2002 vient de nous quitter. Changements de calendrier, déclaration d'impôts, dilapidation d'étrennes et naturellement, chacun y va de son bilan. Alors que penser de ce millésime ? Beaucoup de choses ; plusieurs enterrements, quelques 'morts-nés', de surprenantes résurrections, mais aussi des confirmations et une bonne dose d'heureuses naissances, tout de même.
2002, c'est la mort d'Anti-Pop Consortium, probablement une des formations hip hop des plus intéressantes et ce consécutivement à la sortie d'"Arrythmia", dernière perle concoctée par Sayyid, High Priest et Beans qui auront - à coup sûr - marqué leur ère avec des projets aussi enthousiasmants que "Tragic Epilog" ou "Shopping Carts Crashing", joyaux parmi les joyaux. Le trio se sépare donc, laissant derrière lui une carrière remarquable et une discographie sans véritable faux bond (oubliez "The Ends Against The Middle"), il nous gratifiera, à titre posthume en ce début 2003, de "Blue Series ", escapade free-jazz avec l'estimé Mathew Ship, dernier certificat d'un éclectisme maintenant reconnu.
2002 est aussi, chez Def Jux, le triste successeur de l'année de "The Cold Vein" et "Labor Days". Le premier solo du patron ne surprend pas tant que l'on aurait pu l'espérer, le "Daylight EP" d'Aesop Rock n'égale pas ses aînés et le premier long format du bostonien Mr. Lif est presque anecdotique.
Au rayon déceptions, on trouvera aux cotés du Jurassic 5 ("Power In Numbers") ou du dernier GZA (qui n'a de "Liquid Swords" que le nom), le premier "long awaited album" de l'ex-prodige Cage qui aurait probablement dû rester sous la tutelle de Necro, au lieu de s'entourer d'une équipée de B-Boys échappés de Rawkus, rarement convaincants. 'Agent Orange' est, de loin, le titre le plus intéressant de "Movies For The Blind", et c'est bien là le problème. Necro, justement continue de surprendre en compilant ses tribulations porno-morbides dans un DVD (marketing Psycho-Logical oblige), pièce mémorable sur laquelle il insulte Bobbito Garcia ('roi de la radio'), filme d'étranges toxicomanes sexagénaires ou nous fait partager ses aventures cinématographiques inspirées (The Devil Made Me Do It n'a rien de moins enviable que les surréalistes fictions de Bunuel et consorts).
Mais 2002 c'est aussi l'année des grosses claques. Première d'entre elles et non des moindres, celle adressée par Edan, artiste multi-casquettes fasciné par Schooly D et Ultramagnetic MC's qui nous largue - straight from Boston, Massachusetts - un "Primitive Plus LP" envoûtant, opus savamment hybride, entre le Golden Age et les sonorités nouvelles à «panthéoniser». Autre gifle que la dernière suggestion de Buck 65, mc-producteur-dj canadien - naguère affilié à Anticon - qui livre "Square", 4 plages pour 60 minutes de musique remarquablement mélancolique. Retour remarqué du cratedigger Shadow qui, 6 ans après le chimérique "Endtroducing" revient avec "The Private Press" qui donnera du fil à retordre à ceux qui ont l'étiquette facile. Et, retour des expérimentations du nippon Dj Krush dont la dernière progéniture ("The Message At The Depth") mérite une oreille attentive.
L'année qui vient de s'écouler aura donné un nouveau sens au qualificatif "Westcoast" et surligné les artistes d'une scène underground très séduisante mais trop souvent occultée, par un indubitable manque de moyens et une distribution des plus laborieuses.
Exit les cassettes audio et les lives au Goodlife Café, les Living Legends, Shapeshifters ou autres Project Blowed fournissent les bacs à disques d'oeuvres souvent très intéressantes et s'imposent comme des protagonistes majeurs. Busdriver, rejeton d'Afterlife, performer incroyable, sort une troisième galette, "Temporary Forever" ; Awol One, MC de talent et membre du crew Shapeshifters, masterise l'éthylique "Speakerface" (avec le producteur Mike Nardone) dont les bootlegs traînaient ici et là depuis plusieurs mois, et les LL - collectif central d'une scène qui semble avoir atteint sa maturité - nous submergent de sorties d'excellente facture et révèlent un potentiel dont peu avaient conscience. Les "Legends" nous offriront même une prestation scénique dans l'hexagone (Batofar, Paris), chose totalement inimaginable à l'époque de Log Cabin.
Kool Keith, quant à lui, schizophrène stakhanoviste et «ultramagnétique», revient avec ses "Analog Brothers" pour un nouveau projet : KHM qui, comme la plupart de ses interventions, comporte un intérêt suffisant pour en faire une des très bonnes aventures de l'année.
Nas a définitivement choisi le mauvais goût, le Wu-Tang continue sa perdition, Jay-Z sort un "Blueprint 2" recommandable, Snoop Dogg s'associe aux Neptunes qui propulsent Clipse ("Lord Willin") aux cimes des billboards, crédibilisent un ancien *Nsync et ruinent Rohff pour un fond de tiroir. Missy Elliott surprend, Dre ressuscite Rakim et s'offre un petit plaisir R'n'B, Eminem s'enlise et la déferlante 50 Cent - nouveau poulain d'Aftermath - prend la tournure espérée. Finalement, une année comme les autres pour ce que l'on appellera le 'rap game' au risque d'effleurer le cachinisme hasardeux (Olivier, si tu nous lis).
