DJ Spinna
Here To There

Les années passent et, à chaque sortie, DJ Spinna s'impose comme un des producteurs majeurs du rap de notre époque… qui malheureusement reste injustement méconnu. Remixeur de génie, patron/producteur du label Beyond Real, mixeur inspiré ("Strange Games & Things"), Spinna est surtout l'homme aux manettes derrière les projets mirifiques de Polyrhythm Addicts et de son groupe Jigmastas. En un mot comme en cent, il a réussi à créer son propre style et est assurément une figure de proue de la scène new-yorkaise underground. Avec le mini-album "Heavy Beats Vol.1" sorti chez Rawkus en 1999, DJ Spinna avait confirmé toute la pertinence de sa démarche et l'étendue de son talent avec un 9 titres éclectique et exemplaire à plus d'un titre. Dans le cadre de son excellente collection The Beat Generation, le label anglais BBE lui donne enfin la possibilité de bénéficier d'une plate-forme visible pour développer sur long format toutes les idées qui germaient sur son méconnu "Heavy Beats" et poursuivre le chemin ouvert par Pete Rock, Jay Dee ou encore DJ Jazzy Jeff.

'Alfonso's Thang' ouvre le bal et dès le départ on retrouve les basses épaisses et les claviers légers qui sont devenus emblématiques de la touche sonore de notre hôte Vincent Williams… Mais après quelques mesures, un break surgit et des cloches et quelques notes de synthés viennent subitement donner des couleurs funk à l'ensemble. Avec l'aide des talents d'instrumentiste de Ticklah, Spinna nous indique d'emblée qu'il ne va pas se contenter de faire du Beyond Real générique mais bien tenter de nous emmener vers d'autres contrées où la musique est métissée, changeante mais invariablement bonne. Pour autant, Spinna connaît bien son public et sait lui donner ce qu'il attend. Il lui apporte donc d'abord plusieurs doses de bon rap à consommer sans modération. A commencer par un 'Drive' aux basses enveloppantes et aux synthés sci-fi auquel Shadowman (d'OldWorldDisorder) fait honneur en dessinant un autoportrait réussi à travers l'énumération des événements qui le motivent à prendre le micro. Un titre qui n'aurait pas dépareillé sur les "Beyond Real Experience" de Spinna… Tout comme 'Hold' qui voit réunie sur une boucle hypnotique la dream team féminine de tout hip-hopper qui se respecte : la Polyrhythm Addict Apani B. Fly et la toujours excellente Jean Grae. Dans la même veine, impossible de ne pas évoquer les battle rhymes cinglantes de la première moitié de Rise & Shine sur le superbe 'Tune You Out'. Seule la retrouvaille avec MC Kriminul s'avère un ton en deçà ('You Got To Live') malgré la bonne prestation d'Akil. Voilà pour les titres purement rap !

Sur les 11 titres restants, DJ Spinna nous propose de voyager au cœur de la musique black en sa compagnie. Quelques arrêts au domaine de la soul finissent de nous convaincre de sa classe. 'Surely' et 'Glad You're Mine' s'écoutent comme des tubes potentiels, chauds et rythmés avec ce qu'il faut de breaks instrumentaux, de profondeur sonore et de bonnes vibrations mais c'est Vinia Mojica qui fait carton plein avec 'Idols'. Un texte exemplaire sur la recherche d'identité, un instru changeant porté par le vibraphone superlatif de Mark Sherman, une voix sublime : quelle merveille jazzy ! (Après ce morceau et toutes ses apparitions aux côtés des affiliés de la Native Tongues, que quelqu'un lui signe enfin un contrat !). Intelligent, Spinna ne se contente pas de jouer dans ces terrains somme toute assez proche de son domaine de prédilection. Il s'aventure avec bonheur dans l'afrobeat et ses déferlantes de percussions ('The Original') ou dans le spoken-word avec 'Fly Or Burn'. Mettant l'accent sur les mots de The Bedouin ancrés dans l'actualité politique, il soutient ce dernier dans son appel à l'éveil des consciences dans une société américaine qui s'apprête à partir en guerre sans raison et semble ne pas avoir retenu les leçons du 11 Septembre. Dans un style plus léger, Spinna qui a toujours affectionné la house lâche un 'Music In Me' qui aura sûrement du mal à passer auprès des puristes rap à la dent dure mais qui enflammera les dancefloors partout ailleurs (merci Ronny Jordan pour le riff de guitare) et donne à entendre le meilleur de la house : le groove pur.

