Faster Jay est un B-Boy comme on n'en voit plus, présent aux premières heures du rap français, précurseur dans le turntablism en France avec son compère Crazy B. Il a également connu la surexposition avec son groupe Alliance Ethnik, pour ensuite devenir le boss du très bon label Kif Records. La passion est le dénominateur commun de toutes ces périodes. Comme vous le savez, sur Hip-Hop Core, on aime les passionnés : il était donc logique de mettre en avant cet activiste!
Hip-Hop Core: Peux-tu te présenter pour nos lecteurs?
Faster Jay: Faster Jay, DJ compositeur, collectionneur de bonnes vieilles galettes à l'ancienne. Un vrai amoureux de la bonne musique quelle qu'elle soit, du moment qu'elle est bonne.
HHC: Comment es-tu arrivé au deejaying? Quelles ont été tes influences?
FJ: Ola, cela fait bien longtemps… Je pense que c'est toujours la même passion pour la musique et aussi pour donner des bonnes vibrations aux gens. Mes influences sont multiples, mais je pense qu'un Grand Master Flash m'a fait me poser pas mal de questions sur cet art et aussi des films comme "Beat Street" et "Wild Style" qui ont un peu bouleversé ma vie et ont amené un nouveau tournant tant je m'y suis mis à fond après les avoir vus. Dee Nasty aussi nous a fait du bien à Crazy B et moi, il trouvait déjà à l'époque des disques dont lui seul a toujours le secret.
HHC: Beaucoup d'entre nous t'ont découvert à travers les compétitions DMC au début des années 90 et le duo que tu formais avec Crazy B. Comment êtes-vous entrés dans ce circuit?
FJ: Toujours par passion et aussi pour savoir ce qu'on valait à l'époque. Tu sais, nous on n'avait rien comme base, juste nos oreilles. On a tout appris sur le tas et je peux te dire que les disques en ont un peu souffert à l'époque : pièce de 5 francs, 10 francs, enfin tout ce qu'on pouvait trouver... Fabrication artisanale de cut, scotch, branchements houleux... On démontait les tables et on essayait de trouver des trucs...
HHC: Comment tu perçois cette période aujourd'hui?
FJ: Comme étant l'âge de pierre du deejaying, alors que maintenant c'est l'âge de l'air avec les flux Internet ; l'âge de l'air du fait que tu n'as plus d'objet dans la main, tu ne palpes plus rien, tu ne sens plus rien. Aussi, je suis fier d'avoir contribué à mettre une petite pierre à l'édifice de cette belle culture. Et ce même avant "Rapattitude Vol. 1" en 1989/90 sur lequel j'avais fait deux tracks à l'époque ('Toutes Les Mêmes' et 'Enfants Du Ghetto').
HHC: Tu peux justement nous parler de ce qui est quand même le premier disque qui ait réellement marqué le rap français ? Comment tu as intégré ce projet?
FJ: Vers 1987-88, nous nous entraînions avec les New Generation MC's dans une MJC nommée "Le Chat" à Châtillon, fief de ce qui s'appelait "Le MA" (pour Mouvement Authentique) dont je faisais partie, tout comme Saliha, EJM, Little MC, Style J, Joël et Doudou de Timide Et Sans Complexe… Certains groupes étaient juste des danseurs à l'époque comme les Little et n'avaient pas encore touché au rap. Nous faisions partie plus ou moins de la première vague
de groupes de rap français à plus ou moins contrôler la boîte à rythme et un peu le sampleur, et à l'époque nous étions connus pour nos passages dans des soirées, à Bobino, au Globo et aussi sur les émissions de radio spé. Cela nous a donc permis, comme les autres à l'époque, de se faire remarquer et donc d'apparaître sur le disque "Rapattitude Vol. 1" qui des années plus tard est devenu un des disques anthologiques du rap français. Et voilà…
HHC: Vous étiez présents à cette période où les Rock Steady DJ's régnaient quasiment en maîtres. Ce n'était pas frustrant?
FJ: Non pas du tout, au contraire! Ils ont régné en maître pile poil le jour où ils nous ont enterré vivant, Crazy B et moi. Il faut savoir s'avouer vaincu dans la vie, face à plus fort que soi. Les mecs ont amené la Magic Touch au deejaying et pour cela, je dis bravo.
