1984 n'est pas loin.
"Resistance is impossible[…] those who resist will be destroyed". Pourtant, reclus dans leur bunker, Bigg Jus et Orko ont décidé de semer les graines de l'insurrection dans les esprits asséchés de leurs contemporains. Quelque part en autarcie dans les faubourgs d'Atlanta, avec pour seule fenêtre sur le monde une télé branchée en permanence sur Fox News et autres médias à la solde du parti républicain, les deux camarades ont tenté de décrypter les ruses de l'ennemi et les rouages de la lobotomisation en cours. On reprend donc les choses là où "Woe To Thee O Land Whose King Is A Child" les avait laissées.
"Home of the free, the ignorant, hypocritical and buckwild".
Sauf que George Walker Bush a été réélu. Sauf que le bourbier iraquien n'a pas empêché une majorité d'américains de renouveler leur confiance à W. Et Katrina n'y changera rien. La seconde salve des Nephlim Modulation Sessions était donc forcément attendue… Tandis que Big Dada nous faisait patienter plus que de raison, il fallait réagir à tout prix.
"Retaliation against American neo-con who use media as a weapon on its own population".
Pas de surprise dans l'absolu, NMS signe un nouveau brûlot sans concession contre cette Amérique du troisième millénaire, où les profits d'une minorité au pouvoir priment systématiquement sur l'intérêt général et où l'on dépense des millions pour une chasse à l'homme infructueuse tandis que la moitié de la planète meure de faim. Contre ces multinationales
"who fuck up the world on purpose". Alors bien entendu, l'analyse de la situation faite par Orko et Justin manque un peu de finesse et ne fait pas dans la demi-mesure.
"Why do you think Saddam most trusted warrant regiment's called the Republican Guard?" On pourra leur reprocher à juste titre d'enfoncer des portes ouvertes. Mais on sera à nouveau forcé de reconnaître que les œuvres les plus prenantes naissent souvent de l'intransigeance et des prises de position radicales.
Dès les premières mesures de 'Beast Vision', on est pris à la gorge. Luttant avec un sample hypnotique (et bien choisi) du 'Innuendo' de Queen, la voix de Lune TNS essaie de se frayer un chemin dans le bruit ambiant, cherchant la lueur de vérité derrière les mensonges et les manipulations.
"This is personal and business". Dans ces conditions, l'attaque est nourrie, visant tour à tour et sans répit les conspirations souterraines, le matérialisme, l'état policier résultant du Patriot Act ou l'immobilisme de ceux qui en subissent les conséquences… Sous le barrage de rimes et la dextérité des flows, les revendications politiques et les théories conspirationnistes se teintent de plus en plus d'apparats science-fictionnesques.
"Time travelling the universe towards my destination". L'allégorie était trop belle. Les textes se font alors succession d'images dantesques où l'Histoire, la science et le sacré se rencontrent dans un grand patchwork fascinant. Comme si la guerre des étoiles souhaitée par Reagan prenait un sens nouveau, entre guerre des civilisations et partie de Risk interplanétaire.
Violons tourbillonnants, guitares électriques sous tension, rythmiques heurtées puis interrompues sans crier gare, bleeps non identifiés, fragments de voix torturés, dialogues de séries Z rappelant à s'y méprendre les discours post-11 septembre de l'administration Bush…
"Is my music really on some apocalyptic, dark and gloomy shit?" Yes, indeed. Chaotiques, agités, métalliques, oppressants, les beats se fracassent contre les mots pour un rendu qui désoriente forcément l'auditeur, histoire sûrement de mieux refléter la perte des repères en ce début de millénaire. Histoire aussi de mieux parasiter les transmissions gouvernementales… et d'inciter la masse silencieuse à passer à l'action. Et puis, au beau milieu du vacarme, il y a ces passages faussement apaisés, ces brefs instants de respiration. Mais derrière les synthés galactiques, les pianos intimistes ou les nappes amples, on entrevoit toujours ce ciel changeant mais lourd, pesant, zébré par des éclairs, étrangement coloré par le cataclysme thermonucléaire qui hante les rimes d'Orko…
Du coup, les productions du duo ressemblent à des symphonies désarticulées et désossées qui mettent les nerfs à rude épreuve et nous plongent dans l'antre de la folie. Des manifestes sonores où l'on se raccroche comme on peut aux imprécations hyperactives du Sycotik Alien ou au phrasé déchirant de l'ex-expert en rimes de Company Flow. La frénésie vocale d'Orko, l'émotion à fleur de peau de Bigg Jus… L'alliance continue de faire rêver. Mais tout n'est pas parfait pour autant. Quelques baisses de tension, un ou deux éclairs de normalité incongrus (l'inutile titre confié à K-The-I??? par exemple), une poignée de compositions moins inspirées que les autres en milieu de parcours et voilà que, malgré tous ses atouts, ce second manifeste de NMS paraît un peu terne en comparaison avec les "Black Mamba Serums" ou "Atoms Of Eden" de ses deux auteurs.
Alors au final, "Imperial Letters Of Protection" est un brin en deçà des attentes un peu folles que l'on nourrissait pour ce second volume des aventures communes de Justin et Orko. Mais n'allons pas nous fourvoyer pour autant. Dans ses meilleurs moments, ce nouvel essai véhicule à merveille la rage incandescente d'une association à la puissance de feu rarement égalée. Aussi vaine qu'ait pu être jusqu'ici sa chevauchée contre les manipulations gouvernementales, le duo peut garder la tête haute et l'arme au poing. Tendu, théâtral, sombre et habité, "Imperial Letters Of Protection" reste un album hors du commun.
"The only liquor I'm talking about is the Molotov cocktail".
Cobalt Octobre 2005