Thavius Beck
Thru

L'avis de Billyjack : 4.5/5

Qu'est-ce qui fait le "son Thavius". Qu'est-ce qui fait que les disques de Thavius Beck sonnent ainsi? Trois notes de clavier alternées, le passage au loin d'une boucle sonore, la couleur d'une voix déformée, des zigzags de cordes symphoniques? C'est un mystère et en tout cas c'est incomparable. Dix ans que ça dure, depuis Global Phlowtations et à travers LabWaste. Comment refuser l'appel de ce voyage, l'écoute de ce disque comme un aller simple vers le pays d'où l'on ne revient pas? Au loin, un piano désaccordé. Le bruit d'un robot ménager bloqué sur la fonction marche, dans l'attente que sa batterie meure. Un appel au secours scandé dans un vieil interphone. Des bribes de discours ou d'appel au secours. Une magie qui opère. Un sentiment qui confine à la certitude : les choses sérieuses ont débuté, dans un désordre et une austérité suffisamment grands. Il faut décider, il faut choisir, se placer d'un côté ou de l'autre de la route.

Et puis soudain tout est calme, un synthétiseur se déclenche et vient apaiser les débats. Des tambourins s'emballent, en écho à un programme d'orgue électronique tout droit sorti de son carton. On pourrait être un lendemain de Noël. Le titre s'appelle 'He's back'. Santa Claus flotte dans les airs. Piochant dans sa hotte, il sème au vent des exemplaires de "Thru". Tout n'est peut-être pas tragique semble nous répéter Thavius Beck, mais tout est important désormais. De son flow implacable, beaucoup trop rare, tranchant comme le fil de la lame, comme du carbone incandescent, celui qui se fait appeler Adlib répète dans 'Reaching' que le mensonge n'a plus cours :

"Little to admire or aspire to / Just what preparation were you doing prior to this chance meeting? / Feeding your ego with lies? / Doing that will never help you rise / A transparent disguise only fools a fool"

Mais on ne connaît "ni le jour, ni l'heure", certes. Alors on patiente, comme on peut. Une fois n'est pas coutume, commençons par ce qui déplait dans ce disque. Bien peu de choses en vérité. Tout de même, l'incursion de 2Mex agace assez vite par un refrain insistant. Néanmoins ce refrain est troublant et l'ensemble, pénible un temps, touche juste à la fin de l'envoi. De manière plus globale, l'album manque parfois de fluidité. Les passages des titres instrumentaux aux titres rappés ne sont pas toujours évidents et ces transitions font tiquer l'écoute. Nuance, encore cependant : la cohérence générale du tout est assurée, et ce, par la personnalité qui transpire de chacune des compositions. L'ampleur de leur flux dépasse les menus accrocs. Et cette musique unique s'ouvre enfin à un public plus large, à une plus grande assemblée d'êtres patients chanceux, d'heureux comblés par l'exactitude du talent.

Pour qui s'est plongé dans les archives de "The Ancient Art of Adlib" ou dans le foisonnant "International Beats", la construction, le degré d'élaboration des productions sonores de Thavius Beck éclate au grand jour. Un artiste progresse dans les terres les plus arides, quand il épure son style, quand il retranche. Quand il choisit son art, délibérément, avec évidence. Cette conviction que le tâtonnement est loin derrière se dégage de tout le disque. "Decomposition", le premier opus du Thavius, avait été une très grande volée dans nos figures aux yeux ronds. Sa noirceur, l'éclat de sa froideur nous ont fasciné. Mais l'écoute en est plutôt ingrate, on y retourne parfois, pour un fix, mais jamais bien longtemps. Avec "Thru" l'expérience n'a certainement pas été poussée aussi loin. Mais ça n'était pas nécessaire et le résultat est plus tenace, son impact vous suit partout.