Mais le pari le plus réussi de l'album est surtout à trouver du côté de titres instrumentaux exemplaires. Avec un 'Rock (Unplugged)', réinterprétation acoustique et enrichie d'une pépite qui brillait déjà sur "Heavy Beats Vol. 1", DJ Spinna se montre un arrangeur doué. Avec force guitare, claviers, saxophones et flûte traversière (courtesy of Tortured Soul), il donne une dimension unique à sa musique… et réitère l'exploit sur le jazz/funk d''All Up In It' où sa collaboration avec Soulive nous évoque l'espace d'un titre ni plus ni moins que l'esprit et la musique de Grant Green. Pour ne rien gâcher, 'Galactic Soul' est taillé dans le même diamant. En s'entourant de musiciens de talent, DJ Spinna donne corps à ses idées et pimente son projet d'épices inédites et savoureuses. Partout au long des 76 minutes de "Here To There", DJ Spinna est brillant et musical tout en évitant de faire de l'esbroufe. Faisant sciemment entrer et sortir ses boucles d'une mesure à l'autre, variant les bpm, apportant quelques cuts précis pour rythmer le tout ou arrangeant les instruments comme un vrai chef d'orchestre, il est magistral. Il montre aussi qu'il est un des rares à pouvoir couvrir tout les spectre de la musique black avec succès.

Ouvrant les oreilles et les esprits vers des horizons divers et variés, il parvient enfin à toujours garder sa patte quelque soit le style qu'il aborde et à donner cohérence, chaleur et personnalité à un LP hautement fusionnel. Là où par le passé l'éclectisme de certains participants de la série avait pu paraître mal placé ou étrange, celui de DJ Spinna sonne comme une évidence. Car passer du hip-hop à la house ou à la soul est pour lui une seconde nature et s'avère d'une facilité déconcertante. Et si finalement DJ Spinna était tout simplement l'un des meilleurs producteurs de notre époque (toutes musiques confondues) ? En tout cas, "Here To There" est à n'en pas douter le meilleur épisode de cette série The Beat Generation qui, d'album en album, est en train d'entrer dans la légende et de tourner à nouveau la lumière vers les concepteurs sonores. "Here To There" est aussi l'album qui (on l'espère) permettra à DJ Spinna de récolter à une échelle plus large les fruits de son travail remarquable. C'est enfin et surtout l'un des albums phares de ce début d'année 2003.

Cobalt
Février 2003
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Label: BBE
Production: DJ Spinna
Année: Février 2003

01. Alfonso's Thang (feat. Ticklah & Alfonso Greer)
02. Drive (feat. Shadowman of OldWorldDisorder)
03. Hold (feat. Apani B. Fly & Jean Grae)
04. Tune You Out (feat. Rise)
05. Galactic Soul
06. Idols (feat. Vinia Mojica)
07. All Up On It (feat. Eric Krasno & Neal Evans from Soulive)
08. You Got To Live (feat. Jigmastas & Akil)
09. Surely (feat. Ovasoul7)
10. Rock [Unplugged] (feat. Tortured Soul)
11. Fly Or Burn (feat. The Bedouin)
12. Glad You're Mine (feat. Angela Johnson)
13. Love Is Sold (feat. Abdul Shyllon)
14. Music In Me (Interlude)
15. Music In Me [Come Alive] (feat. Shaun Escoffery)
16. The Originator

Best Cuts: 'Idols', 'Drive', 'Rock (Unplugged)'.

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