Why? est un des membres les plus attachants du collectif Anticon. Certains disent "le moins rap". Nous avons voulu creuser.
Que reste-t-il du rap quand la scansion n'y est plus ?
Prenons Mos Def. Pilier de la maison Rawkus, ferment d'un renouveau du hip hop new yorkais à la fin des années 90. En 2004, le emcee "fondamentaliste" livre The New Danger", un album étonnant. On y découvre une revisite rappée de l'histoire musicale récente des Etats-Unis. De Marvin Gaye à Jaÿ-Z, en passant par le metal rock et 'Let The Sun Shine', Mos Def construit une scène imaginaire où il improvise un "one man show" dont le rap est le fil rouge. L'accueil oscille entre enthousiasme sans limite et rejet pur et simple. Dans la mise en perspective du rap (et du reste) qu'il effectue, ce mélange d'attraction et de répulsion donne en tout cas un maelström fertile, d'où il ressort que le rap n'est peut-être jamais aussi intéressant que quand il cesse de se définir à l'opposé des autres genres musicaux.
Retour en arrière. En 2001, le projet "cLOUDDEAD" débarquait dans un paysage hip hop très disparate. D'emblée, son angle d'approche strato-atmosphérique n'évoque rien de connu. Résolument collectifs, ses titres sont irradiés par des flows multiples, surtout celui de Dose One… et Why? qui laisse une trace pour longtemps dans les cortex concernés. Principalement concocté dans les logis respectifs de trois gars de Cincinnati, dans l'Ohio, entre 1998 et 2000, ces douze plages "two double radio edit" (deux fois 5 à 7 minutes pour chacun des six titres) donnent souvent l'impression d'écouter un disque de hip hop à l'envers, sur le mauvais mode, à travers un filtre. Entre spoken word et chorale des mauvais élèves, on n'arrive jamais vraiment à déterminer quelle voie ont choisi Why?, Odd Nosdam et Dose One, pour orchestrer leur raout musical, auquel ils convient plusieurs amis talentueux. Les paroles de l'objet en question sont un immense collage de peurs infantiles, recherche des interdits, révolte intériorisée, longue poursuite de discussions dans le noir quand des amis sont livrés à eux-mêmes par des parents lointains, étranges et font des choses absurdes pour voir si le monde ressemble autant à cette mauvaise impression qu'ils en ont. "It's all the same shit but they call it cLOUDDEAD, I only got two heads and half a head". Derrière ce bloc incroyablement dense, la voix fluette de Why? n'est peut-être pas celle qui se remarque le plus. Elle n'est pas cependant celle qui marque le moins.
Dès lors, l'écurie Anticon va être l'aire de jeu et la tribune des trois membres du collectif, jusqu'à leur projet commun suivant. Le petit Why? (Jonathan Wolf) n'a que vingt-deux ans à l'époque. Il va tout d'abord évoluer sous l'aile de son mentor Odd Nosdam (David Madson), puis prendre son envol. L'ennui profond ressenti en grandissant à Cincinnati restera toujours au centre de son inspiration. Comme si l'état de l'Ohio était dans son esprit l'élément neutre qui menace d'autocensure systématique tout élan artistique, toute vision sensible. On se souvient que la planète entière aura été suspendue quelques heures au destin de cet état industriel, début novembre 2004, jusqu'à ce que l'infime majorité électorale qu'il allait engendrer fasse finalement basculer l'élection du patron du G8.
A quelques mois de distance de "cLOUDDEAD", le "Split EP! "accole les exercices séparés de Yoni Wolf et Dave Madson commis du printemps 1999 au printemps 2000 : déjà du rap en kit remis dans le carton. Vocalises, piano désaccordé. Vision du rap comme d'un exposé devant les parents et toute l'école, qui tout d'un coup dérape pour atterrir finalement sur un disque improbable. Toujours en 2001, "In The Shadow Of The Living Room", de Reaching Quiet, recense cette fois-ci les travaux communs de Why? et Odd Nosdam entre mars 2000 et mars 2001. Le disque révèle une fascination contagieuse pour un imaginaire fifties désaxé, dans la droite lignée de l'ambiance enlevée d'un "Blue Velvet". Si le disque devait être affilié au rap, ça n'est plus que par un fil ténu d'abstract quelque chose. Comme la bande-son d'un film sur le rap qui se déroulerait dans une banlieue pavillonnaire tranquille.
