Premier postulat : "ABB Records = Qualité". Cette équation simple a toujours été vérifiée depuis 1997. Il faut dire que le label de l'activiste Beni. B a grandement contribué à nous faire découvrir et aimer toute une frange de l'underground californien. Révélateur de Dilated Peoples, Joey Chavez, Defari, Foreign Legion ou encore Superstar Quamallah, ABB a su se montrer à la hauteur de ses prétentions en servant de plate-forme à tous ces artistes et en suivant sa devise : "Always Bigger and Better". Alors, quand un nouvel album (fait rare !) arrive sur ABB, on se tourne tout naturellement vers celui-ci…
Et lorsque l'album en question est précédé d'un buzz comme on n'en avait pas vu depuis longtemps, on est encore plus intrigué qu'à l'habitude. Il faut dire que, quand ?uestlove des Roots, Pete Rock ou DJ Spinna ont commencé à dire qu'ils adoraient tous le travail du groupe Little Brother, les b-boys du monde entier ont commencé à attendre la sortie de "The Listening" avec le plus grand intérêt. Surtout que toutes ces louanges étaient destinées à un petit groupe de Durham, Caroline du Nord, existant depuis seulement Août 2001 ! C'est ce qu'on appelle une ascension fulgurante pour les 2 emcees Big Pooh et Phonte et le DJ/Producteur 9th Wonder. Jusqu'ici nous n'avions qu'un maigre maxi pour juger de ce qui pouvait bien rendre Ahmir Tohmpson assez fou pour devenir président du fan club de Little Brother. Avec "The Listening", on a enfin de quoi se faire une opinion sur ces représentants de la Justus League…
L'album se présente comme un long show radio. Un présentateur nous introduit dans l'univers de LB et, au cours du LP, il intervient parfois pour enchaîner les titres, passer quelques dédicaces, quelques infos, quelques pubs et glisser quelques interludes musicaux dans le mix. Grâce à cette astuce déjà vue mais bien réalisée, les morceaux se suivent sans heurts et de manière cohérente. Côté emceeing, dès le départ, Big Pooh et Phonte s'équilibrent idéalement au micro ; les timbres et les flows se faisant écho. Avec des mots simples, le duo d'emcees se présente comme des gars normaux connaissant les mêmes joies et galères que tout un chacun et évoquant chaque facette de leur vie de manière équitable dans leurs textes. Réminiscents d'un golden age où les rappers ne cherchaient pas à compliquer inutilement leurs phrasés et préféraient rester fluides pour mieux faire passer une vibe et un message, les flows de Little Brother coulent de source et les voix n'hésitent pas à chantonner quelque peu les refrains. S'ils utilisent des fois leur battle mode pour remettre les pendules à l'heure ('For You', 'The Getup'), Big Pooh et Phonte préfèrent clairement donner un peu plus de direction à leurs titres en versant dans la semi autobiographie. Que ce soit sur ce 'Love Joint Revisited' où ils listent toutes les choses qu'ils aiment (du hip-hop au catch en passant par la bouffe, les femmes, etc.) ; sur 'So Fabulous' où ils rendent hommage à leurs prédécesseurs dans le rap game en reprenant certaines des rimes de Chuck D, Audio Two, Digable Planets et consorts ou sur 'The Way We Do It' où ils remercient leur public tout en nous dévoilant l'adrénaline qui montent en eux lors de leurs passages sur scène, le groupe fait preuve d'une volonté de fraîcheur évidente… Ce qui fait du bien ! Une autre de leurs passions, c'est clairement la gente féminine. S'ils jouent les séducteurs, c'est toujours avec un second degré ('Whatever You Say') et en exprimant à de nombreuses reprises leur dégoût pour les groupies avides de paillettes qui surgissent dès que le succès pointe le bout de son nez ('The Yo-Yo', 'Groupie Pt. 2'). Les meilleurs textes proviennent des moments où Big Pooh et Phonte nous laissent rentrer dans leur intimité ; comme sur un 'Away From Me' empreint de mélancolie où Pooh évoque sa relation en dents de scie avec son frère incarcéré tandis que Phonte nous parle de son fils qu'il ne voit que rarement. Sur l'exemplaire 'Speed', les 2 lyricistes de Little Brother refusent le triptyque métro-boulot-dodo qui régit le quotidien de tous les 9-5ers de la société actuelle et dont ils sont pourtant prisonniers malgré leur vie d'artiste. Le génie du morceau est dans l'instrumental posé qu'a concocté 9th Wonder pour trancher, semble-t-il, avec le rythme effréné du monde néo-libéral. Gorgée de soul, sa production midtempo agit comme une pommade sur l'esprit avec l'aide d'un sample vocal déchirant implorant "Oh Lord" derrière les flows du binôme.
