Haiku D'Etat

Vu l'état de santé solo préoccupant d'Aceyalone, Abstract Rude et Mikah Nine, autant dire que l'annonce d'un nouveau Haiku D'Etat nous avait plutôt fait grimacer au départ. Pourtant, loin de faire honte à son illustre prédecesseur, "Coup De Theatre" a fait partie des bonnes surprises de ces derniers mois et nous aura rassuré quant à l'état de santé du Project Blowed, un an après le catastrophique "Good Brothers". Le temps était donc largement venu pour nous de prendre contact avec ce Haiku D'Etat "completely reborn" mais toujours jazzy à souhait. Acey, Mike et The Soul - plus connu sous le nom d'Abstract Rude - se sont donc pliés brièvement au jeu des questions-réponses pour nous laisser rentrer dans la tête et dans l'intimité de ce trio d'agitateurs armé de poésies. English version

Hip-Hop Core: Qu'est-ce qui vous a donné envie de redonner vie à Haiku D'Etat près de cinq ans après le premier album alors que vous étiez tous dans vos petits projets?



Abstract Rude: C'est venu en écoutant 'Redemption Song' de Bob Marley. J'adore cette chanson. Le temps était venu pour une rédemption. Le rap était parti dans tous les sens et on a décidé d'intervenir pour remettre le truc dans les bons rails. Il était à nouveau temps pour la poésie de prendre le pouvoir. C'était le bon moment pour amener quelques nouveaux styles, quelques concepts et des disques proposant un son excitant. Fat Jack et Mikah ont fait une dizaine de beats et Mike et moi avons commencé à lancer quelques idées de morceaux. Aceyalone voulait faire un nouvel album de The A-Team, mais je me suis dit que ce serait encore plus judicieux de reformer Haiku vu qu'on avait déjà sorti un disque de The A-Team plus tôt dans l'année (ndlr: "Lab Down Under"). Quand Acey a donné son feu vert, tout s'est fait très vite. On a tout fait nous mêmes et on n'avait aucun des problèmes de label, etc, qui avaient pu nous distraire de notre but dans le passé.



HHC: Quel était votre but avec "Coup de Theatre"?



Abstract Rude: Amener des styles, des lyrics pleins de sens… Tout se résume plus spécifiquement à: "Mikah the jazz, Acey the poet & Ab the soul". On voulait souligner ces points forts de nos différentes personnalités et je pense que Fat Jack nous a bien aidé à y parvenir avec ses contributions musicales. On a fait en sorte de travailler avec des invités qui sont tous dynamiques, aussi bien du point de vue du flow que des textes. Evidemment, on aurait pu inviter encore plus de lyricistes doués, il y en a plein qui évoluent dans notre crew ou pas loin de chez nous… Mais les gars de Quannum Projects et Busdriver nous semblaient bien convenir à notre projet.



HHC: A ton sens, ce nouvel album peut-il tenir la comparaison avec le premier?



Abstract Rude: Ils sont vraiment différents. Le premier était plus live (mais on compte faire une version live du nouvel album aussi). Ils ont en commun d'être tous les 2 des "orgasmes conceptuels", très amusants à écouter et plutôt jazzy dans les prods. Mais il y a plus d'âme et de poésie dans "Coup De Theatre". Le premier était vraiment jazzy.



HHC: Comment vous est venu le nom et le concept du groupe?



Abstract Rude: On en a discuté, tout simplement. Nous et un groupe de musiciens de la Bay Area (ndlr: présents sur le premier LP). En ce qui concerne, Mikah, Acey et moi, on se connaît depuis longtemps. On s'est rencontré au Good Life Café. Tous les jeudis soir de 20h à 22h, il y avait cette soirée qui s'appelait "Underground Radio" mais qui est désormais connu sous le nom de Good Life. C'est là que tout a commencé… La première fois qu'on a enregistré un titre ensemble c'était sur le premier solo d'Aceyalone "All Balls Don't Bounce" en 1995… et on a fait un paquet de concerts avant de former Haiku.



