En 1975, au fond des pubs crasseux de Londres naissait le Punk, une contre-culture énergique et brute qui se voulait un antidote à la perversion mercantile dont était victime le Rock d'alors. En l'espace de quatre années, les épingles à nourrice ont délaissé les couches culottes pour s'afficher partout où il était possible de les enfoncer sur les vêtements, et le corps, des adeptes de cette musique. Leurs porte-paroles médiatiques, les Sex Pistols, fous amoureux de la reine mère n'hésitèrent pas, lors du jubilé de cette dernière, à affronter les courants de la Tamise pour lui déclarer leur flamme. Dans leur sillage, NO FUTURE devint l'adage d'une génération qui crachait ouvertement sur le conformisme ambiant. Seulement, le vent de la révolte s'essouffla aussi vite qu'il était venu, et les crêtes de coq multicolores laissèrent place peu à peu aux attachés cases en cuir noir. Au même moment, de l'autre côté de l'Atlantique, dans la ville qui ne dort jamais apparaissait un mouvement qui se voulait lui aussi une contre culture. Certes, il y a une différence de goût vestimentaire de la taille du pont de Brooklyn entre le perfecto déchiré et les Adidas superstars (sans lacets, cela va de soi) mais, même si cela n'est guère visible au premier coup d'œil, nous pouvons déceler de nombreux points communs dans l'esprit, entre un Johnny Rotten défoncé à la bière et un Grandmaster Flash étourdi par les breaks de batteries du funky drummer Clyde Stubblefield. Pour preuve, l'histoire de R.A The Rugged Man montre qu'il reste, à l'heure de la sortie officielle de son premier album, l'un des chaînons manquants entre mon voisin d'à côté, un pur anachronisme fan des Clashs, et la culture Hip Hop.
Ceux qui lui vouent une haine farouche couvrent notre intéressé de qualificatifs peu élogieux. La liste étant inépuisable, nous nous contenterons de n'en citer, pour l'exemple, que quelques-uns uns comme dangereux, ingérable, pervers, vicieux, colérique, obsédé, misogyne, homophobe et adepte de la violence gratuite sur ses congénères. La légende le dit quasi-SDF, changeant de logement au gré de ses conquêtes féminines. Alors, me direz vous pourquoi consacrer une partie de nos colonnes à un personnage aussi peu sympathique de prime abord? R.A. The Rugged Man en dépit de son attitude prompte à choquer les bien-pensants du rap, est l'un des personnages les plus intègres du Hip-Hop. N'hésitant pas à bousculer les conventions, il ne s'est jamais plié aux règles du Rap Game. De là à dire que c'est la cause principale de ses quadruples morts artistiques, il n'y a un pas que nous franchirons allégrement. Un Punk dans le Hip Hop !
Las de le voir s'abrutir devant les litres d'hémoglobines desservis par les films d'horreur qu'il ingurgite à longueur de journée, le père de celui qui n'est pas encore un homme rugueux décida de trouver un exutoire à la colère sous-jacente de son rejeton. Un beau jour, le chef de famille se ramène à la maison avec le premier album des Fat Boys. A 12 ans, le choc est énorme. Celui dont les initiales cache un nom gaélique peu avouable voit s'ouvrir devant lui deux voies pas si différente l'une de l'autre : la dégustation effrénée de pop corn et d'autres friandises afin de devenir la copie conforme de ses nouvelles idoles, ou le Hip Hop. Il choisira la deuxième option, après avoir rencontré un gamin logeant à proximité de son quartier de Suffolk Country (situé à Long Island) et portant le difficile surnom de The Human Beat Box Bup. Les deux compères écrivent leurs premières rimes ensemble. R.A. se fait appeler dans un premier temps A-R-E dash A, puis Master Money RA, et pour finir Crustified Dibbs qui deviendra avec le temps son blaze de remplacement. Ils entament ensemble la tournée des fêtes de quartier mais l'enthousiasme des différentes assistances qu'ils rencontrent s'avère plus que mitigé. Nous sommes au milieu des années 80 et dans leur entourage tout le monde fréquente plus ou moins le CBGB'S, La boîte rock de New York. Sûrs de leur talent, les deux petits blancs décident de sauter le pas. En 1988, ils traversent le pont qui les sépare du reste de la Grosse Pomme et deviennent des habitués des soirées open mic. Malgré le fait que les Beastie Boys aient déjà prouvé que le Hip Hop dépasse largement le cadre des considérations ethniques, l'accueil qui est réservé à nos comparses vire parfois à la franche hostilité. La boite à percussion humaine nommée Bup jette l'éponge tandis que R.A. devient progressivement un véritable Battle MC, au sens propre comme au figuré. Il vient tout juste de fêter ses 18 ans quand il acquiert, à la force du talent et du poing, le statut tant convoité de légende dans les salles de concerts de Brooklyn et de Staten Island. Nous sommes en 1990 quand il franchit pour la première fois les portes d'un studio. A cette époque, il officie à la fois au micro, aux platines et derrière le sampleur. L'un de ses premiers titres qui voit le jour sur un support vinylique se nomme 'The Rugged Man'. Grâce au soutien des college radios, le morceau trouve peu à peu son public et finit même pas connaître un succès relatif dans l'underground. Les propositions de signatures sur des labels plus ou moins prestigieux vont pleuvoir, mais aucune ne satisfera véritablement le B-Boy. A défaut d'améliorer ses conditions de vie, le disque finit tout de même par devenir la principale source d'inspiration du nom qui est apposé en haut de cet article. L'étourdi R.A. ayant oublié de faire figurer un quelconque signe distinctif sur le sticker accompagnant son œuvre, l'ensemble des personnes possédant l'objet sont, à l'époque, fermement persuadés que l'artiste éructant d'une voie graveleuse son mépris des mondanités s'appelle "The Rugged Man". Logiquement, l'industrie du disque lui impose un nouveau nom. Crustified Dibbs devient R.A. The Rugged Man. Une première mort.
