Dès les premières notes de cet "Exquisite Corpse", nous sommes plongés dans un écrin doux et vaporeux. Nous baignons dans un liquide subtil. L'invitation est alléchante, comme la promesse d'entendre Alice au pays des merveilles du hip hop. Le label anglais Ninja Tune avait su nous séduire l'an dernier avec la sortie de l'envoûtant "Music By Cavelight" de Blockhead, producteur new-yorkais comparse de Aesop Rock et, plus récemment, de Cage. C'est maintenant au tour d'un autre beatmaker de nous ravir en composant un album très attachant, dont le souvenir est tenace longtemps après les premières écoutes. L'univers de Daedelus, producteur californien et architecte sonore de "The Weather", est attirant, travaillé, classe et flamboyant. Il semble se dessiner en étoile autour des orchestrations accompagnant les films de l'âge d'or hollywoodien : c'est son gimmick majestueux, le terreau principal de ses recherches soniques.
"Someone said / California smells like this in dreams".
C'est peu dire que les compositions de Daedelus sont fraîches. Mais au-delà de cela, elles parviennent à ne renoncer en rien à l'ambition musicale et à la sophistication. Un grand nombre de morceaux témoignent d'un travail sur la séquence, comme par exemple ce défi relevé de rendre mélodieux un hachage menu d'alto en cascade, un mélange de harpe et de voix de soprano, une boîte à rythme évidente, tour à tour minimaliste et robotique, et une ribambelle de carillons, de guitares variées, des entrelacs des cordes et de percussions. L'incongruité de cette énumération, ajoutée au constat que beaucoup de titres sont inoubliables, suffit à suggérer la mesure du talent du beatmaker. On s'en aperçoit dans 'The Trains Are Now So Clean' : il faut s'appeler Daedelus pour réussir le mariage d'un gros beat boom-bap et d'un accord de piano dénudé.
La brochette d'invités qu'il réunit pour cet album s'adapte à merveille à ses nappes de sons nuancées. Les raps de facture classique, comme ceux de Scienz Of Life ou de Cyne, sont distillés au milieu de chœurs d'un film à l'eau de rose et de cris japonais, ou bien entre deux siestes, sous des palmiers rassurants. Après un démarrage instrumental rehaussé d'un refrain fifties, sur un beat évoquant l'heureux temps des premiers balbutiements du trip-hop, quand Lamb et Jay-Jay tiraient la bourre à la clique de Bristol, Daedelus reçoit le grand MF Doom. Flow tout juste accéléré, chaleur des syllabes, sample susurré par une fée. Celui que l'on connaît sous les identités de Daniel Dumile, Zev Luv X, Metal Fingers, Doom, King Geedorah, Viktor Vaughn ou encore Supervillain l'affirme :
"Ya'll don't know the same Daedelus I know". Le tout sur une mélodie hitchcockienne, comme souvent dans ce disque, dont l'autre constante est la présence de refrains féminins découpés en fines lamelles et servi avec une sauce divine. On se surprend dès lors à rêver à une théorie d'actrices iconiques, autant d'apparitions sur l'écran auditif : Ingrid Bergman, Joan Fontaine, Grace Kelly, Doris Day, Eva Marie Saint, Kim Novak, Tippi Hedren, etc., ad libitum.
Sur le double titre 'Welcome Home', la patte retrouvée de Prefuse 73 nous ferait presque oublier la déception de sa dernière livraison personnelle, "Surrounded By Silence". Puis en rappel, le flow tranquille de Mike Ladd vient épouser le rythme enlevé des productions de Daedelus :
"Yes Virginia, the Boogie Man is me". 'Cadavre Exquis' accueille les français de TTC, successivement Téki, Cuizi et Tido, sur une musique en fines gouttelettes, déposée comme leurs paroles supra-positives, méthode coué inarrêtable pour un début de journée étrange, certes, mais euphorique. Après une introduction de human beatboxing, Hrishikesh Hirway illumine quant à lui son morceau en évoquant les expérimentations extrêmes et démunies d'un Fog, maniant la même idée d'un dimanche après-midi qui ne finit jamais, symbole d'une vie belle malgré tout mais frappée d'une indécrottable mélancolie.
En dépit de la qualité de ces collaborations, c'est certainement sur les titres où il se retrouve seul que Daedelus nous impressionne le plus. Dans 'The Crippled Hand', sur le sample d'une envolée de pipeau, une voix à la Shirley Bassey enrobe un beat concassé et industriel mais inspiré et apaisant, jusqu'à l'arrivée, à mi-chemin, de cuivres à la Marvel Comics. Le piano suspendu, presque désaccordé, de 'Now & Sleep', cohabite pour sa part avec des bpm voilés, un chant onirique et une boucle psychédélique, dans un mélange harmonieux de tous les ingrédients. Et c'est avec 'Fallen Love' qu'on atteint le chef d'œuvre de l'album. Une production parfaite où tout est à sa place : percussions, bleep laser, douce voix de femme dans un crescendo de violons, mélodie hypnotisante comme la bande son d'un film d'Almodóvar.
"Do you think you might have fallen in love?" : assurément de ce morceau, oui.
Restant de très haute tenue de bout en bout, cet album est un cadavre exquis à la manière de ceux des surréalistes, où l'inventivité et la toute puissance de la personnalité l'emportent sur le chaos et donnent à l'ensemble une coloration unique, l'élevant bien au-delà d'une accumulation sans style. Si Daedelus nous livre un disque labyrinthique et pourtant cohérent, c'est pour mieux nous confondre par la simplicité de son talent, par son goût sûr et son don des atmosphères musicales. Passer à côté serait une erreur : courez plutôt vous y perdre!
Billyjack Octobre 2005