Illogic. Blueprint. 2 noms devenus quasiment indissociables aux yeux de tous les adeptes avertis d'un hip-hop actuel de qualité. Une de ces associations trop rares de nos jours, construite sur la durée, porteuse d'une visée artistique et d'une ambition communes, basée sur une amitié solide mais aussi sur une émulation constante... Principaux artisans de l'épopée Weightless et fers de lances de l'émergence de l'Ohio sur l'échiquier rapologique, le duo a lentement mais sûrement édifié une discographie de tout premier choix en 2 albums complémentaires et majeurs: "Unforeseen Shadows" et "Got Lyrics?". En dehors de quelques aventures en dehors du lit conjugal (le superbe "Write To Death" pour Illogic et Soul Position pour Blueprint), l'auteur de 'Hate In A Puddle' et le leader de Greenhouse Effect ont gravi ensemble les marches qui ont mené Weightless Recordings vers une reconnaissance unanime dans les rangs de l'underground. Annoncé depuis la nuit des temps (ou presque), "Celestial Clockwork", troisième épisode de leur collaboration, se faisait cruellement attendre. Perfectionnistes, soucieux d'aller plus loin et de surprendre un peu leur auditoire, Illogic et Blueprint ont pris leur temps pour polir tous les angles et pour ne rien avoir à regretter… Un peu plus de deux ans après "Got Lyrics?", en pleine maturité, ils nous présentent donc enfin le fruit de cette longue gestation: les 13 plages de "Celestial Clockwork". Comme toujours, Illogic est au micro et Printmatic à la production. Mais comme ils l'annoncent d'emblée, ils n'ont pas pour autant voulu nous resservir un plat réchauffé: "
Everything changes / We stray from the predictable / Towards our own destiny".
Du coup, Blueprint se présente aux manettes dans une version mise à jour. A mi-chemin entre les productions amples (souvent éthérées et rêveuses) de "Unforeseen Shadows" et les sonorités plus dynamiques et brutes de "Got Lyrics?", "Celestial Clockwork" fait la symbiose des différentes facettes de Blueprint-producteur tout en se positionnant clairement à un niveau d'avancement plus poussé que ses prédécesseurs. Ainsi, dès le lever de rideau, l'alambiqué et renversant 'The Only Constant' montre que Blueprint a encore franchi un palier depuis "The Weightroom". Orgue vibrant, nappes oniriques, beatboxing surligné, guitare mouvante et samples étranges s'y assemblent pour composer un patchwork osé et marquant. Ceux qui reprochaient souvent à Blueprint de ne pas faire justice à Illogic devront réviser leur jugement après cet album. Réussies, ses productions changeantes naviguent entre compositions galactiques, titres efficaces, passages plus expérimentaux et moments de calmes propices à l'introspection. De la guitare bluesy de l'enveloppant 'Birthwrite' au piano élégiaque de la rêverie intersidérale 'Time Capsule' en passant par l'orgue galactique froid et hypnotique de '1000 Whispers' ou le vocoder glacial de 'Celestial Clockwork', Blueprint change souvent de décor, avec succès. Tout en gardant sa "patte", il prend plus de risques que par le passé et son audace porte ses fruits. Partisan de la subtilité et des compositions travaillées, il évite l'esbroufe et les effets faciles et met en musique un album relativement sombre mais jamais ennuyeux (en dehors d'un ou deux titres un peu trop statiques). Pas de hit lumineux au programme donc mais plutôt un rassemblement de très bons titres taillés sur mesure et avec intelligence pour Illogic et sa nuée de concepts.
