Une si longue attente avait créé une sensation de manque. Hi-Tekk et Nikkfurie ont construit un univers rap si particulier qu'on ne peut se rabattre sur des clones lorsqu'ils disparaissent des bacs. Ainsi l'amuse gueule balancé à la face des fans qu'était 'Code Barre' a servi d'os à ronger en attendant de se ramasser l'artillerie lourde dans les gencives. Avec un double album de 31 titres on pouvait même fantasmer sur un blockbuster rap français sans véritable équivalent, cela après que le hit 'Thé à la Menthe' ait donné au groupe une dimension internationale inattendue. Saluons d'emblée l'effort que représente la livraison de deux cd's aussi denses. Relevons aussi la quasi absence de skits, même si les rares interludes présentes sont, comme souvent, sans intérêt. Anticipons enfin sur le risque que représente une telle profusion de morceaux, en terme de cohérence notamment.
A mes oreilles, on peut trouver une cohérence lorsque l'on sépare les deux disques comme les deux versants de la colline Caution.
Si "Arc-en-Ciel pour Daltoniens "est un voyage, "Peines de Maures" est une croisade. Plus "rap français", plus classique sans doute. Il n'est ainsi pas surprenant de retrouver les interventions du mancunien Siskid sur la face hallucinée de l'album, l'autre. "Peines de Maures" brille par la fulgurance de certains couplets, l'émotion brute qui se dégage des constats sans concession dressés par Nikk et Hi-Tekk. Les frangins d'Oujda viennent donner la leçon sur un terrain où certains ne les attendaient peut-être pas. Le terrain? Vague. Au pied de l'immeuble, au pied du minaret, dans la mine, au chevet de la France d'en bas. La Caution fait du rap conscient pas chiant, à base de portraits, d'autoportraits, de réflexions simples ou d'images. On aurait pu se casser la gueule dans le mélodrame, mais il y a derrière tout ça des flows et des instrumentaux complètement hors-concours pour le reste du rap hexagonal. Donc on ne tombe pas puisqu'ils nous portent. Nikk vocode à bon escient, laisse tourner le beat quand il le faut pour te laisser le temps de réfléchir, tire sur la nappe, mets du lourd et du léger aux endroits où il le faut. Bref, ce mec appuie sur les bons boutons. Résultat : 'Boite de Macs', 'Monde Libre', 'Bancs de Poisons', 'Peines de Maures', 'Glamour sur le Globe', 'Impossible', 'Chômage, Voitures, Nuits Blanches' sont autant de hits qui "placardent au sol". On ressort de tout ça avec l'impression assez étrange d'avoir entendu des rappeurs parler de sujets sérieux sans dire de conneries (même si certaines prises de position peuvent faire débat), des frères raconter leurs anecdotes personnelles et régler quelques comptes sans verser dans le private track. On a surtout l'immense surprise d'assister à la joyeuse copulation entre un fond sensé et une forme irréprochable. Mais on a franchement pas entendu le disque qu'on attendait. Pour cela il va falloir dévaler le flanc "Arc-en-Ciel pour Daltoniens".
On peut avoir l'impression que La Caution a voulu prouver des choses sur "Peines de Maures", peut-être inconsciemment. "Arc-en-Ciel pour Daltoniens", de son côté, fait la part belle à l'egotrip, aux digressions hallucinées, aux descriptions en 3D. Un disque imaginatif. C'est donc sur ce versant que le public non-éduqué au rap français trouvera les expérimentations qu'il était venu chercher. Des guitares électro-pop de Siskid sur 'Focus' au 8-bit bouncy d''Arcade', l'horizon s'élargit. Le propos se fait plus sensible, plus poétique, toujours avec rudesse ; des thèmes féminins de 'Connasse' et 'Antimuse' (morceau qui n'est pas sans rappeler le 'Bâtard Sensible' de TTC et qui profite encore de l'excellent travail aux cordes et claviers de Siskid) aux omniscients 'Livre de Vie' et 'Class 87'. Les flows, aussi extensibles qu'impeccables, se greffent aux rythmiques soutenues d'un Nikkfurie inspiré, et qui étale une large palette de tons. Ainsi l'équation : "bons flows + bons beats + imagination = X" trouve plusieurs solutions : 'Comme un Sampler', 'Code Barre', 'Arc-en-Ciel pour Daltoniens'. Trois sommets qui font pencher la balance du côté de l'"Arc-en-Ciel pour Daltoniens", et ce malgré le douteux 'Faut-il?' et l'incompréhensible R'n'b de MJC de 'Personne Fusible'. Quelques morceaux qu'on zappe vite et qui n'altèrent pas vraiment l'impression générale à l'issue des 60 minutes et 47 secondes d'écoute concluent par un 'Poltergheist' au refrain rempli de sous-entendus.
Au bout du compte, La Caution manque le KO d'un souffle mais l'emporte largement aux points. Et l'on oublie très facilement les quelques zones d'ombre du disque pour se construire un album imaginaire composé d'une vingtaine de pépites. Faites vous un cd-r cohérent avec vos morceaux préférés des deux cds et appelez-le "Arc-en-Ciel pour Maures de Faim" ; vous créerez à coup sûr un des meilleur album de rap français du millénaire naissant. Reste à savoir si la faiblesse de l'offre hexagonale ne nous pousse pas à considérer chaque disque vraiment réussi comme un classique potentiel…
Checkspire Janvier 2006