La Caution

C'est après un show qui a fait tanguer (au sens propre) la péniche lyonnaise de La Marquise, qu'Hi-Tekk, Nikkfurie et DJ Fab se sont confiés à Hip-Hop Core. Ravis de l'accueil lyonnais, quelques mois après la sortie du deuxième opus du groupe ("Peines De Maures / Arc-En-Ciel Pour Daltoniens"), les deux frères d'Oujdah, accompagnés de DJ 'tvoisjveudire' Fab étaient prêts à nous parler à cœur ouvert. Un entretien fleuve, posés sur le Rhône, dont voici la première partie. Au menu, le nouveau contexte qui entoure la sortie du disque, le paysage rap, et des lyrics qui font débat. Réponses.



Hip-Hop Core: Que s'est-il passé pour La Caution depuis "Asphalte Hurlante"?



Nikkfurie: Nous avons eu quelques soucis administratifs avec Kerozen Music. Pendant ce temps on a fait des morceaux. Mais on n'a pas vraiment pu se projeter dans le futur. A un moment on s'est même renseigné pour d'autres deals. Une fois que tous ces problèmes ont été solutionnés tout s'est enchaîné super vite. C'est pour ça qu'on a sans cesse repoussé la sortie du nouvel album, les soucis de label.



HHC: Le nouvel album était prêt quand?



N: Tout était prêt assez tard en fait, en juillet 2005. A la base on s'était dit que le nouvel album s'appellerait "Peines De Maures", mais on avait beaucoup de morceaux et on s'est rendu compte que certains n'allaient pas avec ce titre. C'est à ce moment là qu'on a conçu l'idée d'un double album.



HHC: Le "Peines De Maures" que vous prépariez comme un album unique n'est donc pas tout à fait le "Peines De Maures" qu'on retrouve dans ce double album?



N: On a décidé de tout axer sur l'ambition artistique. On avait cette idée de deux albums différents, mais en même temps en cohérence avec notre identité. A partir de là, on a pris une base de huit ou neuf morceaux, pour Peines De Maures et pour Arc En Ciel Pour Daltoniens, qui étaient à l'origine prévus pour entrer dans un seul disque, et on a ensuite travaillé chaque album autour de ça.



HHC: DJ Fab, tu étais beaucoup plus présent sur le précédent album, pourquoi?



Fab: Sachez que La Caution fait tout par urgence. Moi j'ai des activités autres, en dehors de La Caution, je travaille sur pas mal de choses… Lorsqu'on a commencé à faire les scratchs pour le nouvel album ca s'est passé chez moi, on a commencé à tout placer, mais après il a fallu masteriser super vite car on a eu des problèmes de studio, d'ingé son, etc... En fin de compte il y a eu quelques scratchs qui ont été posés car on a pu masteriser les morceaux avec, mais les autres scratchs que j'avais fait ne sont pas apparus. Etat d'urgence malheureusement. Je suis toujours là mais je ne suis qu'un deejay. Mais je les suis, je suis là pour les concerts et je donne le meilleur de moi avec eux.



HHC: Qu'est ce que ça change de participer au score d'un film comme Ocean's Twelve?



N: Déjà ce qui est bizarre c'est qu'on a participé à un film qui a tout cassé, et quasiment toutes les réactions qu'on a eu viennent de l'étranger. Même sur Internet si tu tapes "Nikkfurie, thé à la menthe" tu vas tomber sur un tas de blogs en Turquie, en Finlande, en Azerbaïdjan, de mecs qui ont pressé le mp3 sur cd et qui ont tout niqué en sortant le morceau sous leur nom. Après le film, j'ai été contacté par une firme d'Atlanta, qui vend ce morceau là aux gymnastes, aux danseurs… Ca veut dire que dans les écoles de danse aux USA, ils passent une playlist où Madonna côtoie 'Thé à La Menthe'! Autre chose qui m'a fait halluciner : le morceau s'est retrouvé sur des AV8! Mais tout ça ne s'est passé qu'à l'étranger. Bon, c'est pas grave, ça reste une belle histoire qui prouve que notre originalité est reconnue.

Hi-Tekk: Bizarrement, c'est souvent quand on rencontre des gens à l'étranger qu'on reconnaît nos qualités de production ou de flow. Alors qu'en France il y a un nivellement par le bas qui fait qu'on nous qualifie juste de "spé" : moins t'as de flow, mois t'as de son, mieux c'est.

N: Plus qu'un nivellement par le bas, je parlerai surtout en France de culture du bémol. L'album de La Caution est bien mais y'à ça, ça, et ça qui va pas, l'album de TTC est bien mais… l'album de Booba est bien mais… Les mecs veulent le truc parfait, et ça n'existe pas. Après pour ces histoires de rap "spé", j'étais l'autre jour à une soirée où ils ont joué 'Paid In Full' d'Eric B et Rakim, et ben si ça sortait aujourd'hui ce serait sacrément "spé", alors que c'est la base du Hip-Hop.

