Les Lone Catalysts. Un nom qui évoque pour beaucoup une certaine idée du hip-hop, une sorte de filiation lointaine avec l'esprit de la Native Tongues, une réelle intégrité artistique et par-dessus tout une constance remarquable. En quelques années ponctuées de titres entrés dans les annales, J-Sands et J-Rawls ont imposé leur marque de fabrique et ont grandement contribué à la reconnaissance de la scène indépendante de l'Ohio. Lors de sa première escapade solo "The Essence of J-Rawls", Jason Rawls nous avait déjà offert en 2001 l'un des meilleurs albums de producteurs de mémoire récente. Simple dans la construction et dans les ambitions affichées, jazzy dans les ambiances, l'album brillait par sa cohérence sonore, les émotions variées qu'il provoquait chez l'auditeur, la communion évidente entre J-Rawls et ses invités ou encore tout simplement par sa qualité intrinsèque. C'est donc avec un enthousiasme non dissimulé que l'on se tourne aujourd'hui vers ce "Histories Greatest Battles, Campaigns & Topics" qui sort dans la discrétion la plus totale sur le label Female Fun.
Tandis que "Good Music" (le grand retour des Lone Catalysts) se fait de plus en plus attendre et que J-Sands est tout occupé à la confection de son propre LP "The Breaks", J-Rawls profite de la fenêtre temporelle ouverte pour prendre exemple sur son compère de 3582, Fat Jon des Five Deez, en se lançant dans l'aventure d'un LP de hip-hop instrumental ambitieux. Car "Histories Greatest Battles, Campaigns & Topics" se veut à la fois être un voyage musical mais aussi initiatique. En effet, J-Rawls a voulu faire de son second opus un objet éducatif et politique. Chaque morceau se voit ainsi affublé d'un titre aux résonances historiques et faisant souvent référence à des moments clés de l'histoire afro-américaine (dont la musique se veut le reflet). Le livret, malgré sa concision, permet à Jason d'éclairer le lecteur sur la signification des intitulés parfois énigmatiques de chaque instrumental et de nous donner des informations ou des pistes de recherche pour que nous allions nous renseigner plus en profondeur. Une façon intelligente de militer contre l'embrigadement des esprits et de donner une dimension inédite au hip-hop instrumental. On ne peut que s'incliner devant cette initiative innovante. Mais l'important reste quand même la musique me direz-vous (avec raison)… alors qu'en est-il?
Rassurez-vous, adeptes de J-Rawls, vous devriez trouver votre bonheur au menu des 11 plats proposés et saupoudrés de petits interludes délicieux. Partout le talent de concepteur sonore de J-Rawls est évident tant il parvient à mettre ses idées en musique avec une facilité déconcertante. Pour fêter l'émancipation, 'Sixty-Three is the Jubilee' se pare de sonorités caribéennes ensoleillées. Pour nous emmener en plein cœur du continent noir, l'excellent 'Welcome to North Africa' allie chants tribaux et tam-tams dans une grande réconciliation entre le HH et ses ancêtres. Pour évoquer un massacre sanglant, 'February 14, 1929' se teinte d'un mixage atmosphérique pour mettre en relief une mélancolie poignante que quelques notes de guitare savamment dosées ne font qu'accentuer. Pour évoquer de grands oubliés des livres d'histoire, il concocte un requiem piano/contrebasse/batterie que Fat Jon vient enchanter de quelques notes de flûte traversière idéalement placées ('The Black Brigade of Cincinnati').
Parfois, pour faire passer les idées plus clairement encore, J-Rawls se met en retrait et utilise des extraits de reportages pour argumenter son propos. Comme lorsqu'il met délicatement en musique les mots de Bobby Seale, leader historique des Black Panthers, s'exprimant sur le simulacre de justice qui fit de lui un prisonnier politique ou lorsqu'il confronte l'Amérique à ses démons, à ses contradictions et à son histoire raciste sur 'America Fullfill Your Promise'… Les titres se suivent et ne se ressemblent pas au fur et à mesure que l'on est promené avec délectation dans les recoins de l'Histoire et de l'esprit de notre hôte. On est clairement sous le charme.
Le seul reproche au registre serait que certains morceaux peinent à vivre d'eux-mêmes et qu'ils étaient sûrement destinés par essence à voir un rapper les honorer… Mais ils sont peu nombreux et l'impression semble s'estomper après plusieurs écoutes. J-Rawls, malin, semble d'ailleurs être conscient de ce petit bémol! Ainsi, il nous apprend que Wordsworth reprendra bientôt à son compte la composition de 'Sixty-Three Is The Jubilee'. D'ailleurs, sur cet album même, The Living Vibe nous convie à 2 morceaux où la parole reprend pleinement ses droits (sous d'autres formes que des dialogues). 'Hard Rock' nous rappelle ainsi au bon souvenir d'un BJ Digby (autrefois connu sous le nom de Holmskillit) qui vient distiller ses bons mots sur un instru estampillé Lone Cats pur jus à base de piano aérien et de sample vocal léger et qui confirme qu'il est un des secrets les mieux gardés de l'Ohio. Le chanteur Tavaris est le second invité pour un 'Future' plus R&B qui sert de conclusion au voyage proposé….
En un mot comme en cent, sans être aussi éclatant à première vue que les essais instrumentaux de Fat Jon ("Humanoid Erotica" et "Wave Motion" en particulier) faute d'une certaine linéarité, "Histories Greatest Battles, Campaigns & Topics" n'en est pas moins une réussite aussi indéniable. Il nourrit nos oreilles ET notre esprit. Outre le fait qu'il agrémentera très agréablement toutes vos soirées laid back, il brille par son concept neuf et rondement mené, faisant passer des idées sans forcément prêcher à des convaincus. Les adeptes des Lone Catalysts trouveront à n'en pas douter de quoi se réjouir. Avec ce LP, l'artificier de Columbus ajoute sans sourciller un trophée de plus à sa collection déjà impressionnante et fait un pas de plus vers la postérité rapologique qui lui semble promise.
Cobalt Juillet 2003