Evil Dee

Grâce au geste activiste d'un passionné local et de l'aide précieuse de quelques b-boys tout aussi passionnés, DJ Evil Dee et son acolyte Crazy Bazzarro étaient venus proposer leurs mixs engageants dans une salle Toulousaine le 20 juin dernier. Ils nous ont aussi gratifié d'une session live sur les ondes de Campus FM ainsi qu'une interview dans les locaux de la radio. Evil Dee impose de part son physique mais aussi par son dynamisme aux platines. Plutôt loquace au micro, qu'il soit en train d'animer son mix ou qu'il raconte son parcours musical, le DJ de Black Moon met presque autant de virulence dans ses propos que dans ses cuts. Evil Dee Is On Da Mic, Come On Kick It! English version



Hip-Hop Core: Commençons par le début. Est-il vrai que tu as eu envie de devenir DJ en voyant ton frère gagner en popularité par ce biais?



Evil Dee: Ouais. Tu sais, mon frère aîné Mr. Walt, je le regardais faire son set, et étant le cadet je me disais "Yo, il ne peut pas s'accaparer toute l'attention, il faut que j'attire l'attention moi aussi". Donc j'ai commencé à être DJ parce qu'il l'était lui même.



HHC: Te souviens-tu de tes premières block parties à Brooklyn? Peux-tu nous en parler?



E: Wouah, les block parties à Brooklyn à l'époque, c'était la folie. C'était genre, tu entendais des beat monstrueux. En tant que DJ, j'étais toujours attiré par le beat. A une block party il y a toujours des gens qui dansent, des rappeurs qui riment, moi j'étais le gars qui restait planté là à observer le DJ. C'est marrant parce que Bushwick (cf. quartier du nord-est de Brooklyn) était un quartier connu et on avait des block parties de folie, tu vois ce que je veux dire? C'était de la bombe. Mais tout tournait autour du beat, je parcourais les rues à la recherche d'un beat, d'une block party, tout le temps. L'été, lorsque le samedi arrivait, j'étais à l'affût d'une block party, je pouvais marcher des kilomètres juste pour pouvoir écouter de la musique.



HHC: Tu as travaillé dans un magasin de disques au début des années 90. Quels souvenirs gardes-tu de cette expérience?



E: Bah en fait j'ai travaillé dans plusieurs magasins de disques. Lorsque je bossais vers chez moi, le nom du magasin était Knickerbocker Records, et j'en profite pour faire un big up à Bushwick, Brooklyn. Dans ce magasin j'ai appris comment vraiment vendre un disque. J'ai vu ce que les gens achetaient, j'ai vu comment tu peux persuader des gens à acheter des trucs qui ne les intéressent pas de prime abord. Et puis je suis parti, je suis allé à Beat Street Records en centre ville, et là j'ai découvert l'univers des grands magasins de disques, j'ai appris à passer des commandes, comment placer les produits dans le magasin, etc. Je suis de nouveau parti pour bosser à Brooklyn avec mon pote [DJ Johnny T], et lui m'a appris comment vendre une mixtape. Ca faisait un bail déjà que j'en vendais dans mon quartier, c'était en 86-87, et on en vendait pas mal, quelques centaines. Lorsque j'ai rencontré [Johnny T] à cet ultime magasin dans lequel j'ai bossé, c'est le premier que j'ai vu avec des machines à dupliquer. Ces machines pouvaient produire vingt cinq cassettes d'un coup. C'était aussi le premier que j'ai vu vendre ses mixtapes à tout le monde, il les exportait dans le monde entier. Il m'a montré comment tout ça marchait. La démarche pour vendre des mixtapes est identique à celle pour vendre des disques, du coup j'ai également appris comment gérer une maison de disques sans même m'en rendre compte. Toutes ces expériences acquises dans ces différents endroits m'ont permis d'en apprendre pas mal sur toutes les facettes d'un magasin de disques.



HHC: Tu utilises beaucoup de filtres et de basses chaudes dans les productions des Beatminerz. Lorsque j'écoute tes disques j'ai vraiment l'impression que la musique Jamaïcaine est une grosse influence chez toi.