La renaissance arrivera, une fois n'est pas coutume, dans l'une des trois salles d'enregistrement du D&D studio. A l'orée des années 90, durant une nuit de labeur, l'homme qui se fait encore appeler Crustified Dibbs est dérangé par les effluves sonores venant de la pièce attenante à la sienne. Ne supportant pas d'être déconcentré alors qu'il est au cœur de son processus créatif, R.A. s'en va corriger les inopportuns. L'endroit étant plus réputé pour les rencontres que l'on y fait que pour le confort qu'il offre, notre B-Boy tombe, en ouvrant la porte, sur rien de moins que Busta Rhymes et une partie des Leaders of the New School, accompagnant les Trackmasters, bossant sur un instru destiné à Chubb Rock. Notorious BIG est lui aussi présent, en tant que spectateur. Voyant là l'occasion de se faire des nouveaux amis, R.A. n'hésite pas alors a vilipender l'assistance de nombreuses remarques telles que : "Vous n'êtes que des loosers, le seul vrai MC ici c'est moi…". L'histoire ne dit pas comment les personnes visées ont réagi. L'humour fut sans doute de mise puisque aucune victime ne fut à déplorer et que les insultés consentirent à écouter la démo réalisée par l'intrus. Lors de l'audition, la claque prise fut tellement énorme que personne dans le studio, à part Biggie, ne voulut croire que le rappeur qui officiait sur les bandes était R.A. Sans vouloir remettre en question l'amitié qui naît alors entre le seul véritable artiste de Bad Boy et le rappeur irrévérencieux, cette rencontre s'avérera décisive pour la carrière du dernier. A l'époque, "Ready To Die" n'était pas encore sorti des studios mais son auteur disposait déjà d'une certaine renommée dans l'underground. Durant quelques mois, il invite systématiquement son nouvel ami à profiter de ses séances de studio, le laissant freestyler librement à la fin de ses concerts, l'emmenant participer au show radio de Stretch and Bobbito, le recommandant auprès des journalistes de la presse spécialisée et des émissaires des maisons de disque… Ils enregistreront ensemble 'Cunt Renaissance'. Parallèlement à ce gain de notoriété, l'ébauche de ce qui deviendra 'The Night Of The Bloody Apes', un nom inspiré par un film d'horreur mexicain des années 70, circule sur les platines de nombreux directeurs artistiques. La concurrence va s'avérer féroce. Def Jam est un temps pressenti pour remporter le gros lot, mais c'est finalement le lieu d'hébergement d'A Tribe Called Quest, Jive, qui voit en 1993 Crustified Dibbs rejoindre ses rangs. Un an plus tard, l'album est enregistré, le premier maxi est dans les bacs, le buzz et énorme, tout le monde attend l'artiste et… il ne se passe rien. A part quelques pressages promo et autres white labels, le disque n'aura aucune existence. La raison ? L'expression d'un intérêt pressant sur la personne d'une secrétaire travaillant pour la maison de disque sera la cause officielle du licenciement de R.A. Mais en réalité, le harcèlement sexuel dont il s'est rendu coupable n'est que la goutte d'eau salée qui a fait déborder le marécage. La lune de miel avec Jive fut de courte durée. Les cadres de l'entreprise ont, dés les premiers jours de leur union, reproché au B-Boy son indépendance d'esprit et son absence de flexibilité face aux règles du marché. L'artiste lui ne s'est jamais caché qu'il a fait, en signant son contrat, un mariage d'intérêt. La rupture sera effective après l'enregistrement de 'Every Record Label Sucks Dick', un titre explicite sur l'industrie du disque. Malgré le succès d'estime du morceau qui circule sur certains shows radio mentionnés plus haut, le label n'aurait pas supporté de voir ses travers, et ceux de ses confrères, ainsi épinglés. Un premier divorce avec le rap game et une deuxième mort.