HHC: Comment se passaient les qualifications en France et quels sont les DJ's que vous affrontiez à l'époque?
FJ: DJ LFP, DJ Max et je ne sais plus trop les noms… On faisait des shows de 4 à 6 minutes, et le meilleur l'emportait via le jury.
HHC: Le 6 minutes dont tu es le plus fier? Et ton meilleur souvenir de compétition?
FJ: Cela ne va peut-être pas te dire grand chose : c'était une démo avec Crazy B à l'Élysée Montmartre, pour un championnat de DJ où nous étions jury avec Dee Nasty et d'autres. Le public a jumpé, c'était incroyable. Le meilleur souvenir de compétition c'est quand nous avons pris cette claque par ce trio de génies (Q-Bert, Mix Master Mike et Apollo). Les gars m'ont fait vibré tellement ils ont poussé loin la machine du deejaying ce jour-là.
HHC: Qu'est-ce qui t'a poussé à arrêter les compétitions?
FJ: Mon travail de producteur et compositeur, et le goût de suivre les autres, de découvrir des talents.
HHC: Tu suivais les aventures de Crazy B en solo?
FJ: On est comme deux frangins tout les deux, de vrais amis et c'est pour la vie.
HHC: Vous avez sorti quelques années plus tard les "Genius Touch". Il s'agissait pour vous d'apporter autre chose que les disques Dirt Style?
FJ: Non, là aussi c'était un peu les prémices des breakbeats et on a juste fait notre truc, pour les DJ's.
HHC: Je me souviens de ton freestyle scratch sur l'instru de 'Fight The Power' qu'on retrouvait sur la scratch tape de Crazy B. C'est à ma connaissance la dernière démo technique qu'on ait pu entendre, est-ce que je me trompe? Tu continues de travailler encore cet aspect-là du deejaying?
FJ: Yes, pas mal, je l'avais oublié celle-là. Non j'ai fait d'autres choses comme la compilation sortie chez Virgin où je mixe 30 minutes de soul ("All Star Dee Jay's") que je partageais avec Crazy B, Pone, Dee Nasty etc… Et non je ne travaille plus le coté technique aujourd'hui.
HHC: On ne peut pas parler de ta carrière sans évoquer Alliance Ethnik. Là aussi, avec le recul, comment tu juges cette époque?
FJ: Mon deuxième âge d'or du hip-hop, Tribe, Pharcyde, Leaders Of The New School, School Of Hard Knocks, Main Source, Pete Rock & CL Smooth, De La Soul, Wu-Tang… Que des gifles, des gifles et encore des gifles. Nous, on était des Native Tongues français avec Alliance Ethnik, "à notre façon".
HHC: Comment êtes-vous arrivés sur la compile "Mondial Basket" avec le très bon 'Playback'?
FJ: Nous écumions les scènes déjà à l'époque et on nous l'a simplement proposé et on a fait ce titre que Guts avait composé.
HHC: Vous aviez une solide réputation en tant que DJ's, K-Mel était aussi réputé pour son flow... Cela n'a pas été trop difficile d'être catalogué comme un groupe de rap édulcoré pour midinettes?
FJ: Voilà une bonne question! Ce que tu fais dans la vie, tu le fais sans étiquette, c'est après que les gens t'en collent, parfois par raison et parfois par jalousie. On a juste fait notre truc et très bien si Joey Starr et d'autres était présents au même titre que des midinettes. Le rap a toujours attiré tous les publics, quels qu'ils soient...
HHC: Même si je comprends que les étiquettes soient réductrices, vous assumiez cette étiquette "Native Tongues" de France, donc est-ce qu'on ne contribue pas soi même à cela?
FJ: Tu sais, Crazy B et moi-même, nous étions là bien avant l'ouragan Alliance Ethnik. Je peux même te dire à l'époque qui était déjà là et qui ne l'était pas... Donc bien sûr que nous assumions. Je pense que quand tu prends le hip-hop à la source, comme cela à été notre cas avec Crazy, et bien, tu as tout simplement le bon recul et surtout tu as la feu en toi pour découvrir encore et encore plus de cette culture qui venait des US sans te prendre la tête et en t'éclatant un maximum. Tu sais, à l'époque il y avait une expression: "funky fresh"... Voilà, on était des "funky fresh"! On était à fond dans les soirées, les DJ's, les rappeurs, les disques, les films, les vidéos, on s'éclatait.