E: C'est vrai! D'ailleurs la musique Jamaïcaine est une influence dans le hip-hop tout court. Le phénomène des DJ's vient de là-bas, Kool Herc était l'un des pionniers du genre et c'est un Jamaïcain qui s'inspirait dans son travail des sound systems auxquels il assistait sur son île. Ma famille est métissée d'Espagne et de Jamaïque, donc mes parents mettaient toujours des disques Jamaïcains à la maison, et ils ramenaient aussi du James Brown. Quand tu grandis tu émules ce que font tes parents, donc mon son reflète ce que j'ai entendu petit, c'est-à-dire beaucoup de basses et beaucoup de batteries.



HHC: Quels sont les producteurs de hip-hop ou d'autres genres musicaux qui t'ont le plus influencé?



E: Mec, tu as des producteurs comme Quincy Jones, Stevie Wonder, George Clinton, Hank Shocklee et le Bomb Squad, DJ Premier. Tu sais, en grandissant, j'écoutais pleins de producteurs différents. C'était aussi ce mec qui n'a fait qu'un seul morceau, mais il y en a beaucoup comme ça. En tout cas, voilà les noms qui me viennent à l'esprit à l'instant.





HHC: Comment les membres de Black Moon se sont-ils rencontrés?



E: Je participais à un concours de jeunes talents parce qu'à l'époque, Crazy DJ Bazarro et moi étions ennemis, parce qu'on était les seuls à faire de la musique dans notre lycée, donc on faisait des battles. Mon pote 5 FT. était danseur à l'époque. Je suis allé le voir et je lui ai dit "Yo, j'aimerais que tu danses pendant le concours" et lui m'a répondu "Ok, mais il faut que mon associé participe aussi". Donc je lui ai dit "Viens chez moi avec ton associé et on va discuter". Et c'est comme ça que j'ai rencontré Buckshot, qui était son associé.



HHC: Il rappait déjà à l'époque?



E: Non, à l'époque il était danseur. Il lâchait quelques rimes, mais c'était pas encore Buckshot, il n'était pas aussi fort qu'il ne l'est maintenant, et il a entrepris de devenir bon. Même Five a pris du temps pour devenir 5FT, et moi j'ai pris du temps pour devenir Evil Dee. Il faut évoluer, et nous avons dû grandir pour être à la hauteur de nos styles. A l'époque on faisait bien des démos, et elles n'étaient pas trop mal, mais il n'y avait pas de quoi faire un disque. Ca nous a pris du temps pour devenir Black Moon.



HHC: Là tu parles de la fin des années 80?



E: Fin des années 80, début des années 90, de 86 à 91 en fait. Et puis en 1992, je crois que c'est là où on a vraiment eu un déclic, c'est là où tout a commencé à se mettre en place.



HHC: Tu dirais que le groupe a eu un succès commercial ou qu'il a eu davantage de succès avec les fans de hip-hop underground?



E: Bah tu sais, je m'en fous un peu du succès commercial, être commercial c'est un statut assez éphémère, ça vient et ça repart. Est-ce qu'on a vendu des disques? Ouais. Mais notre groupe, c'est pour les vrais fans de hip-hop. Black Moon est un groupe underground. Si les mecs qui écoutent du commercial veulent écouter, ils peuvent, je m'en fous, si tu aimes c'est tant mieux, je me fous de qui tu es. Mais notre musique est fondamentalement faite pour les vrais amateurs de musique. On ne va pas devenir des vendus, on n'a pas besoin de grosses voitures et pour couronner le tout, comme je disais aux gens il y a un moment déjà, tu n'es pas obligé d'être un vendu pour vendre des disques. Nous, on se fait de la thune avec notre musique. Jay-Z a de l'oseille mais en même temps, des mecs comme moi en ont aussi, donc tout va bien.



HHC: Durant la première partie des années 90, la scène new yorkaise était en pleine ébullition, avec le D&D, Tribe, Primo, Large Professor, Les Beatnuts, les Beatminerz... Peux-tu nous parler de ton ressenti de cette époque?