H-T: Même chose pour Edan. Quand "Primitive Plus" est sorti, les gens ont dit que son disque était "spé". Il ne fait que pomper les mecs des 90's, il rappe dans la plus pure tradition du rap. Les gens oublient ce qu'est le rap. Aujourd'hui les mecs te montrent des chanteuses de Rn'B pourries avec un son qui n'a rien de rap et te disent : "c'est ça le rap".

N: Rn'B ou pas, c'est même pas le problème. 50 Cent travaillait avec Jam Master Jay, ça veut tout dire. Même les gens dans le mainstream ont une vraie culture…





HHC: Quand on vous écoute on comprend qu'il y a un problème avec le public français. Qu'est ce qui le rend différent?



N: Tout dépend du public. Les jeunes vont te dire qu'Eric B & Rakim c'est de la merde. Les gens du public Hip Hop ont oublié la première période où tu avais une diversité de folie. Du coup dans notre public tu retrouves des gens qui écoutent d'autres musiques et qui ont une démarche plus simple par rapport à la musique. Le public rap en France est super éclaté, selon les générations, personne n'est bloqué sur les mêmes trucs.



HHC: N'y a t'il pas dès le départ un problème du au fait que les rappeurs français érigent en référence des artistes qui ne les ont jamais bercé?



N: On a fatalement des références plus jeunes.

H-T: Il y a aussi la culture du clone en France. Les gens ont peur d'aimer un truc que les autres n'aiment pas. Tout le monde écoute le même truc, porte les mêmes baskets, on change juste la couleur…



HHC: Mais pourquoi en France particulièrement?



H-T: C'est culturel, j'en sais rien.

N: Parce que finalement le rap ici est censé te représenter. Donc si ce rap ne te ressemble pas tu ne l'aimes pas, ca va au delà de la musique. Quand je suis tombé à 11 ans sur "King Of Rock" de Run Dmc je n'avais jamais écouté de rock et je baignais dans la Funk, pourtant je suis devenu fou. C'est aller simplement vers la musique. L'aspect social du rap a fait oublier que c'est une musique avant tout. On n'est pas obligé d'écouter un rappeur parce qu'on se reconnaît dans ce qu'il dit.



HHC: Entrons dans le disque de plein pied. 'Peines De Maures' est un morceau anti-américain avec des phases qui invitent à ne plus consommer US. Pourtant je vous vois parfois porter du Enyce par exemple… Est-ce qu'on n'est pas obligatoirement face à ses contradictions quand on se dit Anti-US en 2005?



N: On n'est pas entrain de dire "on est anti-américains" dans le sens absolu du terme. D'ailleurs je suis même beaucoup plus "anti-anglais". Mais en tout cas il y a des mecs qui se sont permis de chier sur des populations auxquelles on peut s'identifier très facilement. Si tu me déplaces physiquement à l'instant devant un check point et que j'ai le malheur de bouger les bras, je me fais tirer dessus. Que ce soit en Israël ou en Irak. Alors que ces gens là n'ont pas touché à un seul cheveu d'un Anglais ou d'un Américain, il n'y a pas d'antécédents.



HHC: Mais par rapport à ta situation à toi, d'homme qui consomme…



N: Tu es obligé de consommer des choses. Après c'est un choix personnel, mais moi je n'achète quasiment rien d'américain. C'est une vraie volonté. On m'a sorti des histoires de folie sur telle ou telle marque, donc je ne veux pas cautionner et financer des choses qui me tueraient si j'étais sur place. C'est aussi, comme tu le dis, contradictoire, car tu ne vas pas jamais boire de coca cola ou ce genre de choses. Ca casse les couilles, mais on n'est pas non plus dans l'idéologie par rapport à ca.



HHC: Pour reprendre des lyrics de Hi-Tekk, est-ce que vous vous considérez "en guerre de croisade" aujourd'hui en France?



H-T: C'est pas en France qu'il y a une croisade, c'est dans le monde. Mais moi je ne me considère pas en croisade, je n'ai rien à voir avec ça. Mais toute cette mythomanie servie à longueur de journées avec ces histoires d'armes de destructions massives ou ce genre de conneries où l'on se fout de la gueule des gens… Ce sont eux qui attaquent. Alors qui est en Djihad, qui est en croisade? Est-ce que tu as vu un pays arabe attaquer un pays occidental? Jusqu'ici non. C'est ça que je voulais dire.

N: Nous on se sent hyper concernés par ça. Déjà on ne va pas se mentir, il y a un réflexe d'identification. T'es un arabe, un musulman, donc tu ne peux pas te dire "pas concerné" lorsqu'on tue un autre arabe ou un autre musulman à l'autre bout du monde. Mais il y a autre chose, c'est cet embargo en Irak qui a tué des centaines de milliers d'enfants, pour rien. Tout ça a rejailli sur la France, où déjà tout était loin d'être parfait. Aujourd'hui en plus d'une racaille tu peux être un terroriste. Si je décide de pratiquer ma religion et de porter une barbe, on peut m'emmener au placard sans motif, car, attention, je peux me faire sauter à tout moment… Pendant les "rafles" anti-terroristes, ils ont attrapés des gens qu'on "soupçonne de"… C'est le délit de faciès à outrance. Alors que le mec qui matérialise son idéologie par une tenue vestimentaire ou une coupe de cheveux, en quoi ça dérange quelqu'un?