Chier ostensiblement sur la main qui nous nourrit peut être une tactique fort dangereuse pour l'avenir. La preuve, en cette année 1994, R.A. effectue un retour à la case départ, ou plutôt un retour aux sources. L'ex-Crustified Dibbs a payé le prix fort pour avoir voulu garder son intégrité. En l'espace de quelques semaines, il passe du statut d'espoir du rap à celui d'illustre inconnu. Le B-Boy disparaît du circuit pendant quelques temps, puis une fois la haine qu'il entretenait à l'égard de ses anciens patrons évacuée, il décide de repartir, en solo ou en compagnie de 8-Off Agallah, à l'assaut de milieu hip-hop. Fidèle au bon vieux principe du "Do It Yourself" érigé par les aficionados des MC5, celui qui se fait appeler définitivement R.A. The Rugged Man enchaîne les apparitions radio, les soirées open mic (il devient un habitué du Lyricist Lounge) et les freestyles sur toutes les mix-tapes qui tombent sous ses mains. En 1996, la page Jive est définitivement tournée. Il sort en white label le morceau '50 000 Heads' enregistré avec l'un de ses vieux compagnons de route, Sadat X des Brand Nubian. Son périple dans l'industrie du disque croise alors le chemin de deux amateurs de jazz, Brian Brater et Jaret Myer, qui viennent tout juste de poser les fondations de leur label portant le nom de Rawkus grâce aux largesses financières de Rupert Murdoch. A la base, ceux qui ont donné une audience mondiale à Company Flow ou Mos Def voulaient constituer une plate forme pour la musique électronique de qualité. C'est sous l'impulsion du fils du magnat de la presse, James, qu'ils vont porter une oreille attentive au hip-hop. De El-P à Talib Kweli, personne n'est dupe: le véritable intérêt du trio, c'est la couleur verte du dollar. Ils vont cependant proposer à ces derniers ainsi qu'à R.A. The Rugged Man, entre autres, d'enregistrer une flopée de disques qui ornent encore les murs des chambres des B-Boys. En 1997 sort en CD la mix tape "Soundbombing" qui réunit sous les doigts d'Evil Dee (le DJ de Blackmoon) la majorité des maxis sortis sur le label dont deux morceaux de notre amateur de films d'horreur et de paroles salaces. La tape à un succès énorme et le nom de celui qui s'est fait éjecter de Jive résonne à nouveau dans les tympans des amateurs de rap. Pourtant, étonnamment… l'entente avec les boss du label vire rapidement à la confrontation. R.A. supporte mal de se voir éclipser par des artistes plus jeunes et l'album qu'on lui promet tant a du mal à s'enregistrer. Résultat des courses, après la sortie en 1999 du deuxième volume de la compilation sus mentionnée, le rappeur décide, en contradiction flagrante avec les termes de son contrat, de sortir tout seul un nouveau maxi: 'What The Fuck', sur lequel apparaît Akyniele. Il est à noter que la face B du disque n'est autre que le morceau dédié à son réalisateur préféré 'Stanley Kubrick', qui est, à la base, la propriété exclusive de Rawkus. Les fossoyeurs de Big L décident, au moment où l'entreprise révèle son véritable visage, de le mettre au placard pour finalement l'éjecter quelques mois plus tard. Retour à la rue et troisième avis de décès.
Après avoir au cours des années influencé grâce à son style, son attitude de punk et ses paroles plus que dérangeantes toute une flopée de MC's allant de Eminem à Cage en passant par Method Man (s'il ne faut citer que ceux là), R.A. va être approché par ses pires fans: The High & Mighty. Les Laurel et Hardy du rap, l'humour en moins, vont lui permettre de faire une apparition sur le deuxième volume des compilations "Eastern Conference All Stars" et sur l'un des titres les plus crades enregistré par les Smut Peddlers: 'Bottom Feeders'. Les tentatives de la part des deux amateurs de Air Force 1 seront nombreuses, mais pas vraiment fructueuses, pour que The Rugged Man rejoigne leur catalogue. Celui-ci, qui n'a jamais eu la moindre esquisse d'amitié pour les petits chefs d'entreprise opportunistes, préférera conserver son indépendance. Il crache alors sur une dernière opportunité d'enregistrer un véritable album avant 2004. Cette année, pourtant, R.A. parvient enfin à publier son premier opus via Nature Sounds. Mais "Die Rugged Man Die" est loin, très loin de répondre aux attentes... C'est sa quatrième disparition du rap game…
En 1983, Futura 2000, avant de devenir une égérie Fashion, s'offrait une petite escapade en dehors des terres du hip-hop. En compagnie de Mick Jones et de feu Joe Strummer, il enregistre l'une des associations les plus convaincantes entre le punk et le rap. Un pont entre ces deux musiques urbaines nées d'une volonté affichée de mettre un grand coup de pied dans l'industrie du disque en particuliers, et dans la société en général... Mais le système se révèle être d'une efficacité redoutable lorsqu'il s'agit de récupérer à son profit ceux qui l'ont ouvertement remis en cause. Ce n'est pas Blink 182 ou Lil' Jon qui me diront le contraire.
MelloW Décembre 2004