Apani
Story 2 Tell

Ne nous voilons pas la face. Le rap est une musique d'homme où la femme ne possède trop souvent que le statut d'objet. Mais "l'objet" en question a heureusement su, au fil du temps, se frayer un chemin dans un milieu réputé machiste. Pour cela deux voies se sont ouvertes aux femmes: jouer à la "Queen Bitch" comme Lil'Kim en vendant un physique, une image très "sex" plutôt qu'un vrai album ou, autre solution, faire un hip-hop conscient, militant, qui n'oublie pas que c'est une femme qui tient le micro. Comme Queen Latifah en son temps, Apani a choisi la seconde option… tout en traçant sa propre voie.

Qu'on se le dise, à seulement 28 ans, Apani (qui a laissé tomber le "B Fly Emcee") n'a plus rien à prouver. Forte d'un superbe mini-album avec son groupe Polyrhythm Addicts mais aussi de quelques très bons maxis en solo (notamment avec les titres 'Estragen' et 'Narcotic') et d'une expérience acquise au fil de multiples collaborations (avec Mos Def, Pharoahe Monch, Anti-Pop Consortium, MF Doom, Dee Nasty… la liste est encore longue !), la jeune femme a rarement déçu. Du coup, à l'annonce de son premier album solo, la native du Queens est attendue au tournant… Surtout qu'on constate que le tracklisting contient quelques fonds de tiroirs, à l'image de 'Spot Me' ou 'A Millions Eyes' sortis en 2000 et du maxi 'Abracadabra' paru l'été dernier. De plus, la liste des producteurs ne nous fait pas vraiment saliver (une seule prod pour DJ Spinna !!!) et les invités qui partagent le micro avec la miss sont, pour la plupart, d'illustres inconnus. Au vu de ses connaissances on aurait pu s'attendre à un album réunissant la crème des producteurs et des rappeurs actuels. Mais Apani, fidèle à l'underground, veut nous faire découvrir des artistes de l'ombre. Bon point.

La courte intro donne le ton. "Story 2 Tell" sera résolument jazzy. Celph Titled (du collectif Demigodz) débute les hostilités avec une production piano/trompette. Bien que "vieux" de 4ans, 'Spot Me' n'a rien perdu de sa fraîcheur. La voix de Sara Kana se mêle avec élégance à celle d'Apani. Un peu plus loin, on retrouve comme annoncé la face B du maxi de l'époque (' A Million Eyes'). Ce titre nous délivre plus de trois minutes de bonheur en intraveineuse. Une voix nous rappelant celle de Beth Gibbons ( chanteuse de Portishead) nous livre un refrain pour les moins entraînant et d'une grande poésie: "Deep beneath the southern skies, and watch me win a million eyes.” Le talent lyrical d'Apani apparaît alors clairement. Le texte est fort et la description du viol est crue. Les quelques notes de guitare et la larme de violon qui se superpose au beat downtempo nous déchirent le cœur. Cette opposition entre dureté et douceur fait de 'A Million Eyes' un véritable chef-d'œuvre. Mais tout n'est pas forcément du même acabit au long de l'album. Parlons donc un peu des nouveautés.

Réunissant pas moins de quatre MC's différents, tous aussi méconnus les uns que les autres (Chico's Son, Sekou720, Lee Boogalou & Kojoe), 'Airtight' ne réussit pas le pari de nous tenir en haleine, et ce, malgré la diversité des flows. Si tout s'enchaîne bien à première vue, au final, la boucle de contrebasse qui berce le morceau devient très vite insupportable car trop répétitive. Elle n'évolue pas et rapidement on se retrouve à appuyer sur la touche fast forward passant du coup à côté du dernier couplet : celui d'Apani… Au rayon invités, Jean Grae rejoint ici Apani sur une basse très groovy qui fait de 'The Epidemic' un titre très agréable. Ce n'est pas la première fois que Jean Grae partage le micro avec Apani (on se souvient notamment du titre 'Shut Da Fuck Up' à l'époque de Rawkus) et la complicité entre les jeunes femmes crée une alchimie quasi-parfaite.

