"Soulmates". Pour tous ses heureux possesseurs, cet opus magique de Nobody reste un des grands albums de ces dernières années ainsi que l'un des accomplissements les plus brillants de la bourgeonnante scène west-coast underground. Osons le dire : "Soulmates" est peut-être le seul album de hip-hop instrumental capable de rivaliser avec l'intouchable "Endtroducing" de DJ Shadow. Synthétisant des dizaines d'influences musicales en une mixture très personnelle au charme étrange, "Soulmates" nous invitait en 2000 à un voyage des sens d'un genre unique. Pourtant, personne ne s'attendait à un LP aussi maîtrisé venant d'un producteur qui n'était connu jusque là qu'en tant que partenaire de 2Mex pendant la brève aventure Songodsuns (et ce, même si un EP à son nom était déjà paru en 1996 en quantité très limitée). C'est pourquoi Nobody s'est imposé d'emblée comme un des producteurs les plus doués de sa génération. Autant dire qu'après ce coup de maître on attendait le second essai de ce cratedigger passionné de musique avec impatience. Intelligemment, comme pour son premier LP, Nobody a pris le temps nécessaire pour concevoir et peaufiner méticuleusement ce "Pacific Drift" qui atteint les bacs trois ans après son illustre prédécesseur.
Pour cette seconde livraison, Nobody a refusé de se contenter de répéter les recettes de "Soulmates" et a clairement voulu donner un nouveau souffle à ses productions. Pour ce faire, il a laissé libre cours à un goût pour le rock psychédélique des années 60 qu'on pressentait déjà par bribes sur "Soulmates". Ici, l'esprit de Brian Wilson et de ses contemporains est donc bien présent et "Pacific Drift" évoque à l'écoute des paysages plus ensoleillés et apaisants que "Soulmates", même si on y retrouve les mêmes ingrédients principaux. En authentique génie du sampler, Nobody a su tirer des froides machines qu'il utilise des sonorités pleines d'émotion. Superposant les couches de sons avec discernement et talent, il a assemblé des instrumentaux évolutifs où les détails fourmillent. Des compositions où surgissent une multitude de bruits inattendus et où viennent désormais s'immiscer discrètement mais régulièrement quelques instruments live (claviers et guitares principalement). Du coup, quand bien même les bpm ne montent jamais très haut, le résultat n'est jamais soporifique. D'autre part, même s'ils sont constamment en mouvement, les instrumentaux caressants du jeune Elvin Estela savent où ils vont et gardent toujours une cohérence qui fait qu'on se laisse aller sans retenue dans leurs méandres. En conséquence, ces nouvelles concoctions qui font se rencontrer avec bonheur la musique électronique et l'âme légère des sixties s'avèrent toujours aussi séduisantes… Avec sa basse chaude, son piano angélique, sa mélodie de clavecin downtempo et son ressac de vagues incessant, 'The Beaches On Neptune' dessine un portrait sonore nostalgique qui donne irrésistiblement envie de sauter dans la première navette en partance pour ces plages à l'autre bout de la galaxie. 'White Folding Slowly' est tout aussi idyllique avec son ossature de piano changeante que viennent tour à tour orner des touches électroniques, une guitare sèche et une ligne de basse hypnotisante. De son côté, 'Psilo-Cycling' fleure bon l'innocence heureuse de notre enfance. Un clavier poétique, quelques bruits de cours de récréation, une basse apaisée, des violons amples, un vibraphone lumineux, une guitare légère et nous voilà replongés dans le rêve éveillé de nos premières années insouciantes. S'il évoque le plus souvent des couleurs chaudes, "Pacific Drift" suggère aussi dans son dernier quart des moments plus sombres et hivernaux, à l'image d'un 'Electro-Acoustic' aux sonorités métalliques et d'un 'Headspace' prenant (avec son clavier vibrant et ses motifs de percussions complexes). En creusant un peu dans cette direction, "Pacific Drift" peut même s'écouter comme une promenade sonore au fil des saisons qui bercent la côte Pacifique des USA… Autant dire que Nobody a bien grandi depuis l'époque des cassettes de beats enregistrés sans but précis dans sa chambre.
Reflet supplémentaire de cette évolution : l'absence notable de rappers au track listing. Pas d'Abstract Rude, de 2Mex ou de Freestyle Fellowship au programme cette fois-ci. En lieu et place, Nobody a choisi de convier à 4 reprises à sa table des chanteurs évoluant d'ordinaire dans le milieu de l'indie rock (chez Dntel, Athalia, Beachwood Sparks ou encore Postal Service). Histoire, de son propre aveu, de faire passer une palette d'émotions plus large à travers sa musique. Dès lors, Nobody profite du talent de ces nouveaux collaborateurs pour réinterpréter quelques-unes de ses chansons favorites. Si l'on est surpris au premier abord par ce virage pop assumé, on se laisse peu à peu séduire par le résultat. Reprenant à son compte une chanson des Monkees, 'Porpoise Song' se fait plus rêveur que jamais avec ses nappes satinées et ses boucles tendres. Le chant susurré de Chris Gunt y apparaît alors comme une évidence tant il s'intègre bien au sein de la composition mélodieuse de Nobody. Le charme naïf et printanier de 'Images of April' fait lui aussi son effet. Et si 'I Won't Hurt You' est moins convaincant (sans qu'on sache vraiment dire pourquoi la sauce prend moins bien), il faut reconnaître que globalement les productions riches de Nobody s'accordent plutôt bien avec le chant. Alors, bien entendu, on regrettera de ne retrouver aucun de nos emcees californiens préférés sur "Pacific Drift" mais la blessure guérit rapidement. Surtout que les instrumentaux se suffisent de toute façon à eux-mêmes. Il suffit de poser le diamant sur les sillons du mystérieux 'After The Summer Hits' pour s'en convaincre. Avec son tempo plus nerveux et heurté qu'à l'accoutumée, son décor de violons féeriques et ses différentes phases, 'After The Summer Hits' est une authentique perle... parmi d'autres.
Moins fondateur ou bouleversant que son prédécesseur, "Pacific Drift" n'est en donc pas moins un album radieux à l'audace payante et à la poésie touchante. Un album attachant et harmonieux qui prend des reliefs supplémentaires au fur et à mesure que les mois passent et qu'il reste sur la platine. Amateur des mélanges, Nobody parvient ici à brouiller les pistes en mettant toutes ses influences au service des paysages sonores obsédants qui peuplent "Pacific Drift". Avec cette vision personnelle et fusionnelle du hip-hop instrumental, il échappe aux étiquettes en affirmant sa différence et confirme une fois de plus qu'il est bien un des tous meilleurs producteurs actuels. Un producteur sacrément doué qu'il est grand temps de découvrir si vous ne le connaissez pas encore. En attendant de le retrouver dans quelques mois aux côtés d'Omid à la production du prochain album d'Ellay Khule (Afterlife, HH Kclan), l'acquisition de ce "Pacific Drift" semble donc quasiment nécessaire.
Cobalt Janvier 2004