Blueprint
Chamber Music

C'était vraiment sa fête. Toute l'année. Modestement, sans faire beaucoup de bruit, Blueprint a traversé les saisons à un rythme soutenu en déposant sur son chemin une ribambelle de projets irréprochables. Du sublime "Celestial Clockwork" de son ami Illogic à ses participations aux opus de Cryptic One ou Vast Aire en passant par son "The Vitamins & Minerals EP", Printmatic n'a pas fait le moindre faux pas. Productif mais jamais répétitif, il a de plus su étoffer sa palette et varier les plaisirs à tous les niveaux sans qu'on y trouve jamais rien à redire. Emcee-producteur accompli, Blueprint se lance aujourd'hui un nouveau défi de taille : produire de ses mains un album (majoritairement) instrumental. Enfin, nouveau, pas tout à fait… Blueprint parlait déjà de "Chamber Music" avant la sortie de "Got Lyrics?". Il aura fallu beaucoup de temps, d'hésitations, de tergiversations et de retouches avant que le tôlier de Weightless se décide enfin à nous laisser écouter le résultat de ce pari pas forcément gagné d'avance. Souvent nébuleuses et éthérées, reposant beaucoup sur les boucles, on se demandait en effet comment les productions de Blueprint franchiraient le cap fixé. On se demandait si Blueprint avait les moyens de donner un réel intérêt à son travail musical sur la longueur d'un LP sans l'apport d'un emcee… S'il éviterait le piège de l'album atmosphérico-soporifique dans lequel trop de producteurs tombent… S'il serait à la hauteur, tout simplement.

Trêve de suppositions; la réponse à nos questions est désormais entre nos mains. Blueprint nous prévient dès le départ: "I did not make this record for rappers to rap to. […] I made this record for people who want to sit, think or talk – but don't want to feel like their thoughts are competing with the music". Soit. Et il tient son engagement en confectionnant un album méditatif et singulier. Hésitant entre jazz épuré, musique de chambre, électro aérienne et rap industriel, Blueprint ne choisit jamais vraiment son camp et promène sa MPC le long des 66 minutes de "Chamber Music", en piochant des sons là où son humeur le mène. Ici, les instrus midtempos se suivent de manière cohérente mais ne se ressemblent pas; parfois expérimentaux, parfois plus posés, souvent nocturnes et en tout cas, rarement ennuyeux… A l'écoute de 'Mr. Hyde', on mesure d'emblée les progrès accomplis depuis le "Up To Speed EP". Entre des claviers oppressants, un violoncelle sourd, une sitar envoûtante et une rythmique parcourue de surtensions épileptiques, le morceau semble ne jamais vouloir se poser trop longtemps pour développer ses mélodies, préférant changer de programme (même subtilement) pour mieux refléter l'ambivalence des aspirations artistiques de Blueprint.

Il aura mis du temps à voir le jour ce "Chamber Music". Mais ça valait le coup d'attendre. Du clavier inoubliable du dernier mouvement de 'Starch' au vibraphone plein de poésie de 'Behave Yourself' en passant par l'orgue chaleureux de 'My Melody' ou les mouvements glacés de 'Pendulum Master', les raisons de se réjouir sont nombreuses. Certains points font même qu'on se félicite qu'une bonne partie des titres ici présents aient dormi dans les dossiers de Blueprint pendant quelques temps. Ce retard à l'allumage nous permet en effet de regoûter à des couplets inédits d'un genre qu'on pensait disparu. Entendre un Vast Aire grande époque chevaucher avec assurance un clavier galactique et une basse rutilante en jetant sur sa route une volée de ces punchlines décalées qui faisaient de lui le meilleur élève de l'Atoms Fam ('Small World, Big Plans'), on n'y croyait plus depuis longtemps. Voir à nouveau Aesop Rock s'imposer sans tomber dans l'excès sur une production brumeuse et onirique, c'était de la science-fiction. Sauf dans le monde de Blueprint ('Encounter').

