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Épilogue

Depuis quelques mois, vous l'aurez remarqué sans mal, Hip-Hop Core tourne au ralenti. Plutôt que de laisser les choses continuer à dériver vers une lente et douloureuse agonie, nous avons préféré baisser le rideau une bonne fois pour toute… non sans vous expliquer auparavant les raisons de cette fin de cycle après presqu'une décennie à vos côtés.


Quelque part, sans prévenir, le fil s'est rompu. Difficile de dater précisément le point d'inflexion, de dire avec exactitude quand le lien s'est cassé et que les dates de sorties d'albums de rap ont cessé d'être des points de repères dans l'agenda, des jalons dans le déroulement d'une année et d'une vie. Difficile de savoir quand la passion portée à un genre musical qui aura rythmé de manière quasi-exclusive 15 ans d'une vie (au risque parfois de phagocyter totalement le reste) s'est émoussée, a commencé à décliner et que la boulimie d'acquisitions discographiques s'est lentement portée vers d'autres horizons sonores.

Bien entendu, tout ça ne s'est pas fait en un jour. Mais le résultat est là… Et quand on a passé toutes ses soirées et son temps libre à dévaliser les bacs, à analyser les albums, à surfer sur le web à la recherche d'infos fraiches, à lire "Rap Attack" ou "The New Beats" et à traduire des interviews, il semble naturel de se poser un peu pour tenter d'analyser les sources du malaise qui s'est insidieusement immiscé dans certains de nos esprits et qui a contribué, au bout du bout, à nous éloigner de nos racines musicales… ou en tout cas, à nous ôter l'envie de consacrer tous nos week-ends à en vanter les mérites et à faire partager notre passion.

Évidemment, le présent article ne représente qu'un point de vue personnel et ne prétend en aucun cas être une vérité absolue…


The Big Rotten Apple

Pour mieux comprendre ce qui s'est passé, autant revenir à l'origine : la Grosse Pomme, la Mecque du rap, là où tout a commencé (quoiqu'on en dise) et où nos plus forts émois discographiques ont vu le jour est en état de mort clinique. Depuis la fin de l'ère Rawkus et des grandes années Definitive Jux, on constate avec tristesse, aussi bien dans l'underground que sur le devant de la scène, un appauvrissement musical et une disparition du flow et des techniques vocales qui font peine à entendre.

La donne a été faussée par la possibilité d'enrichissement rapide qu'est devenu le rap suite à sa médiatisation grandissante dans la seconde moitié des années 90. Le rap a désormais envahi les écrans et les ondes en sacrifiant au passage la majorité de ses velléités de sédition et d'agression sonore. La recherche constante du gimmick, le recours systématique aux formules et au clonage des tendances du moment (l'objectif avoué étant d'être "hot" et non plus de faire le meilleur disque possible) auront eu raison du poumon principal du double H. Tout ce qui faisait le piment du rap « back when musicians flaunted styles that hadn't been done » (le caractère novateur, l'individualité et la richesse des univers sonores) est devenu quantité négligeable devant le nécessaire "buzz". La qualité intrinsèque des disques n'a pas fait le poids face aux sacrosaints chiffres de vente.

Le sampling est devenu quantité négligeable dans la conception des disques, au profit de constructions synthétiques rudimentaires et triviales, afin de pouvoir dégager le maximum de profits sans avoir à débourser de coûteux droits d'auteur…. D'un autre côté, lorsque les chantres du rap des Five Boroughs ont recours au sampling, ils singent les derniers tubes du moment ou continuent pour la majorité à piocher dans les mêmes sources de samples que leurs ainés, voire à recycler les succès de ces derniers… alors que la source s'est tarie depuis longtemps.

Conçus d'un bout à l'autre dans des studios ultra-équipés (ou dans des home studios qui n'ont parfois pas grand chose à leur envier), le son des disques de rap issus de NY a perdu la mécanique sale, rugueuse mais à la fois artisanale et imparfaite, le côté déglingué mais puissant qui démarquait cette musique de toutes les autres. Qu'elle est loin l'époque où Public Enemy faisait des percées dans les charts avec une musique qui visait avant tout par ses collages sonores chaotiques et galvanisants à donner un grand coup de pied dans la fourmilière et à agresser les oreilles chastes de leurs contemporains !