Dans ce contexte favorable, Illogic épate plus que jamais par sa maîtrise du verbe, son aisance lyricale et la qualité de son écriture… tout en évitant habilement de tomber dans le piège des poèmes scolaires. Si Illogic a décidé de mettre de côté les passages spoken-word qui venaient alourdir (aux yeux de certains) ses précédents essais, son flow fluide et naturel porte encore l'empreinte du slam et slalome sur le rythme avec une dextérité bluffante. Gardant toujours à l'esprit l'importance de la musicalité de ses rimes, il joue avec les sonorités (
"Every step shows you're a worthless henchman itching to meet your maker"). Surtout, il choisit des mots qui frappent juste et dont l'ésotérisme apparent appelle immanquablement à réécouter les titres en boucle pour faire des arrêts sur image et dénouer les méandres de ses lyrics. Car ses textes, imagés, détaillés, labyrinthiques, complexes mais émaillés de mille couleurs fantastiques, se découvrent à une multitude de niveaux. Chaque rime s'imbrique parfaitement dans la précédente même si elle englobe souvent un concept totalement différent… Grâce à la maestria d'Illogic, les pièces du puzzle s'assemblent malgré leurs formes différentes pour former un tableau brillant. On prend plaisir à se perdre dans le dédale des rimes et de l'esprit d'Illogic: "
My body walks but my mind's asleep / So, when I dream, I think. / Therefore, reality is surreal / And destiny's a fantasy. / Fate is an illusion / When life becomes a can-it-be." Chaque texte contient son lot de merveilles. Sans compter cette longue métaphore filée céleste qui infuse tous les premiers titres et constitue l'un des liants de "Celestial Clockwork".
Les grilles de lectures de l'album sont d'ailleurs multiples. Sous un certain angle, "Celestial Clockwork" peut même s'écouter comme le film de la vie d'Illogic… Néanmoins, on peut distinguer quelques temps forts au long de ce LP. Dans un premier temps, Illogic met en avant la virtuosité de sa plume et de son flow, laissant libre cours au flot d'idées qui lui passe par la tête tout en donnant au passage leurs lettres de noblesse aux battle rhymes. Chemin faisant, il lâche quelques réflexions bien senties sur son envie de contrôler sa destinée et de garder son indépendance artistique. Il profite aussi de la contrebasse bancale et des samples triturés du dissonant 'Hollow Shell' pour décrire un milieu hip-hop gangrené par les conflits d'intérêts et l'appât du gain
"where we only know ourselves on stage but we forget after we perform". Dans la seconde moitié de l'album, Illogic se consacre plus exclusivement à nous livrer ses états d'âme et des tranches de vie autobiographiques. Le minimaliste 'Lesson In Love' le voit évoquer un épisode amoureux douloureux (adultère) tandis que les nappes d'outre-tombe de 'Live To Die' lui inspire une réflexion sur les points positifs du passage dans l'autre monde. A travers ses questionnements existentiels ('My World') ou ses révélations sur la relation tumultueuse qu'il entretient avec son père ('Stand'), Illogic nous donne à entrevoir ses failles, ses doutes mais aussi ses convictions. Hautement personnelles, ces confessions sont autant de grands moments qui donnent une résonance particulière à "Celestial Clockwork" dans la discographie d'Illogic. Sorte de réponse à 'Hate In A Puddle', 'I Wish He Would Make Me' aborde ainsi, sur un motif de piano grandiose souligné de violons symphoniques, l'évolution spirituelle d'Illogic (
"Carpe Diem, the philosophy I've come to embrace") et sa rédemption par la foi. A côté de cette sublime catharsis qui s'achève avec un 'Sing Praise To The Lord, Hallelujah' poignant, l'autre sommet lyrical de "Celestial Clockwork" se nomme 'First Semester'. Un piano à glacer le sang et Illogic nous raconte comment, après lui avoir annoncé qu'elle était enceinte de lui, une de ses anciennes petites amies a avorté sans le prévenir. De sa plume fantastique, il décortique cet événement sous plusieurs points de vue et reconstitue à la perfection les joies, les peurs, les déceptions et la souffrance… Un chef d'œuvre.
"I'm no longer a man of yesterday but of tomorrow". Dans la plénitude de son talent, libéré de ses démons, Illogic confirme qu'il fait partie des artistes qui marquent leur temps. "Celestial Clockwork" est comme on l'espérait une réussite. Un album introspectif, réfléchi, profond, varié et sans tâche, d'une cohérence et d'une richesse impressionnantes. Poursuivant leur progression ensemble, Illogic et Blueprint prouvent une nouvelle fois qu'ils forment l'un des duos emcee/producteur les plus enthousiasmants de notre époque. Ils signent, avec ce troisième coup de maître, l'un des opus les plus aboutis de cette année terne. Connaissant le perfectionnisme des 2 compères, il faudra sûrement attendre un bon moment avant de les voir revenir avec un nouvel album alors ne manquez pas celui-ci. Faites confiance à Illogic:
"Celestial Clockwork is an elixir". Chapeau bas.
Cobalt Juin 2004