Toujours engagée, Apani profite d'un live en Allemagne pour faire sa 'Revolution' sur fond de violons en balançant à tue-tête des désormais célèbres "Fuck George Bush". Le public participe gaiement en répondant de même ! Ah, qu'il est bon d'avoir élu un Texan pur jus au pouvoir. Même si son mandat falot restera comme une tâche dans l'histoire américaine, le fait de sa présidence aura au moins le mérite d'être gravé à jamais sur CD! Un CD qui sort accessoirement par les bonnes grâces d'un label japonais. Profitant de cette connexion avec le pays du soleil levant, on découvre sur "Story 2 Tell" le flow très monotone du rappeur nippon Kojoe à l'occasion d'une production très zen ('Ichi Nisa'). Rien de bien intéressant cependant. Idem pour un 'Right The Wrongs' où Apani pousse la chansonnette sur un refrain un brin irritant. Toujours dans cette veine japonisante, '6PM Cool Down' est un titre instrumental oscillant entre piano et chants bouddhistes (sur la fin du titre) qui nous transportent au Japon. On s'imagine bien entre les mains de petites Japonaise nous massant paisiblement le dos. Un délice ! 'Sucka Free' est la bonne surprise de cette fin d'album. Sous un roulement de tambour, Apani se convertit en soldat. La demoiselle réussit à nous surprendre. Le son est hardcore et nous rappelle le titre 'Battlecry' de Black Opz. Pour terminer, DJ Spinna signe sa seule production. Dommage que ce soit celle (moyenne) du premier maxi 'Abracadabra'…

Apani nous accueille donc avec un premier opus très… féminin. Le plus souvent doux, sensible, léger… Trop féminin peut-être. Mais ce choix est-il propre à la emcee ? A-t-elle vraiment voulu jouer la carte de l'underground en se passant de "gros nom" dans les crédits ? Toujours est-il qu'on reste un peu sur notre faim avec cet opus, certes au dessus de la moyenne, mais au goût d'inachevé. Apani avait les capacités de faire mieux, on le sait depuis longtemps. Est-ce la faute des labels qui ne font pas confiance à un rap féminin tentant de sortir de certains clichés? Apani a t'elle vraiment voulu signer avec ce label japonais qui dispose de peu de moyens et qui ne lui permet pas vraiment de s'exprimer pleinement ? En effet, si elle parviendra peut-être à percer sur le marché japonais grâce à son feat avec Kojoe, le reste du monde semble un peu oublié avec cette sortie… et risque de l'oublier ! Si on peut difficilement critiquer le choix des productions en présence (qui collent souvent bien avec son timbre de voix et son flow magistrale) ou les featurings (qui ne sont à aucun moment vraiment mauvais), "Story 2 Tell" n'est pas mauvais, mais en rien exceptionnel. C'est un album sympathique, qui s'écoute bien. Mais la bombe que tout le monde attendait n'est pas encore là, peut-être pour le second album, quand le vent aura tourné… Espérons-le.

MC23
Février 2004
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Label: Q-Boro Japan / Mic Life / Bad News
Production: Celph Titled, Da Beatminerz, DJ Crossdafer, Tamashi, Crazy DJ Bazarro, Hiro, DJ Spinna,...
Année: Décembre 2003

01. Assimilate
02. Spot Me (feat. Sara Kana)
03. Niggas
04. Airtight (feat. Chico's Son, Sekou720, Lee Boogalou & Kojoe)
05. Picture This
06. The Epidemic (feat. Jean Grae)
07. Revolution LIVE!
08. A Million Eyes (feat. N'Didi)
09. Ichinisan (feat. Kojoe)
10. Right The Wrongs
11. Tequila (feat. Frank Cilva)
12. 6PM Cool Down
13. SuckaFree
14. Abracadabra
15. Stay Up (feat. Monet)
16. No Matter

Best Cuts: 'A Million Eyes', 'The Epidemic', 'SuckaFree'

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