HHC: Quel est ton titre préféré d'Alliance Ethnik?
FJ: J'ai composé 'Respect' alors j'ai une petite faiblesse. J'aime la musique du titre 'Non Stop' du premier album et j'aime le 'Playback' et encore d'autres.
HHC: J'ai un faible pour le titre 'Jamais à l'Heure'. D'ailleurs à ce propos parmi tous les invités que vous avez eu sur vos différents albums, quels sont ceux qui t'ont le plus marqué?
FJ: Un de mes monstres sacrés du hip-hop c'était Biz Markie! Je peux te dire que cette séance studio avec lui à New-York fût mémorable. Aussi Common Sense, par son talent et sa simplicité et Rahzel avec qui nous sommes sortis en soirée après.
HHC: Comment est né KIF Records? Comment passe-t-on de DJ à patron de label?
FJ: Quand tu es passionné, que tu veux un peu toucher à tout et que tu t'en sens capable mais que tu ne sais pas trop où tu vas, tu essaies, tu prends un risque, je pense que c'est important de prendre des risques. J'ai découvert un vrai artiste : Pépé Bradock et cela à tout de suite pris et j'ai continué ma route... J'ai produit l'excellent premier album de Birdy Nam Nam, mais aussi Svinkels, Big Red, Jazz Liberatorz, Scénario Rock, etc.
HHC: Le moins que l'on puisse dire, c'est que les choix musicaux de KIF Records sont riches et variés. Comment tu travailles en tant que DA?
FJ : J'aime pas les étiquettes que l'on met à la musique. Quand un track est bon, il est bon, basta cosi!!! Quels que soient son genre, sa couleur, il est bon, point. C'est comme si on disait "il a telle religion ou il a telle couleur" et tu poses une étiquette là dessus, fuck!! Il y a des cons et de bonnes personnes partout quels que soient leurs genres, leurs couleurs, leurs religions. C'est pareil pour la musique : elle est riche, comme les gens, grâce aux différences.
HHC: KIF Records est également un des rares labels à sortir encore du vinyle. Tu vois ça comme un dernier bastion de résistants?
FJ: Moi, c'est sûr je suis un résistant et je le serais toute ma vie. Que cela soit pour le vinyle ou pour de la politique, etc... Ne jamais suivre les idées des autres, ne pas réagir comme un mouton, c'est important pour moi.
HHC: D'ailleurs c'est assez drôle de voir que sur le coffret vinyle des Jazz Liberatorz, on trouve Serato en sponsor.
FJ: Et pourquoi pas? Tu ne trouves pas que l'idée du Serato soit bonne? Moi je trouve cela révolutionnaire et je vais te dire j'ai un slogan pour eux: "Achètes Serato, tu te niqueras moins le dos". Mais bon, je continue à me battre et à jouer du vinyle car je suis tombé dedans depuis que je suis petit et je n'arrive pas à m'en défaire.
HHC: Je trouve l'idée bonne et je la vois comme une évolution, mais j'ai également l'impression que c'est un outil qui met fin à l'industrie du vinyle.
FJ: Je vais te dire, cela fait dix ans que l'on me bassine sur l'arrêt du vinyle mais il est encore là, n'est-ce pas. Je suis arrivé à la FNAC Bastille en 90/91 et là, déjà, plus de mètre linéaire en vinyle. Je vais voir le directeur lors de mon entretien et je lui dit: "Laissez-moi juste refaire 1 mètre linéaire de vinyle et vous verrez". Le truc a fait 160% en 3 mois et tout le monde s'y est remis. Alors plutôt que de se prendre la tête, j'espère que des producteurs comme moi continueront à en faire. Moi, avant de penser à une sortie de disque CD ou autres, je pense avant tout à le sortir en vinyle. C'est plus cher, tu gagnes peu, mais voilà le secret de la longévité.
HHC: Comment un label tel que le tien appréhende-t-il cette révolution numérique? Quelles sont les difficultés que vous rencontrez et les moyens que vous mettez en place pour vous adapter à cela?