E: Le truc que j'aimais à cette période c'est que tout le monde était cool, on était comme un crew. On allait aux concerts des uns et des autres. On se sentait tous investis de la même mission: faire des bons disques. On n'était pas préoccupés par l'idée de vendre des tonnes de disques. C'est parti comme ça et maintenant c'est devenu "il faut qu'on vende à mort", et je pense que c'est là où la musique s'est cassée la gueule, quand les gens ont commencé à se poser pour réfléchir à combien de disques ils voulaient vendre. Nous on se posait en se disant: "yo, il faut que je fasse cette chanson de telle façon pour que les mecs de chez moi disent: yo, c'est de la bombe!", tu vois ce que je veux dire? Ca c'était authentique. Aujourd'hui il y a plein d'imposteurs. Des mecs qui ne font pas du hip-hop par passion, mais qui le font parce qu'ils veulent devenir des millionnaires. Mais lorsque tu fais un truc avec cet état d'esprit, quand tu veux à tout prix te faire du blé, c'est là que tu restes fauché.





HHC: Tu es très reconnu pour ton travail de mix-tape DJ. A l'heure d'aujourd'hui, le format cassette est quasi-défunt, comment t'en sors-tu?



E: C'est facile, tout le monde télécharge, donc qu'est-ce que tu fais? Tu fais un podcast. Ou tu fais un CD. D'une façon ou d'une autre, c'est du digital. Pour aller à la guerre, il faut être capable d'utiliser les armes qui te sont données. Il y a pleins de mecs qui écoutent du hip-hop et qui disent "Ah, tu utilises Serrato", ou "tu utilises CDJs", ce genre de trucs. En fin de compte il faut arrêter de jouer au con, ces mecs vont se retrouver plantés chez eux à travailler avec un format qui à terme n'existera plus du tout. Le truc avec le hip-hop, c'est qu'on s'est toujours approprié des outils pour les utiliser à notre avantage. Les platines à l'origine, c'était pas conçu pour que les DJ's fassent du scratch comme ça, mais on a forcé les sociétés de fabrication à concevoir des platines pour les DJ's, jusque là on utilisait nos vieilles platines. La machine SP12OO n'était pas conçue pour sampler du hip-hop ni pour faire des disques de hip-hop, c'était pour sampler les percussions. On a pris cette machine et on s'en est servis à notre façon, c'est ce qu'on a toujours fait dans le hip-hop. Regarde ProTools, c'était pas fait pour enregistrer de la musique, c'était pour enregistrer des annonces publicitaires destinées à la radio. On a toujours su adapter les technologies. Et je dis toujours aux gens, l'outil que j'utilise importe peu, ça va toujours sonner bien, et ça va toujours être hip-hop.



HHC: Hormis ton frère et toi, qui est toujours membre des Beatminerz?



E: Il n'y a personne d'autre, le groupe c'est Evil Dee et Mr. Walt. Et peut être ma fille et le fils de Walt, mais c'est tout.



HHC: Parce qu'à l'époque, il y avait...



E: Ouais, on avait différent membres, il y avait mon pote Chocolate Tye qui est à la retraite, mon pote Rich Black qui n'aimait pas l'industrie du disque est également à la retraite, et Baby Paul. Je ne peux pas trop en parler pour le moment mais Baby Paul a quitté le groupe parce qu'il voulait faire de la musique commerciale. Moi je dis, si c'est ce qu'il veut, qu'il y aille, tu vois ce que je veux dire? Peut-être que c'est ça qu'il est censé faire dans la vie. On a tous des choses à faire, il était écrit quelque part que je devais me retrouver assis avec toi à discuter, et je crois beaucoup en ça.



HHC: Lorsque tu travailles avec des artistes comme De La Soul ou Busta Rhymes, en quoi est-ce que ça diffère de quand tu bosses avec des artistes de rap indé, tels qu'Apani ou Doujah Raze?



E: Il n'y a pas de différences pour moi. Les artistes underground qui n'ont pas encore été signés, je les traite de la même façon que ceux qui sont signés. C'est la même. On se pose, on discute de la façon dont on va bosser ensemble. Si le mec habite New-York, il viendra à mon studio. S'il n'habite pas New-York, je lui enverrai le morceau ou sinon je prendrai peut être l'avion pour le rejoindre à son studio, mais tout le monde est traité de la même façon. La seule chose que je peux dire c'est que j'aime bien travailler avec les artistes indé parce qu'ils ont plus la niaque. Ils en veulent plus. Ce que je perçois, c'est que lorsque je travaille avec un rappeur indé, il va venir vers moi et il va me dire "yo, j'ai besoin de ça, ça et ça". Les rappeurs qui sont commerciaux, ils vont venir vers moi pour ma renommée, et ils vont se contenter de prendre ce que je leur donne.