N'allez cependant pas croire que l'album a une odeur de formol! Craquements de vinyle intrigants, chants nébuleux, flûtes traversières mystérieuses, guitares blues et pianos élégiaques, le leader de Greenhouse Effect a gardé les instruments de son succès passé mais il leur a adjoint de nouvelles composantes (instruments exotiques, chants d'oiseaux et bruitages divers). Il a aussi revu et corrigé ses arrangements et sa logique de composition (désormais plus évolutive). Sur "Chamber Music", les titres rappés n'arrivent pas comme un cheveu sur la soupe ou comme une action de discrimination positive à l'attention des fans de longue date. Non, ils s'intègrent parfaitement dans le décor. Ce n'est pas pour rien si les emcees prennent souvent leur temps avant de prendre la parole, préférant laisser les compositions respirer librement au lieu de les attaquer bille en tête… Mais c'est bien dans les plages instrumentales que l'on prend pleinement conscience du travail de précision effectué par le membre à temps partiel de Soul Position.

Il faut dire que, perfectionniste maladif, Blueprint passe des heures sur son ouvrage comme il l'avoue sur 'Mission Statement' (seul titre où il donne de la voix): "Walk through it a thousand times until it feels right / And still might make a little change or two / Before I feel like it's good enough to play for you". C'est un fait: Blueprint prend de plus en plus de dimension(s) et élargit son univers musical à une vitesse étonnante. Du coup, les longuets 'Hot Sex' et 'Arms Too Short' s'imposent comme les seules fausses notes un peu vulgaires d'une partition soigneusement travaillée (jusque dans les enchaînements) mais étonnamment libre. Une partition où les retrouvailles avec Illogic sont forcément magiques et ésotériques: "They say the grass is always greener on the other side / I jumped the fence so where I am so where I am won't look so dismal". Troublant exercice d'écriture cathartique sur fond de piano dissonant, 'Sacrifice' est plein de cette ambiance intimiste, de ces métaphores fabuleuses et de cette introspection déstabilisante qui rendent chacune de leurs collaborations indispensables.

Sombre, atmosphérique, varié, original, "Chamber Music" est un peu de tout ça. Bien sûr, quelques moments sont moins enthousiasmants et certains passages éveillent plus les sens que d'autres. Mais, dans l'état, "Chamber Music" reste un des albums instrumentaux les plus réussis que le hip-hop nous ait proposé ces dernières années. Blueprint ne se contentant pas de nous resservir le type de productions dont il est coutumier et refusant les mélodies faciles, "Chamber Music" ne s'offrera pas forcément d'emblée à l'auditeur. Il a le parfum reconnaissable et peu commun de ces albums créés en autarcie par un artiste polyvalent, reclus dans une chambre un peu sombre sans autre souci que de faire la meilleure musique possible. Le parfum d'un opus exigeant dans lequel on rentre peu à peu (pour peu qu'on veuille bien se laisser charmer par ses atmosphères crépusculaires) mais qui nous emporte totalement, une fois conquis. Sans fanfare, Blueprint, que certains considéraient encore récemment comme un producteur lambda perdu dans la foule de beatmakers underground, aura prouvé en l'espace de quelques mois toute l'étendue de son talent… Tout vient à point à qui sait attendre. Ne passez pas à côté de l'œuvre de ce concepteur musical farouchement indépendant et déjà majeur.

Cobalt
Décembre 2004
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Label: Weightless Recordings
Production: Blueprint
Année: Novembre 2004

01. Enter
02. Mr. Hyde
03. Mission Statement
04. Starch
05. My Melody
06. Small World, Big Plans (feat. Vast Aire)
07. Behave Yourself
08. Hot Sex
09. Encounter (feat. Aesop Rock)
10. Arms Too Short
11. Sacrifice (feat. Illogic)
12. Full Moon
13. Pendulum Master (feat. WindNBreeze)
14. Exit

Best Cuts: 'Sacrifice', 'Starch', 'Pendulum Master'.

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