Le premier long format de Lune Tns est enfin là. "Plantation Rhymes/Gaffling Whips" - Ep prémonitoire et profondément génial - démontrait, en 2000, que Jus était à classer parmi les grands, les immenses. Bien plus que le second MC de feu Company Flow, il s'impose - avec ces quelques titres largués via sa structure Subverse - comme un producteur colossal aux compositions démentes. Son inspiration paraît inexhaustible et l'artiste confirme ses talents de emcee, maîtrisant un off-beat désarçonnant, jouant d'un charisme avéré et prononçant ses skills comme autant de sentences incompressibles. Le livre avait donc été rouvert, à la bonne page, et nous étions en droit d'attendre quelque chose de ce "debut LP" annoncé il y a de ça 3 ans.
Nous y sommes. Edité par un sombre label nippon, "Black Mamba Serums" comporte 23 titres aux intitulés anormaux ('Pipelines Transportation Of The Mind', 'No Dessert Til' You Finish Your Vegetables'…), il reprend au EP précité la majorité de ses morceaux et y ajoute une poignée d'inédits, interludes et remixes. Une introduction ('It Luvs Me') au sample très "Christmas" annonce paradoxalement la teinte de l'album, aussi froid, intense et imprévisible que les annonciateurs 'Gafflin Whips' ou 'Plantation Rhymes' l'avaient prédit. Samples soul, mélancoliques à souhait, mouvements multiples se chevauchant et s'entrechoquant, breaks improbables, beatboxes sortis de nulle part, nappes envoûtantes et prodigieuses amènent plus loin encore les expérimentations de Co Flow. Ce "Black Mamba Serums" nous arrive comme un album abouti, définitif, consacrant Big Justoleum, artiste hors-normes livrant une œuvre intimiste et résolument désorientante.
Au micro, qu'il soit incisif ('Gaffling Whips') ou jouant le jeu de l'introspection ('Fr8's'), Jus est toujours impérial, imposant de charisme. Son "anti-flow" s'adapte aux strates anarchiques de ses compositions, chaque construction est prouesse, chaque mouvement est audace. Les distorsions, les lignes de basse, les multiples décalages dérangent puis subjuguent ; les beats décousus et désordonnés, les samples fréquemment invraisemblables ('Tongue Sandwich') font du disque plus qu'une œuvre d'expérimentation ou un énième projet "avant-gardiste", le résultat est mystifiant, l'élixir a l'effet escompté : la musique de Bigg Jus s'admire plus qu'elle ne s'écoute.
L'agencement judicieux des morceaux, le nouveau format, les inédits attractifs et l'artwork original donnent une allure de grand disque à "Black Mamba Serums" et achèvent la toile commencée par le sensationnel EP. Puisqu'il faut les comparer, le travail de Jus semble évoluer dans une direction plus intéressante que celui de son ex-acolyte El-P, devenu prévisible, parfois ennuyeux et réutilisant les mêmes schémas d'un disque à l'autre. La collaboration avec Orko Elohiem (Nephlim Modulation Systems - "Woe To Thee O Land If Thy King Is A Child EP") dont la progéniture est imminente aura la lourde tâche de succéder au bijou qu'est "Black Mamba Serums". Gigantesque.
Kreme Avril 2003