HHC: Est-ce parce que la réalité dépasse la fiction qu'aujourd'hui les traces de SF disparaissent de vos textes… quitte à faire du rap conscient?



H-T: Même dans le premier album on ne faisait pas vraiment de la Science-Fiction. Le terme est trompeur. On ne parlait pas des extraterrestres. C'était tout le temps lié au réel. Le rap conscient qu'on cherche à éviter c'est le rap "slogan". Il n'y a pas de slogans dans "Peines De Maures".





HHC: Quand Nikkfurie appelle au boycott des produits américains ce n'est pas un slogan?



H-T: Je parlais d'un certain simplisme. De l'egotrip conscient, où les mecs te racontent juste qu'ils sont conscients.



HHC: Mais il y a quand même des différences dans les textes entre "Asphalte Hurlante" et ce nouvel album…



H-T: Oui il y a une différence qui s'assume clairement. "Asphalte Hurlante" était clairement sur le thème de l'urgence urbaine. Là c'est autre chose.



HHC: Il y a moins d'abstraction…



H-T: Je déteste l'abstract hip hop, je n'ai jamais fais d'abstract hip hop ou des phases abstraites… Je le dis car parfois nous sommes mis dans la même catégorie que des mecs dont on ne partage pas le délire. Chez moi tout est concret. Dans "Asphalte Hurlante" on ne brassait pas du vide. Moi c'est plus de la paranoïa ultime, dans la lignée de "1984" ou K.Dick. C'est ça notre science-fiction. On ne raconte pas n'importe quoi. Ce qui nous intéresse c'est quand la réalité est bien plus violente que ce que tu pourrais écrire.

N: Il y a un truc dans l'air dans le milieu intellectuel et artistique, c'est que la revendication d'un mec ne sert à rien. Nous ce n'est pas ça qu'on dit quand on rejette le rap à slogans. Le rap conscient qui se branle sur rien du tout, à grands coups de "Le Pen, nique sa mère" ça nous énerve car c'est convenu et mal dit. Dans la bouche du MIB c'est différent. On est humble par rapport à ces gens-là car ils se battent vraiment. "Peines De Maures" c'est "on dit ce qu'on pense, ce qu'on ressent" plus que du rap conscient. Cela en réaction à l'élite culturelle et littéraire française qui nous dit "ah vous nous faites chier les arabes". Comme par exemple un mec qui est membre du haut-conseil à l'intégration, Claude Imbert, du journal Le Point, et qui dit clairement qu'il est Islamophobe. Maintenant on peut être raciste contre les musulmans, c'est plus ou moins accepté, et ça nous fait réagir. Déjà quand on disait "l'Islam et l'expérience éloignent du banditisme" sur le premier album, on nous disait "vous ne trouvez pas que c'est du prosélytisme?". T'as envie de répondre qu'il faut traverser le périphérique et regarder les gens qui suivent vraiment la religion.



HHC: Est-ce qu'il y a eu un changement pour la vie des arabes en France entre les deux albums?



N: Disons qu'il y a eu une radicalisation du racisme. Un concept de racisme inconscient. Genre le mec qui n'a rien contre ses amis, mais au delà… Ce n'est pas vraiment une question de majorité de gauche ou de droite, car au final la gauche est juste maîtresse de l'étouffement. Le changement c'est que maintenant on dit que Le Pen pose les bonnes questions et n'apporte pas les bonnes réponses. C'est grave de dire ça.

H-T: Quand tu regardes tout ce qu'il a été permis de dire depuis le 11 septembre, tu te dis que les intellos devraient apprendre l'Histoire avant de parler du monde Musulman. Les mecs ne comprennent rien au Coran et salissent notre image en mettant sur le même plan le problème du voile et la question du string. Remplace les termes musulmans et islamophobes par juifs et antisémites tu comprendras mieux la violence des propos. Maintenant les gens se lâchent, c'est ça le vrai changement.



HHC: Est-ce que pour vous il y a aussi des musulmans qui ont joué un rôle négatif, par exemple Tariq Ramadan qui est visé par certains?



H-T: Tariq Ramadann, je n'ai rien contre lui, c'est un intello de folie, il est super fort. Les gens ne savent pas de quoi ils parlent… Il est attaqué car il a cité des juifs qui étaient pour le sionisme, quel est le mal à ca? Il s'exprime sur des sujets extrêmement complexes que certains essaient de résumer en une phrase à la manière des slogans de Sarkozy. Il faut plus de subtilité dans ce monde. Cessons le QCM mental, du bon ou mauvais, noir ou blanc, oui ou non, pour ou contre… Il faut arrêter ce genre de conneries.



Propos recueillis par Checkspire et Kreme
Février 2006

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