On retrouve dans ce disque un goût pour les listes, les inventaires desquels ressort une humanité lucide. Ce goût revient en bouche avec la plage ''98'. On l'avait aimé dans '(Music Will Be) The Death of Us All' sur "Decomposition", où s'égrenaient les noms de ceux dont la musique moderne a fait des vedettes. On le retrouve ici accompagné d'un big band de station Mir, jovial quoique non-humain. Ou non-exactement humain : martian beat box, claquements de mains compressés par la machine. First man on the moon: he stayed there with a juke-box and a sampler. Oui la musique se fait soudain presque joyeuse, légère en tout cas ; en apparence, car vous l'aurez compris, il en va ici des habillages rythmiques comme des masques à Venise. Ici la liste en question est celle de ce que l'on ressent, en 1998, de ce que l'on voudrait ne pas ressentir, la liste chronologique de ce que l'on constate et de de ce que l'on déplore quand la maladie vient faucher votre père. Et enfin la liste de ce qu'on lui doit, de ce que l'on a du mal à le voir vous laisser, dorénavant, pour vous seul.

L'atmosphère du "Zwarte Achtegrond" de LabWaste, cette aura de génie reconnaissable entre mille, se fait sentir dans 'Under Pressure' avec un léger relâchement, quelque chose de moins urgent et de moins brut, mais pas forcément de moins profond. Quelque chose en tout cas qui laisse également une trace durable, qui s'obstine même plus à cela. On croit pouvoir dire que le rythme de ce titre est cohérent car il poursuit une idée musicale nette, certes sombre, mais honnête et droite. Les deux notes de piano, très graves, au début de 'Down' rappellent beaucoup celles de l'entêtant 'Black Stacey' qu'incarne l'Amethyst Rock Star. Saul Williams, dont l'univers s'est étonnamment bien marié avec l'étrange Californie d'Adlib, n'est plus très loin. Mais un subtil fondu enchaîne ni plus ni moins que sur notre ami romantique Beethoven et sur le voile de sa sonate au clair de lune, dans 'Down'.

A la toute fin du disque, le titre caché 'Why?' est enrobé par le piano de Susan Ellinger, musicienne-fée moderne dont le remix du '2 In 1' de LabWaste est un sommet parmi le relief de tout ce que vous pouvez imaginer. Ce moment, plus que jamais, est situé en contrebas du château. Ciel d'orage. Un cortège funèbre, des chants. A l'écart, un messager chantonne intérieurement : il se demande si la fin est définitive ou si un espoir, infime, tel un brin d'herbe, peut encore jaillir du rocher :

"Do we live a lie? (…) Will we break down our walls or succumb, run, and fall?"

A un sujet ignorant tout de la scène rap underground californienne, présentez cet objet, faites écouter ce son : s'il, ou elle, est de bonne foi, dans de bonnes dispositions, vous obtiendrez comme réponse "cette musique m'évoque l'image de quelqu'un qui à l'âme sombre et qui court la nuit dans une grande ville très éclairée". Le message est clair. L'environnement est hostile et froid, et non pas le cœur de l'homme, du musicien moderne. Il ne faut pas confondre. Passez dans la lumière.

Best Cuts: ''98', 'Down', 'Why?'.

Billyjack
Novembre 2006



L'avis de Cobalt : 3.5/5

Il y a quelque chose de magique chez Thavius Beck. Peu à peu, de Global Phlowtations à LabWaste en passant par son fantastique "Decomposition" et par quelques titres primitifs qui continuent de nous obséder presque dix ans après leur conception, celui qu'on connaissait autrefois sous le patronyme d'Adlib a réussi à imposer une marque de fabrique, un univers, sombre, morbide, désenchanté et pourtant fascinant. A coup de samples venus d'ailleurs, il a réussi à mettre sur pied des productions antinomiques, où la beauté la plus pure côtoie les recoins les plus cafardeux de notre ère, où les beats les plus destructurés se marient étrangement bien à des voix angéliques. C'est un fait : les productions du Californien distillent insidieusement leur poison dans le cortex et agissent par un mesmérisme inexplicable pour hypnotiser l'auditeur. Du coup, chaque nouvelle sortie du compère de Subtitle est l'occasion de reprendre une bonne rasade de sa liqueur enivrante.