D'emblée, on peut dire que 9th Wonder s'inscrit bien dans la lignée (sans atteindre leur côté précurseur) de producteurs à la Pete Rock, Ali Shaheed Muhammad ou Diamond D, tant dans ses couleurs de prédilection que dans le digging mis en œuvre dans ses morceaux ou dans cette alliance difficile entre richesse sonore, efficacité et mélodie caressante. Sa touche sonore organique s'avère assez variée même si on y distingue un vrai goût de sa part pour les beats rugueux alliés à des atmosphères éthérées et à des samples vocaux discrets. Relaxantes, soulissimes, les ambiances qu'il crée évitent ainsi de tomber dans le rap de salon ou la musique d'ascenseur tout en gardant un fort potentiel radiophonique. Tout ça sans utiliser le moindre sample grillé ! Un tour de force assez rare de nos jours. Affectionnant les basses enveloppantes et les compositions à plusieurs niveaux de lecture, 9th Wonder sait parsemer ses productions de petits détails discrets qui feront le délice des auditeurs attentifs. Parfois les ambiances se font cependant un peu trop smooth ('Nobody But You') et on perd un peu le fil mais ces décrochages ne sont qu'occasionnels. Et pour son premier album aux commandes, 9th Wonder qui produit l'ensemble de "The Listening" (hormis 'The Getup') épate vraiment en parvenant déjà à faire preuve d'une identité sonore bien affirmée et à nous emmener dans son univers. Par son découpage des samples et ses arrangements évolutifs autour d'une structure de claviers pleins d'âme, 'For You' donne un bon aperçu de son style et de son savoir-faire (voire son travail exemplaire sur les voix). Le vibraphone de 'The Yo-Yo', la guitare jazz de 'So Fabulous', son utilisation discrète des cuivres de 'T.R.O.Y.' de Pete Rock & CL Smooth sur 'The Listening' ou l'excellence globale de 'The Way Wo Do It' : les moments forts sont nombreux.
En résumé, Little Brother ont réussi un premier album de haut vol qui trouvera à n'en pas douter une place dans les tops de cette année à peine entamée. Pour autant, malgré sa grande classe et ses multiples qualités, force est d'avouer que "The Listening "n'apporte que peu d'idées foncièrement nouvelles. Il s'écoute plus comme une incrémentation de l'héritage de la Native Tongues en proposant un retour à une conception du rap plus spontanée et proche du quotidien et en nous faisant découvrir un groupe accessible à l'éthique irréprochable ainsi qu'un producteur/crate-digger impressionnant. C'est déjà largement suffisant, me direz-vous (avec raison)… Mais certains (ceux qui décrient People Under The Stairs par exemple) y trouveront sûrement à redire. En tout cas, voilà un début plus que prometteur conçu pour durer. S'il n'est pas le classique ou l'album phare annoncé par certains, "The Listening" est un très bon album rempli de vibrations positives qui feront votre bonheur. Bref, une fois de plus, notre postulat de départ est vérifié et parions que Little Brother deviendra grand. "Always Bigger & Better"…
Cobalt Février 2003