Qu'est-il arrivé à notre rap français, lui qui s'était paisiblement enfermé, comme recroquevillé sous un amas de clichés et de misérabilisme pléthorique ?
Sans aller jusqu'à parler d'une révolution du genre, le hip hop hexagonal aura connu d'encourageants bouleversements en cette année 2002. Rassurez-vous, cette cuvée recouvre encore et toujours la dose nécessaire de daubes infectes, mercantilistes à souhait et trop souvent ridicules ; néanmoins, il s'avère qu'en fouillant, on se surprend à déceler de bonnes choses, un nombre non négligeable de projets ambitieux et des artistes très estimables. La première de ces surprises réside très certainement dans la sortie du premier album de La Rumeur, formation déjà évaluée par le biais d'une série de maxis conceptuels et originaux. "L'Ombre Sur La Mesure" est un bon album et pourtant ce n'est 'que' du rap français avec tout ce que cela comporte de 'conscience' ou d'engagement pompeux. La dissemblance qui caractérise clairement les membres de ce quartet demeure dans une modestie appréciable, un éloignement des poncifs propres au genre et un véritable 'message', honnête, clair et livré avec loyauté et contenance. Le tableau n'est pas idyllique et laisse transparaître quelques imperfections (décidément, Sheryo et Casey ne font rien de bien) mais le résultat est aguichant et résolument prometteur.
La Caution avait éclaboussé le rap français avec "Asphalte Hurlante", habile cocktail de science fiction et de chroniques urbaines, menée avec rigueur par deux frères de Noisy-le-Sec. En 2002, nous est servie une réédition remaniée de ce 'long Ep' disposé par Nikkfurie, Hi-Tekk et Dj Fab qui, du même coup, s'offrent le luxe de proposer au rap français une de ses plus belles pièces. Et puis, voici "Crash Test", réunion entre La Caution, désormais installée comme un groupe majeur de l'underground français et Château Flight, jeune fleuron du label électro Versatile. L'ouvrage est atypique, nouveau, bluffant.
Autre formation qui fit ses classes au côté de l'écurie Kerozen, TTC fait office de trouble-fête déjanté et dérangeant depuis son anarchique intrusion. "Ceci N'Est Pas Un Disque", premier essai discographique du trio n'est pas de ce temps. Anachronisme perturbant le microcosme bien pensant, le disque divise l'auditoire et marque un revirement inespéré, pourtant indispensable. TTC ne se contente pas de perpétrer le travail jusqu'ici accompli via divers projets et apparitions (plus ou moins recommandables), mais produit un album riche, expérimental et varié. TTC, ce ne sont pas les 'sauveurs' du rap français mais les auteurs d'un homicide discographique ouvrant aux plus sérieuses espérances. Ces expectations se concrétiseront promptement, en novembre de la même année, avec la parution de "Cadavre Exquis", autre ovni apprêté par L'Armée Des 12, rencontre de La Caution, TTC et Saphir qui réalisent en 2 petites semaines de studio un patchwork escroquant, un univers musical singulier pour 6 personnalités qui le sont tout autant, épaulées par les tous meilleurs producteurs français.
L'autre étonnement viendra, en France, de DJ's hors normes, à l'image d'Orgasmic (TTC, Metalcrabs) ou des inclassables Astrobastards qui changent les règles du genre en suggérant des ouvres captivantes à l'instar de Detect qui, avec "Triple Threat", accompagne habilement la mise en lumière d'une scène Westcoast Underground qu'il affectionne tant.
Au final, le compte-rendu rappologique de l'année 2002 est métissé, Jam Master Jay - pionnier des turntablists et artiste bâtisseur au sein de Run-D.M.C. - trouve la mort dans une sombre histoire de 'playas' ; le relatif nouveau souffle du rap français est dissimulé par une série de 'clashes' déconcertants mais qui passionnent l'assemblée ; Booba, moitié des insoumis Lunatic trahit ses 'convictions' et s'offre une crédibilité radiophonique, Stupeflip gerbe ses déchets 'punk-rap', annihilant nos espoirs de reconquête. MF Doom annonce une invasion discographique tandis que Necro sauve du ravin l'album de Non Phixion, groupe de son frère Ill Bill. Eastern Conference ne convainc pas malgré le projet "Nighthawks" (Cage et Camu Tao) ou le solo de Copywrite (ex MHZ). Dose One et Jel - ex Them - inaugurent la "No Music", Buck 65 rejoint Warner et réédite tous ses albums. Bigg Jus nous subjugue avec "Black Mamba Serums", pierre précieuse offerte aux japonais et aux acharnés, et Subverse Music - son label - s'effrite. Gangstarr revient sur le devant de l'estrade et A Tribe Called Quest annonce une reformation dont on ne sait que penser.
Kreme Mars 2003