A vingt-quatre ans, Why? sort "Oaklandazulasylum", son premier album long format. Il s'est installé en Californie, à proximité des quartiers généraux d'Anticon, label auquel il est de plus en plus attaché. Moins pionnier que Sole ou Alias, Why? est néanmoins en passe de représenter Anticon plus que tous les autres; par son exigence, sa créativité et sa constance dans la recherche réussie. Dans ce disque, il se dédouble totalement. Entouré de blips et de trouvailles de son frère Josiah, il chante d'un côté pour rapper de plus belle sur un autre ton, une minute plus tard. Puis, comme l'enfant enervé qu'il continue d'être, il envoie balader le rap le temps d'une ballade tendue et inspirée, contemplation animiste urbaine aboutissant au climax révolté "That ain't no God it's just a burning bush". Ses obsessions sont toujours aussi douces et profondes, comme l'ennui d'un dimanche après-midi, ou le désoeuvrement émotionnel : "I just found out for sure / The girl I got a crush on is a lesbian", "Kissing me is a just a waste of your saliva". Il est intéressant de noter que depuis sa participation au joyeux bordel de "cLOUDDEAD", la durée des titres où on entend Why? n'a cessé de diminuer. Des deux fois six minutes on arrive à des titres-interludes d'une minute ou deux sur cet album, dans un esprit toujours fidèle aux explorations de Reaching Quiet.
"The Early Whitney EP" sort quelque temps après et prolonge l'aventure californienne de Yoni et son frère aîné. Autour du titre éponyme qui figurait déjà dans l'album, "tear jerker" magnifique, on croit retrouver des chutes de ce qu'aurait été "Oaklandazulasylum " si cela avait été un vrai album hip hop nouveau style, skits compris. On y découvre notamment l'ampleur de la voix de Why? De même qu'il est faux de dire qu'il chante faux, il n'est pas exact de dire qu'il ne rappe plus jamais. Son timbre est tour à tour nasal, saccadée, éraillée, à la limite du "falsetto". Derrière l'architecture sonore que sa voix confère aux titres, on sent poindre très nettement des personnages, du corps, et non plus simplement un catalogue de constats trippaux mis bout à bout.
Interlude cristallin. Yoni s'associe avec Andrew Broder (Fog) fin 2003 et commet "Hymie's Basement", un disque magistral, inoubliable et évident. Une idée vient quand on a fini d'écouter ce disque : vouloir le ranger dans un genre est absurde. En conséquence, on aura pu être contraint à une chasse au trésor euphorisante, si l'on a fait l'acquisition de son exemplaire dans les rayons d'un marchand de disques. Le titre introductif 'Twenty First Century Pop Song' annonce une couleur que l'on veut bien adopter tout de suite, tant la chose est entraînante, voire hypnotique. Tout l'album semble moulé dans un marbre magique, dont la texture emprunte autant à Erik Satie qu'à Radiohead, au rap hardcore qu'au phrasé de Godard dans ses "Histoire(s) du Cinéma". Des boucles de Fog à l'apostrophe vivace de Yoni sur 'America Won', le rap est loin d'être abandonné dans les plages issues de cette cave magique. Apparemment isolés un mois dans un obscur local de label Minnesotien, par un hiver qu'on imagine ingrat, les deux compères ont signé une pépite qui peut bien à elle seule remplacer une discothèque mal inspirée.
2003 voit également le retour de cLOUDDEAD, avec l'album "Ten". Resserré autour des trois initiateurs, le nouvel opus regroupe une nouvelle fois deux années de travaux en débroussaillage. Cependant, le souci de s'essayer à un format plus classique est évident. Les passerelles entre les plages ont été gommées, l'ensemble est plus travaillé. Et Why? est mis plus en avant que jamais. L'association de son flow avec celui de Dose semble s'être inversée. C'est Dose qui maintenant assure l'écho et les deux lorgnent autant l'un que l'autre du côté du chant, même du chant harmonieux. Est-ce parce que Why? semble être devenu le patron que la deuxième livraison de cLOUDDEAD semble avoir divorcé d'avec le hip hop? Rien n'est moins sûr. Quand il revient à des sonorités de breakbeats, le flow de Yoni Wolf, certes non-classique au sens d'un KRS ou d'un Ghostface, n'en est pas moins aux avant-postes de ce que le rap peut donner de mieux, après la mue.