HHC: Qu'est ce vous sous-entendez lorsque vous dites sur un des nouveaux titres que votre fonction est d'être une source d'harmonie et d'apaiser l'énergie des gens?



Abstract Rude: C'est Mikah qui a dit ça. A mon sens, il se référait au fait qu'il tente de se laisser porter par le courant de la musique et qu'il ne se sent pas obligé de faire tanguer le navire quand ça n'est pas nécessaire.



HHC: Tu évoquais votre collaboration avec les artistes Quannum tout à l'heure. A quoi ressemblait l'enregistrement de 'Top Qualified'? Ca faisait quoi de poser enfin sur disque avec l'un des autres crews les plus proéminents de l'underground californien?



Abstract Rude: C'était extraordinaire. Chacun est parti écrire ses rimes dans son coin et tout le monde s'est réuni pour déchirer ce putain de beat de Chief Xcel. On a sérieusement envisagé de faire un album ensemble, tous les 6 (ndlr: Haiku d'Etat, Lyrics Born, Lateef & Gift of Gab). Soyez prévenus. On a énormément de respect pour Quannum Projects et pour ce qu'ils amènent au rap actuel. Ils font partie de ceux qui proposent vraiment quelque chose de frais. Nous sommes un peu des âmes sœurs.



HHC: En parallèle à la sortie de "Coup De Theatre", vous avez ressorti le premier Haiku D'Etat sur Decon. Qu'est-ce qui vous a décidé à faire ça?



Abstract Rude: Déjà, on n'avait pressé que 10 000 exemplaires de l'original et ils sont tous vendus depuis un moment… Donc, ça tombait bien et ça semblait logique de le rééditer. Surtout que des problèmes de droits nous avaient empêché de faire ça plus tôt… Maintenant, tout ça est résolu.





HHC: Quel était votre état d'esprit à l'époque de l'enregistrement de ce premier album ensemble?



Abstract Rude: On voulait s'amuser, s'amuser et s'amuser encore… Je venais d'avoir 21 ans et j'avais enfin le droit d'aller dans les bars. Et puis, comme toujours lorsqu'on est ensemble, on voulait amener un paquet de styles. On voulait aussi faire de bonnes chansons… C'était un de nos objectifs principaux. Les musiciens étaient vraiment bizarres, donc on s'est juste laissé porter par l'ambiance. Style rock & roll.



HHC: Vous avez tous les 3 travaillé avec Fat Jack à un moment de votre carrière. Comment l'avez-vous rencontré et pourquoi l'avez vous à nouveau choisi pour s'occuper de la majorité des beats de ce nouvel album?



Aceyalone: Personnellement, j'ai rencontré Fat Jack par le biais d'une annonce dans Recycler quand j'avais 17 ans. L'annonce disait que des producteurs étaient à la recherche d'emcees pour travailler ensemble… J'ai répondu. On s'est rencontré suite à ça, mais je ne l'ai plus jamais revu jusqu'à ce que j'aille au Good Life (ndlr: suite à quoi les 2 compères décideront de travailler sur les albums d'Abstract Tribe Unique). Il est le producteur principal sur "Coup De Theatre" parce que la vibe qui se dégage de ses productions est ce qui correspondait le mieux au projet… Et puis, avec Fat Jack à la production, tu ne peux pas te planter.



HHC: Comment s'est fait la sélection des autres producteurs impliqués?



Aceyalone: Leurs beats collaient bien à notre état d'esprit.



HHC: Pourquoi ne pas avoir travailler à nouveau avec Adrian Burley, qui était pour beaucoup dans la réussite musicale de "Haiku D'Etat"?



Abstract Rude: C'est une question de timing et puis nous voulions un son différent du premier album.



HHC: Qu'est-ce que vous aimez tant dans le jazz, tous les 3?