HHC: Qu'est-ce que tu écoutes en ce moment?



E: Rien. Beaucoup de disques indé sont dans mon i-pod. J'aime bien Madlib, et beaucoup de mecs qui ne sont pas signés, qui vendent leurs CD's aux coins de rue de New-York. Je ne suis pas content avec ce qu'il se passe dans la musique en ce moment. J'écoute beaucoup de funk et de soul. Et figure toi que j'écoute pas mal de dance aussi, il y a pleins de gens qui sont dédaigneux de cette musique et pensent que c'est de la merde, mais non, la musique c'est la musique. Comprends moi bien, j'écoute de la musique dance qui a de l'âme, tous ces trucs avec beaucoup de bruit, je ne les calcule même pas. A l'époque, les DJ's jouaient de tout, et c'est une tradition qu'on s'efforce a perpétuer, on joue pour les passionnés de musique, pas juste pour les mecs qui kiffent le hip-hop ou que sais-je, on joue des morceaux pour tout le monde.



HHC: Quelles sont tes dernières productions et quels sont tes projets à venir?



E: 5 FT. de Black Moon n'a jamais eu d'album solo, donc on bosse dessus, pour le moment ça s'appelle le "5FT/Evil Dee Project". Buckshot a eu pleins d'albums solo ce qui n'est pas le cas de Five parce qu'il était toujours en prison. En même temps je bosse sur le dernier album de Crazy DJ Bazarro, on vient de faire un morceau avec Talib Kweli et je crois que Q-Tip sera également sur ce projet. Je bosse sur pleins de trucs en ce moment.



HHC: Récemment tu as fait un morceau avec Akrobatik, 'Soul Glo'.



E: Ouais, je fais tellement de choses en ce moment que j'en oublie, désolé, mais j'adore 'Soul Glo'. Je vais te raconter une petite anecdote au sujet de ce morceau, j'en étais encore au stade du mixage et Fat Beats vient me voir en me disant "Yo mec, on veut beaucoup de basse", alors je leur ai dit "Ok, pas de souci!", donc je mixe le morceau comme je le fais d'habitude. Trois jours plus tard, ils m'appellent pour me dire qu'il y a trop de basse, notre morceau était en train de défoncer tous les autres morceaux du disque! Alors j'ai dû le mixer de nouveau et j'ai réduit la basse, c'est marrant parce que malgré tout il y a beaucoup de basse sur ce morceau, alors imagine comment c'était avant. Il y a un truc qui manque vraiment au hip-hop de nos jours, et c'est le beat. Si tu écoutes des chansons qui cartonnent en ce moment, il n'y a pas de batterie, pas de basse, et je me dis, "ok si c'est ce que tu aimes", mais dans le hip-hop, ce qui compte c'est le beat! Il faut que tu aies ce boom boom bap boom boom boom boom bap. Les DJ's ne cuttent pas et ne font pas du scratch comme ils sont censés le faire. Alors si tu veux être hip-hop, il faut que tu aies ces éléments en main, et je m'adresse aussi à tous ces MC's qui parlent de rap et de leurs rimes, si tu n'as pas de DJ, tu n'es pas hip-hop. Yo, Jay-Z a un DJ, Nas a un DJ, et ça c'est les mecs qui font du commercial. Je connais même des groupes de rock qui ont des DJ's, donc si tu es rappeur et que tu n'as pas de DJ, ne dis pas que tu fais du hip-hop, dis que tu fais du rap.



Propos recueillis par Hugues Marly et Karim
Questions de Hugues Marly
Retranscription et traduction de Naïma
Août 2008

Merci à Xavier et Fred, Rise In Hip-Hop, Campus FM Toulouse, Heavy Listennin, Tchad Unpoe & DJ Llanca, Bachir et bien évidemment DJ Bazzaro & Evil Dee.

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