En parallèle, la surabondance de side projects, freestyle tapes et autres street CD's n'auront fait que camoufler temporairement l'absence d'idées et la vacuité d'albums de plus en plus rares et s'apparentant fréquemment à un 'Who's Who' du moment au micro et à la production.

Par ailleurs, le culte et l'hommage obligé aux figures tutélaires que sont devenus Biggie, Big Pun et les autres disparus du micro n'en a que renforcé les tentatives de plagiat post mortem, enfermant un peu plus la scène new-yorkaise dans le ressassement et le recyclage de recettes éprouvées.

L'embourgeoisement patent de la plupart des quartiers de la Grosse Pomme et de la majorité de ses têtes de gondoles rapologiques aura en outre eu pour dommage collatéral de faire disparaître la rage de dire et l'esprit contestataire de ses principaux acteurs. Désormais devenus les premiers défenseurs d'un consumérisme bon enfant et d'une musique préférant la provocation à la remise en cause du système, les emcees sont à présent des personnages médiatiques comme les autres, légèrement subversifs mais bien intégrés dans le modèle américain moderne (des idoles comme les médias les aiment). Ils sont devenus les soldats d'une idéologie libérale qu'ils ont définitivement acceptée et embrassée… comme 99% de leur public d'ailleurs.

Bref, le rap new-yorkais est dans un sale état et même les quelques saillies perpétrées par MF Doom, APC ou El-P au cours des dernières années n'ont pas été en mesure de le sortir de sa torpeur (quand ces derniers ne sont pas eux-mêmes tombés par la suite dans les travers énoncés ci-avant). Pire, par diffusion et mimétisme, la plupart de ces aspects négatifs ont déteint sur le contenu de la production musicale des autres places fortes américaines et mondiales, aussi bien en ce qui concerne leurs têtes d'affiches que leurs petites mains…


Underground hip-hop died 10 years ago…

A l'autre bout du spectre, une bonne partie des artistes indépendants se complaisent dans un amateurisme frôlant le "je-m'en-foutisme" (une attitude facilitée par la diffusion internet à tout crin de leurs œuvres) ou sont devenus les apôtres d'un « rap en chambre » (où l'introspection vire hélas trop souvent à l'autopsychanalyse voyeuriste). La construction d'univers sonores cohérents passe souvent au second plan, quand elle n'est pas purement et simplement abandonnée au profit d'un éclectisme un peu facile. Dans le cas contraire, la réflexion prend trop souvent le pas sur la spontanéité et aseptise le contenu musical. Les disques enthousiasmants d'un bout à l'autre sont donc une denrée en voie d'extinction... et l'absence d'albums de référence n'en rend la valorisation du rap underground que plus difficile.

Plus grave, ces dernières années, peu d'artistes ont profondément remis en cause notre conception du rap en débarquant avec de vraies nouvelles propositions et un ton à part. Ce renouvellement des têtes et des idées essentiel à la bonne santé musicale du hip-hop se fait pour le moins doucement… Si bien que la majorité des disques les plus intéressants proposés l'année passée étaient en provenance d'artistes présents sur nos platines depuis pas loin d'une dizaine d'années (d'Edan à Buck 65 en passant par Anti-Pop Consortium, Curse Ov Dialect ou même Thavius Beck), voire de vétérans (Myka9, Del, Souls of Mischief ou le Wu). Pas de quoi envisager l'avenir avec énormément d'enthousiasme concernant un genre dont la force principale a longtemps été de se renouveler et de se régénérer au contact de la jeunesse.