Abstract Rude: C'est de la black music. C'est dans notre âme et dans nos gènes. La façon dont les notes s'enchaînent, le Cool, c'est la musique de fond de nos vies.



HHC: Ca fait plus de 15 ans que vous vous activez dans l'underground hip-hop. Comment parvenez-vousà rester passionné après toutes ces années?



Mikah Nine: C'est en moi. Je suis né avec ça et c'est quelque chose qui ne me quittera jamais.



HHC: Abstract, tu as été breakdancer pendant pas mal de temps. Ca te fait quoi de voir que le break et la danse ont quasiment disparu de la scène hip-hop underground… et encore plus des concerts?



Abstract Rude: Je ne serai pas aussi catégorique que toi. Je pense que ce serait discréditer le travail de tous les b-boys et les b-girls qui sont encore là que de dire ça… sans compter les nouveaux danseurs qui commencent à faire parler d'eux. Pas uniquement les breakers mais aussi les freestylers, les poppers et les lockers… En ce qui concerne les concerts, par contre, je suis d'accord avec toi. Il n'y a vraiment plus beaucoup de rappers qui intègrent des danseurs dans leurs shows au sein de la scène indépendante. J'ai juste vu KRS-One, Mr. Brady, Black Eyed Peas, Resin Dogs, Zion I et bien entendu mon groupe Abstract Tribe Unique, qui intègrent des danseurs dans leurs prestations live. De mon point de vue, ça rend pourtant les concerts plus excitants et ça transfère beaucoup d'énergie au public. D'autre part, je viens de l'époque où il y avait plein de cercles et de battles improvisés. De l'époque où il y avait beaucoup plus de mecs qui dansaient avec les filles dans les soirées et où les événements hip-hop étaient de vrais fêtes et pas simplement des concerts, si tu vois ce que je veux dire. Il faudrait que les soirées hip-hop redeviennent de vrais fêtes avec un MC et un DJ maintenant la pression pendant toute la nuit, tenant la foule en haleine, avec un public qui s'amuse vraiment… C'est mon avis.



HHC: Qu'est-ce qui rendait le Good Life Café si spécial?



Mikah Nine: C'était le seul open mic hip-hop de Los Angeles et tous ceux qui voulaient se faire connaître devaient y passer. Il y avait des gens de tout le pays qui venaient faire étalage de leur talent, un peu comme à l'Apollo en son temps. Ce sont les artistes eux-mêmes qui ont façonné la légende de cet endroit. Je veux dire, parfois un mec faisait une chanson qui mettait la barre vraiment haut et, du coup, pour marquer les esprits la semaine suivante, il fallait proposer quelque chose d'original ou de mieux. Cet esprit de compétition, cette émulation constante était très formatrice.





HHC: A propos de ça, les phrasés et le style occupent une place prépondérante dans la scène west coast, plus que partout ailleurs. Comment ça se fait d'après vous?



Mikah Nine: C'est dans cette direction que nous sommes allés, c'est tout. Tout au début du hip-hop, il n'y en avait que pour le flow. On a juste construit autour de ça et ajouter des éléments supplémentaires qui ont amené les flows à un niveau supérieur.



HHC: Qu'est-ce qui est le plus important pour vous: les concerts ou les enregistrements studio?



Mikah Nine: Je les mets au même niveau. J'adore les concerts, parce que dans l'absolu, sur scène, il n'y a aucune raison que tu ne lâches pas l'affaire. Ca me fait progresser. Lorsque j'enregistre un titre, je m'assure toujours qu'il peut être joué en live. C'est comme ça que j'ai appris les choses. Avant, tu étais dans l'obligation de faire tes raps en live, one shot.



HHC: Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la première compilation Project Blowed? Comment vous es venu l'idée de ce projet devenu légendaire?