FJ: Il y a toujours eu des révolutions et l'être humain à toujours fait avec. C'est pareil avec le numérique. S'il n'y avait pas de révolutions, on se ferait chier! De plus, tant mieux car cela a définitivement anéanti l'empire des majors qui ont vendues de la merde plutôt que de la musique. Il ne faut pas tout mélanger d'ailleurs, tu vas voir d'ici à 5 ans, il ne restera qu'une ou deux majors qui à elles seules engloberont toute les autres. Moi, je dis : INDEPENDENZA. On s'adapte mais surtout la musique, c'est comme boire ou manger, c'est vital! Quoi de plus beau que le chant d'un oiseau. "C'est de la musique", on en a besoin pour se sentir bien, être heureux. Qu'elle soit payante ou gratuite.
HHC: Et donc pour un patron d'entreprise, comment ça se concrétise?
FJ: Si tu veux t'en sortir aujourd'hui, du fait des baisses constantes des ventes en tout genre, il faut travailler sur ce que l'on appelle les utilisations secondaires : la synchronisation sur les films, la pub, etc... C'est une source qu'il faut travailler en se glissant dans des petites brèches, mais ça n'est pas évident... Trouver des partenariats aussi avec des fournisseurs d'accès, etc... Pour ma part je trouve que cela revient à faire ses courses dans un supermarché au lieu d'aller faire tes courses chez l'épicier du coin. Je préfère de loin l'épicier ou le marché du coin où la qualité est au rendez-vous, si tu vois ce que je veux dire.
HHC: Comment s'est faite la connexion avec DJ Netik dont vous avez sorti le breakbeat "Payday"?
FJ: Ce DJ, c'est un tueur, alors c'était normal qu'il y ait eu une connexion entre nous, sinon, j'aurais loupé quelque chose en tant que producteur, dans mon domaine bien sûr.
HHC: Quelles sont les récentes sorties du label, ainsi que vos futurs projets?
FJ: Drum Brothers avec les DJ's de C2C, c'est un groupe hip-hop qui tue! Les Jazz liberatorz avec un album des anciens maxis remixés par la crème de la crème : Dela, Drum Brothers, Chris Prolific, etc. Mister Modo et Ugly Mac Beer ("Modonut") qui tourne déjà sur Nova et que j'adore. Sacha qui est un chanteur de pop français. Beatorrent (DJ Atom et Pfel), deux DJ's bouchers, mais bon c'est pas encore sûr vu qu'ils sont pas mal approchés... Je me dirais que j'ai été le premier sur eux au cas où. Enfin une compile du label pour fêter les 12 ans (double CD).
HHC: Il y a un album des Jazz Liberatorz avec les anciens maxis remixés qui doit sortir?
FJ: Oui, j'ai eu cette idée qui provient aussi du fait qu'on a eu beaucoup de demandes émanant du Japon concernant les instrus de Jazz Liberatorz. Du coup, je me suis dit qu'il fallait les exploiter étant donné que ce n'était que du vinyle. Donc, j'ai fait remixer les titres vocaux par la crème des producteurs actuels et nous allons mettre tous les instrus qui sont mortels.
HHC: Qu'est-ce que tu écoutes en ce moment?
FJ: Nat King Cole en espagnol, et Modonut, un groupe que je viens de signer.
HHC: Tu continues à mixer en soirée. Peux-tu nous parler de ta sélection type?
FJ: Je n'en ai pas, je prends les vinyles le jour même en fonction de mon humeur et le soir, j'arrive, je joue. Je n'ai jamais rien préparé, mais je devrais des fois un peu.
HHC: Si je te demandais ton Top 5?
FJ: Public Enemy ('Fight The Power'), Linda Taylor, A Tribe Called Quest ('Check The Rhime'), Idris Muhammad ('Super Bad'), Krs-One ('Feel The Vibe, Feel The Beat').
HHC: Tes 5 DJ's préférés?
FJ: Jazzy Jeff, Cash Money, Jazzy Jay, Dee Nasty... et le bon vieux Crazy B.
HHC: Une chose à ajouter pour conclure?
FJ: Je dédicace cette interview à tous les passionnés. "Qui a la passion a le souffle de la vie".
Peace.
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