La disparition de labels phares parvenant à donner une exposition réelle à certaines scènes confidentielles et plus encore aux disques de qualité a aussi joué son rôle dans cette affaire. Qui tient aujourd'hui le rôle des Cold Chillin', Def Jam, Tommy Boy, Loud, Rawkus, Stones Throw, Rhymesayers ou Def Jux d'autrefois ? Quel label parvient aujourd'hui à susciter une attente fiévreuse et curieuse au sein du microcosme rapologique à la publication de chacune de ses nouvelles sorties ? Qui parvient à attirer l'attention de quelques adeptes de rap mainstream pour ouvrir leurs oreilles à de nouveaux horizons sonores ? Pour ainsi dire, personne. Du coup, les meilleurs albums sortent de plus en plus souvent dans un silence retentissant (voire uniquement sur le web comme les derniers opus de Subtitle ou de Del) et n'atteignent même plus les bacs des disquaires survivants faute d'une réelle distribution. Dans ces circonstances où les labels jouent de moins le rôle de filtre (même si ce point peut être vu comme un avantage par certains) et ou internet est une jungle musicale d'une densité jamais vue, il est de plus en plus dur de séparer le bon grain de l'ivraie et de mettre la main à coup sûr sur les meilleurs millésimes.

Par effet boule de neige, cette extinction des marques a fait que le fossé entre underground et mainstream ne s'est pas seulement creusé d'un point de vue artistique mais aussi à l'échelle de leurs publics respectifs, de plus en plus cloisonnés et sourds les uns aux autres. Il faut dire que de moins en moins de passerelles évidentes existent désormais. A ce titre, l'absence d'un middleground crédible permettant d'amener en douceur l'auditeur de rap lambda à s'ouvrir à de nouveaux horizons rapologiques se fait cruellement sentir. Souvent enfermés dans des postures « puristes » et passéistes, les quelques artistes underground disposant aujourd'hui d'une petite notoriété auprès du grand public ne font pas grand-chose pour sortir des clichés habituels (Rap conscient vs. Rap violent et autres débats dépassés).

Cet enfermement stérile, cette volonté absurde de ne pas trahir un hypothétique « esprit originel » a conduit nombre d'adeptes du sampling à ériger des règles immuables et à occulter au passage des pans entiers de la musique qui restent encore à défricher et explorer, faute de curiosité et d'audace. Tandis que le rap tournait de plus en plus en rond à force de principes, d'autres musiques ont avancé au lieu de se replier sur elles-mêmes. On ne s'étonnera donc pas que l'actualité d'autres genres musicaux soit désormais bien plus enthousiasmante que les derniers soubresauts d'un rap moribond.


Go !

Alors, bien entendu, vu sous cet angle, le tableau paraît bien noir et ne reflète à l'évidence qu'un ressenti hautement personnel. Et quoiqu'on puisse en dire, de bons disques de rap continuent fort heureusement d'atteindre nos platines et d'entretenir la flamme. Et probablement que dans la chambre d'un inconnu se trame la prochaine révolution sonore qui nous redonnera l'envie d'y croire, de l'écrire et de le crier haut et fort. Mais pas la peine de se voiler la face, quelque chose s'est cassé. La flamme est toujours là, quelque part, et n'attend qu'une amorce pour déclencher une nouvelle explosion… Mais nous avons cessé d'attendre pour le moment.

Dans ces circonstances, et étant donné que nos vies professionnelles et personnelles ont pris de plus en plus de poids dans notre quotidien, la rédaction d'Hip-Hop Core préfère donc tirer sa révérence plutôt que d'espérer un hypothétique retour de flamme. Toute l'équipe (passée et présente) se joint donc à moi pour vous remercier pour les 8 années passées sur ces pages…

Cobalt
Juin 2010

P.S. : Avant de fermer boutique, nous avons néanmoins décidé de vous donner en guise de cadeau de départ un petit top des albums qui ont le plus marqué notre rédaction depuis l'an 2000. Par ailleurs, si le rideau du site est baissé, le forum restera ouvert et actif. Et dans les semaines qui viennent, une poignée d'interviews qui dorment dans nos dictaphones depuis des lustres (Sage Francis & B.Dolan, Edan & Dagha, Daedelus, Thavius Beck, Cut Chemist, Qwel & Maker…) et que nous nous sommes résolus à transcrire pour qu'elles ne restent pas lettres mortes intégreront progressivement les archives du site. Gardez un oeil ouvert.

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