C'est ainsi à la tête d'un univers cohérent et de plus en plus reconnu que Why? sort au printemps 2005 le "Sanddollars EP". Au fil des écoutes, on touche parfois à la certitude que ce disque court est la réactualisation du "Pet Sounds" des Beach Boys, parcouru de chœurs parfaits. Cette fois-ci le virage est net : la chanson-titre est pop et rien d'autre. Oui mais elle l'est comme aucune autre. Le parcours de Why?, principalement para-rapologique, lui aura permis la prise de voix unique qu'il a aujourd'hui. Celle-ci constitue un rafraîchissement incroyable du genre musical moribond qu'est la pop. La carafe pleine de glaçon serait la vision du hip hop qu'a développée Yoni Wolf et qu'il a laissée vivre et évoluer. "No I'm not gay, but I do like to know just who's at the park throwing Frisbees with their shirts off", "Hey Mister mutantjohn at hotmail.com , drop me a line, send me a wire". La musique de Why? est un juke-box infini, grâce au hip hop.
Ellipse. 29 juin 2005. Petit récit d'un concert-étuve en terre subventionnée, métro Stalingrad. Ce que c'est que ce Why? Dès avant la première partie, jauger la faune en acte, ne pas acquérir de badge à l'effigie de la fourmi. Après tout, Anticon est une entreprise au même titre que Ricard S.A. Mimétisme. Combien de membres du jeune public pourraient être confondus avec l'un des deux Wolf bros., Yoni et Josiah? L'audience semble avoir intégré le principe parlementaire de la parité hommes-femmes. Yoni confirme en aparté que le prochain album de Why?, "Elephant Eyelash", le second, arrivera à la rentrée accompagné d'une nouvelle tournée internationale. Il l'annonce beaucoup plus cru que rap. Noir. Le groupe élu pour chauffer la salle se forme autour d'un chanteur à l'air pénétré, mais au charisme faible. Dandinant autour d'un micro plutôt mal réglé, le chanteur évoque un Jésus avec du bide et des larsens. Les lumières se rallument quelques longues minutes. Un roadie virevolte en remuant un tee-shirt "I [cœur rouge] NY". Josiah chèque sa batterie, puis scotche sur chaque instrument la setlist griffonnée sur autant de flyers. Question bête : est-ce que quand le nombre de filles parait bien dépasser celui des garçons dans un concert, automatiquement ça n'est plus du rap? Re-noir. Titre après titre, la fine carcasse de Yoni Wolf inspire de plus en plus l'idée d'un Lénine soudain chevelu, qui fait le héron, les yeux exorbités. Les veines de son cou se dressent en relief quand il déclame les passages les plus denses de ses paroles touchantes et nues. Son frère aîné s'abîme littéralement sur les pièces de son instrument, brandit ses baguettes, lève ses pieds nus presque jusqu'aux cymbales, tombe la chemisette avant les premiers applaudissements et ressemble bientôt à Jerry Seinfeld sous acide, la barbe nette mais l'œil torve. Les deux autres zicos sur scène alternent les ustensiles avec un flegme californien, la bouche ouverte, suant joyeusement dans leur crin comme des Brian Wilson cryogénisés. Un fan connu du premier rang réclame et obtient l'émouvante 'Darla', ode à la mémoire d'une poule sacrifiée. Yoni entamera chaque rappel au piano par une reprise d'Elton John, pince-sans-rire. A la fin du concert, un spectateur prononcera la phrase "J'adore ma vie en ce moment".
Billy, l'enfant-totem de Reaching Quiet, confesse qu'après avoir sauvé un soir le Père Noël des griffes de Martiens hostiles, il partit marcher dans le couchant, "comme aurait fait n'importe quel héros". Why? est son double.
Billyjack Juillet 2005