Leader de fait de l'Atoms Fam, fondateur de Centrifugal Phorce Records, personnage central des remarqués "Euphony" et "The Prequel", Cryptic One reste pourtant un mystère. Contribuant discrètement mais activement à la formation et à l'ascension d'une nébuleuse d'artistes qui aura marqué son époque, de Weightless à Johnny 23 en passant par CP Records et bien entendu Def Jux, Cryptic One a créé de toute pièce le son sombre et influent de l'Atoms Family. Cependant, depuis son orchestration en 1996 d'un "Centa Of Da Web: Beyond Human Comprehension" qui a continué de faire des vagues lors de sa réédition l'an passé, il arpente en silence l'underground new-yorkais. Préférant rester dans l'ombre de ses protégés, il n'avait jusqu'ici pas pris le temps de sortir un projet solo. Mais au moment où son crew connaît un petit passage à vide depuis que Cannibal Ox nage dans le flou, il fallait redresser le tir. A la faveur d'un partenariat heureux avec Day By Day, Cryptic se décide donc enfin à franchir le pas et nous présente ce premier opus solo attendu depuis des lustres et terminé depuis 2 ans. Il était temps.
Armé de rimes à la complexité intrigante et magnétique, Cryptic One fait preuve tout au long de "The Anti-Mobius Strip Theory" d'un talent lyrical insoupçonné. Plus réputé pour ses dons de producteur, il s'affirme ici comme un manieur de micro doué. Bien sûr, ses prestations passées nous avaient prouvé épisodiquement ses dispositions microphoniques mais elles n'avaient visiblement révélé qu'une infime parcelle de la qualité d'écriture qui abonde ici. Il faut dire que Cryptic ne s'était jamais livré comme il le fait sur ce premier album. Limitant les featurings au minimum syndical et familial (à savoir les def jukies Hangar 18 et Aesop Rock), il a versé son cœur et ses tripes dans ce projet. Il l'annonce d'ailleurs d'entrée de jeu:
"Listen close if you have the nerve / my position will be hangin' off every word". Avec ses interrogations sans fin sur la finalité de son existence, sur ses buts et sur sa relation avec son public, Cryptic laisse entrevoir le malaise et les rancoeurs qui l'habitent dès 'Anti-Mobius Strip Theory'. Eternel pessimiste et cynique avoué, ses observations sociologiques implacables et ses réflexions sur la vie ont le parfum du spleen et cette
"majesty of depression" qu'il affectionne tant:
"See this earth as a nest and I'm that little bird whose mother pushed him outside before I learned to fly".
Le côté thérapeutique et cathartique de la musique de Cryptic One n'exclut pourtant jamais l'auditeur. Dans la plus pure tradition Atoms Fam, Cryptic One dispose en effet d'un flow instantané, sinueux et intelligible mais aussi d'un sens aigu des jeux de mots alambiqués qui font mouche.
"I'm so blinded by the past I can't see where the future lies / That's right the future lies… Past tells the truth". Il se démarque cependant des Alaska, Vast Aire et autres Windnbreeze. Sans négliger la forme et tout en lâchant quelques egotrips sophistiqués, Cryptic préfère clairement mettre l'accent sur le fond… ce qui n'est pas le cas de tous les membres de son équipe. Fidèle à son nom, il grave sur sillon des textes ésotériques aux cheminements labyrinthiques où il pose les pièces d'un puzzle qu'il nous laisse souvent le soin de reconstituer. Il revient aussi extensivement sur ses égarements et sur les moments difficiles de sa vie:
"Half of my life, a disaster / Uncomfortably signing these violent chapters". Questionnements sur la mort, longue métaphore filée sur le temps et son avancée inexorable, autocritiques poignantes, contes mystiques (voire métaphysiques), 'Death of Regret' laissant la porte ouverte à de multiples interprétations: Cryptic se fend de plusieurs morceaux de bravoure à analyser, interpréter et décortiquer. Des passages qui feront le délice des anglophones. Dans cette catégorie, il est impossible de ne pas mentionner l'épatante trilogie des cycles… Prenant successivement la forme d'une goutte d'eau, d'une pièce d'or et d'une brindille d'herbe, Cryptic y décompose un à un les mécanismes qui régissent le monde tout en distillant savamment dans ses récits quelques touches autobiographiques.
Son sens du détail et la force de cette magistrale série déterministe classent (à notre grande surprise, il faut l'avouer) Cryptic parmi les plumes les plus inspirées du moment… Et accessoirement comme l'un des rimeurs les plus adaptés à son style de production distinctif. On retrouve en effet tout au long du LP le son sombre, crépusculaire, galactique et parfois évolutif qui a toujours été la marque de fabrique de Cryptic One. Néanmoins, la maîtrise atteinte sur certains titres témoigne des progrès accomplis depuis "Beyond Human Comprehension". Preuve en est faite dès la fabuleuse 'Intro' où une flûte traversière céleste et un piano rêveur survolent comme par magie une batterie et quelques scratches… Avec son ambiance angélique d'où affleure pourtant une menace bien réelle, cette entrée en matière préfigure bien la tonalité froide et si particulière de ce premier jet solo hanté par l'ambivalence des sentiments et par le combat éternel du bien et du mal, de la vie et de la mort…
"Trapped somewhere between heaven and hell". Comme le clavier funeste, les nappes tristes de 'Anti-Mobius Strip Theory', les paysages post-apocalyptiques de 'Half-Life' ou encore l'orgue vibrant du changeant 'Death of Regret'. Tour à tour oppressantes, planantes ou mystérieuses, les compositions sont parfaitement travaillées et les samples sont choisis avec discernement. Si on devait reprocher une chose à Cryptic One, ce serait juste d'avoir été un peu trop gourmand en nous proposant un album fleuve de 17 titres qui connaît forcément quelques longueurs dans sa seconde partie (avec un 'Willow' transparent et quelques titres s'étirant un peu trop). Mais ce ne sont que des griefs mineurs vis-à-vis d'un album qui impose respect, fascination et souvent admiration. Reflet du contrôle qualité drastique effectué par Cryptic One (et reflet aussi de son influence), les producteurs invités se fondent sans mal dans l'univers sonore mélancolique de "The Anti-Mobius". Il faut dire que Blueprint, Blockhead et Jestonheart sont tous des habitués de la maison… et que Cryptic One est leur égal. Cet album le prouve amplement.
Alors que "The Prequel" vient juste d'être réédité, cette première galette solo à la poésie froide et à la production somptueuse est à la hauteur de nos espérances... voire plus. Cryptic One signe indubitablement un des disques les plus brillants du parcours de l'Atoms Family. C'est donc en toute logique que "The Anti-Mobius Strip Theory" s'impose comme une des sorties les plus complètes et marquantes de ces derniers mois. Il ne fallait pas l'enterrer trop vite… L'underground new-yorkais vit encore. Sachant que le futur de Cryptic One devrait prendre la forme d'un album instrumental et d'un second volume de "Euphony", il devrait même nous réserver encore quelques belles surprises.
Cobalt Août 2004