Ce "Thru" ne déroge pas à la règle, vu que le style du maître garde tous ses signes distinctifs. Thavius en extrait même la quintessence le temps du bonus track 'Why ?' ou d'un 'Under Pressure' magistral où synthés vrombissants, pianos lumineux, chants grégoriens et rythmiques épileptiques s'entrecroisent et dessinent les contours d'une musique désespérée mais intense, en constante ébullition. Ici comme ailleurs, l'horizon est bouché et le faisceau de lumière à peine visible qui semble indiquer le bout du tunnel paraît bien loin. "Who really knows what's in store for us all?" Les violons pleins d'espoir qui ouvrent 'The Storm Before The Calm' sont ainsi rapidement rattrapés et écrasés par les rafales d'une batterie implacable. La voix de la Californienne Mia Doi Todd connaît aussi le même sort, déformée et torturée par Thav jusqu'à devenir une présence fantomatique qui survole les pianos contradictoires et le verre brisé du lancinant 'Down' pour finalement hanter notre esprit pendant des heures. A coup de sonorités industrielles, de fragments de musique classique et de claviers paranoïaques, le beatmaker angelino nous promène constamment entre l'air et la terre, entre la technologie et la nature, entre le futur et le passé, entre apesanteur et atterrissage mouvementé…

Pourtant, une fois n'est pas coutume, il y a un petit quelque chose qui cloche sur ce nouveau jet de l'ami Thav… A l'écoute, une certaine impression de sur-place se fait jour, un sentiment diffus d'avoir déjà entendu quelque part ailleurs dans sa discographie ces idées et ces sons (en mieux). A l'image d'un 'Sonic Sound' ou de la nappe atmosphérique de 'He's Back' qui semblent attendre désespérément une explosion (ou tout du moins une envolée) qui ne vient jamais, les productions sont soignées, tournent bien, mais peinent à provoquer les frissons qui émaillaient toute la traversée d'un "Decomposition". De même, malgré un casting royal, les titres rappés s'avèrent inexplicablement inoffensifs, voire plats (sauf lorsqu'Adlib se décide à s'emparer du micro). Quand 2Mex se pose sur l'insipide 'Dedicated To Difficulty', la comparaison avec "Zwarte Achtegrond" ou avec les meilleurs Inoe One fait mal. C'est un peu comme si, trop déférent envers ses invités (ou envers le texte chargé en émotion de NoCanDo), Thavius avait laissé trop d'espace à ses emcees. Comme si pour éviter de noyer leur voix dans ses expériences sonores, il avait décidé de flirter dangereusement avec le vide.

Au final, "Thru" est à nouveau une plongée en apnée dans le monde ambivalent et fascinant de Thavius Beck… En tant que telle, elle contient incontestablement une poignée de titres magiques qui méritent à eux seuls le détour et pourront justifier sans mal de l'acquisition de cette galette estampillée Mush. Pour autant, une fois mis en perspective, ce nouvel essai nous laisse un peu sur notre faim. Ces dernières années, Thavius nous a habitué au meilleur et à une montée en puissance inexorable. Alors lorsqu'il se contente du juste nécessaire, on ne peut s'empêcher de faire les difficiles. Dans l'absolu, "Thru" est un disque comme on en entend rarement ces temps-ci ; n'empêche qu'on a déjà entendu notre hôte à meilleure fête et que cette livraison sans réelle surprise restera probablement comme un disque mineur dans la carrière de plus en plus dense d'Adlib.

Best Cuts: 'Under Pressure', 'Why?', 'Down'.

Cobalt
Novembre 2006
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Label: Mush
Production: Thavius Beck
Année: Septembre 2006

01. Sonic Sound
02. He's Back
03. Reaching
04. Under Pressure
05. Dedicated To Difficulty (With 2Mex)
06. The Storm Before The Calm
07. '98 (With Nocando)
08. Perpetual Pursuit
09. Yet And Still...
10. Lyrical Gunplay (With Saul Williams)
11. Down (With Mia Doi Todd)
12. Paranoia
13. Dichotomy
... Why?

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