Aceyalone: C'était un bon moyen de faire la transition avec le Good Life. On était réputés pour être des terreurs au micro et pour retourner les cerveaux donc je me suis dit que Project Blowed (ndlr: jeu de mot avec l'expression "blowing wigs back") serait un bon nom pour ce projet. J'ai contacté CVE, Hip Hop Kclan, The Nonce, Medusa, Fat Jack et Digiak; je leur ai demandé de me filer quelques titres et Ab et moi avons sorti le tout, le reste fait partie de l'histoire. Je voulais faire quelque chose qui montre au monde que l'ouest ne se résumait pas au gangsta rap. Qu'il passait d'autres choses ici, à Los Angeles.



HHC: A propos des sorties Project Blowed, certains fans ont été très déçus par le projet "Good Brothers" l'an passé. Que penses-tu de ce disque personnellement?



Aceyalone: On ne peut pas plaire à tout le monde, mais j'aime bien cet album. Je pense que Riddlore, Hines et moi, nous avons fait ce que nous pouvions et que le résultat est solide. Je suis sûr qu'il y a bien quelqu'un qui aime ce LP.



HHC: On parlait de poésie tout à l'heure. Abstract, il semble que les cours sur la poésie que tu as suivis à la Pilgrim School dans ta jeunesse t'ont beaucoup marqué. Qu'est-ce qui t'attire dans cette forme d'expression?



Abstract Rude: Le symbolisme, l'ironie, les haiku, la rime, les vers libres, les jeux de mots, les traits d'esprits et, par dessus tout, la possibilité de s'exprimer à travers des mots écrits et/ou parlés. C'est libérateur.



HHC: Il y a toute une nouvelle génération de emcees qui s'est largement inspirée des styles que toi et tes collègues avez créés. Même si vous n'avez pas vendu des millions de disques, vous faites partie des artistes les plus influents de la dernière décennie, non?



Mikah Nine: Si ce que tu dis est vrai, c'est très flatteur. Je suis fier de pouvoir contribuer à cet art et de continuer à le faire avancer.



HHC: Que pensez-vous de la nouvelle exposition médiatique dont semble commencer à jouir une partie de la scène west coast underground ces derniers temps?



Abstract Rude: C'est super. Plus il y aura d'exposition, plus les gens seront conscients de ce qui se passe ici. On a besoin de ça, surtout avec cette voix si forte qui émerge des rues de LA, comme au sein du Project Blowed. Comme le disait si bien le regretté ODB (qu'il repose en paix): "We got something for the kids".



HHC: Busdriver fait justement partie des artistes les plus talentueux qui poursuivent votre travail. Comment s'est passé l'enregistrement avec lui pour les 2 titres où il vous a filé un coup de main sur "Coup De Theatre"?



Abstract Rude: Ca a été du gâteau. C'est un vrai professionnel. Il est arrivé en studio, a écouté la musique et le concept et ça a parfaitement collé avec nous. Il est impressionnant et il a de l'humour. Les gens commencent juste à réaliser ce que nous savons déjà depuis un moment à son propos. Quoi qu'il en soit, il a tout déchiré sur l'album et c'est toujours super de bosser avec lui (comme on le fait sur pas mal de projets). On l'a surnommé le plus jeune 'heavyweight'.



HHC: Est-ce qu'à l'instar d'Aceyalone, tu penses que tes élèves te mangeront si tu ne trouves pas un nouvel océan dans lequel plonger? Si oui, quel est le prochain océan auquel tu comptes t'attaquer?



Mikah Nine: Tu sais, c'est la vie, l'évolution. Il y a toujours quelqu'un de meilleur. La nature trouve toujours un moyen de s'améliorer. Mais en ce qui concerne les océans, je ne me contente pas de plonger dedans, je les crée.



HHC: Tes projets, en guise de conclusion?



Aceyalone: En ce moment, je travaille sur l'album des 10 ans de Project Blowed qui devrait sortir courant 2005… et il se peut que je fasse un album avec RJD2.



Interview de Cobalt
Décembre 2004

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