique en forme de rencontre du troisième type. Comme si après avoir été pendant si longtemps fasciné par la voûte céleste et ses secrets, Eligh et ses amis avaient enfin l'occasion de faire face à ses habitants et de boucler la boucle.
Maintenant, le trio le sait pertinemment, il n'y aura probablement jamais de suite à cet opus longue durée qu'Eligh, Scarub et Murs s'étaient inconsciemment promis d'enregistrer depuis des années. L'espoir fait vivre, mais les ambitions divergentes de chacun font que "Grand Caravan To The Rim Of The World" restera sûrement le dernier chapitre d'une aventure qui aura laissée une empreinte indélébile sur tout l'underground californien. Complexe et limpide à la fois, le tiercé gagnant des Living Legends signe là comme on l'espérait l'un des opus les plus convaincants de cette première moitié d'année déjà bien chargé. The 3MG's? Aujourd'hui, on comprend enfin un peu mieux le sens de ce patronyme énigmatique lorsque la guitare habile et la voix de Jose Feliciano viennent ouvrir la danse de façon inattendue:
"I'm just a gypsy who gets paid / For all the songs that I have played / And all the records that I have made / I have travelled all the land / Making music…". Des mots qui sonnent comme une confession du trio. Après tant d'années et tant d'albums, Scarub, Murs et Eligh sont libres désormais.
Cobalt Août 2005