En 7 ans, à force de milliers de concerts, d'un désormais imposant catalogue d'albums de qualité, d'une volonté indéfectible, d'une implication constante et d'une influence indéniable sur l'ensemble du rap sous-terrain, Slug et ses compères ont réussi à sortir le Minnesota de l'anonymat et à faire de Rhymesayers un des labels incontournables de la scène hip-hop actuelle. Tout en obtenant une reconnaissance unanime. Après les fantastiques "Overcast!" et "The Lucy Ford Ep's" et le solide (mais rétrospectivement un peu juste) "God Loves Ugly", il était donc temps qu'Atmosphere bénéficie d'une exposition plus que méritée. Courtisée par de nombreuses majors, Slug et Ant se sont finalement arrêtés sur Epitaph. Label rock de renom disposant d'une excellente distribution, Epitaph sera donc l'outil de démocratisation du rap maintes fois copié mais jamais égalé du duo de Minneapolis, poursuivant ainsi le processus entrepris lors du précédent partenariat avec Fat Beats.
Conçu une fois de plus en autarcie, la plus frappante évolution constatée après écoute attentive de ce "Seven's Travels" est à trouver du côté des productions. Comme l'avait déjà montré en début d'année le "Shadows On The Sun" de Brother Ali, Ant a considérablement enrichi ses compositions, choisissant de rompre avec le trop grand minimalisme qui lui avait souvent été reproché par le passé. Si "Shadows On The Sun" ou "God Loves Ugly" souffraient encore d'un certain manque de variations, "Seven's Travels" sonne comme l'aboutissement de la mue d'Anthony. Désormais à l'aise avec son sampler, optant pour des sonorités plus complexes (mais indéniablement rap) et capable de jouer sur quasiment tous les registres avec réussite, il donne une profondeur sonore inédite au son d'Atmosphere. Si les textures restent toujours très organiques, le changement ne sera pas forcément du goût de tout le monde et il est probable que certains récalcitrants trouveront la formule moins adaptée au rap personnel de Slug. Mais, en toute bonne foi, on ne peut que se réjouir du haut niveau de qualité exhibée sur toute la durée de "Seven's Travels". Si les belles boucles de guitare et les ambiances blues jouent toujours un rôle prépondérant, le lit de vocalises étonnant de 'Los Angeles' ou les sifflotements désinvoltes de 'National Disgrace' en surprendront (agréablement) plus d'un. Alternant les styles et les rythmes avec discernement, il donne à cette nouvelle galette une cohérence de style bienvenue tout en diversifiant ses sources d"inspiration. De la minimaliste mais trépidante alliance basse-batterie de 'Shoes' aux riches arrangements de l'impeccable entrée en matière 'Trying To Find A Balance' (chœurs 'Queeniens' d'ouverture, guitares acoustiques, basse, samples vocaux accélérés), en passant par la rythmique bancale de 'Gotta Lotta Walls', par le très mélancolique 'Lifter Puller' ou encore par le funky 'Liquor Liles Cool July', Ant montre qu'il ne sera plus le talon d'Achille du groupe et dévoile une palette de sons en parfaite adéquation avec les émotions changeantes de Slug.
Car, comme d'habitude, c'est bien Slug qui monopolise l'attention, que ce soit par ses textes ou par sa verve microphonique. Pour l'occasion, il revêt d'ailleurs de multiples flows, tour à tour agressif, posé, semi-chanté, quasi-parlé ou technique, afin de servir au mieux ses textes et de leur injecter l'émotion nécessaire. Il faut le voir débouler avec conviction et énergie sur 'Trying To Find A Balance', dévoilant ses tiraillements intérieurs et son décalage avec la compétition. Une fois de plus, le Sad Clown confirme qu'il n'est pas un emcee comme les autres. Avec un naturel désarçonnant, il parvient à traduire en mots sa personnalité complexe. Si 'Los Angeles' lui permet de donner sa vision sur la cité des anges et sa faune bigarrée (qu'il connaît bien depuis l'enregistrement du "Felt EP" avec Murs et The Grouch) et s'il rend hommage en bonus track à son Minnesota natal, ce sont bien ses obsessions habituelles qui occupent la majorité de ses textes. A commencer par une discipline qui lui a toujours tenu à cœur: l'autoportrait. A l'image d'un 'Gotta Lotta Walls' doux-amer qui chronique la solitude et la dépression ou de la description du dépravé sans gêne belliqueux qu'il devient sous l'emprise de l'alcool ('National Disgrace'), Slug n'hésite pas à faire son autocritique et à révéler ses failles. Dragueur de bar pathétique ('Liquor Cool Liles July'), amant bourré dégueulant chez son coup d'un soir ('Shoes'), voyageur à la gueule de bois ('Denvemolorado'), Slug fait avec une dose d'humour non négligeable l'inventaire de ses défauts et de ses mauvaises manières.
Plus que jamais, ses relations dissolues mais passionnelles avec les femmes sont au centre de son attention, toujours envisagées avec un certain fatalisme (
"There's one reason for life: gotta provide some supper, gonna build a family, just to watch someone destroy it!" sur 'Reflections'). C'est donc logiquement qu'il dédie une partie de l'album à la gent féminine et officialise son attirance pour les dépressives chroniques ('Good Times'). Si sa muse Lucy est moins présente que dans les précédents épisodes, elle lui inspire encore visiblement quelques beaux textes poétiques et rageurs (voir le métaphorique 'Bird Sings Why The Caged I Know'). De cette blessure encore mal cicatrisée, il extrait quelques-uns de ces textes fourmillant de détails à la fois simples et criants de vérité qui font du frontman d'Atmosphere un des grands lyricistes actuels. Il y a ces six minutes magnifiques de 'Lifter Puller' où Slug pose son objectif sur un couple adolescent rongé par le temps et la drogue qui parvient difficilement à s'avouer que la fin est proche. Servi par une guitare mélancolique, le texte plein d'émotion mais tout en retenue est un grand moment de storytelling. Tout comme le subtil 'Always Coming Back Home To You', superbe exercice de réalisme rapologique, où Slug découche et déambule sans but toute la nuit dans les rues chargées de souvenirs de Minneapolis pour ne pas se retrouver confronté à l'absence de celle qu'il aime.
Si la métamorphose d'Ant déboussolera peut-être quelques fans de longue date, des écoutes répétées confirment la qualité intrinsèque de "Seven's Travels". On pourra parfois regretter que Slug ait définitivement choisi une approche plus directe dans ses textes, préférant l'émotion brute au symbolisme mais renonçant par la même à des textes à tiroirs de l'ampleur d'un 'The Woman With The Tattooed Hands' (il s'en explique d'ailleurs sur 'In My Continental'). Mais ces remarques ne restent que des caprices d'enfant gâté. Car, en dehors d'un milieu d'album à éviter qu'on qualifiera d'accident de parcours (de l'inutile 'Suicidegirls' au lassant 'Cats Van Bags'), "Seven's Travels" est un opus remarquable et dense à tous les niveaux à l'image de ce qu'on attend d'Atmosphere depuis "Overcast!". Sans arriver à égaler les 2 premiers coups de maître de Slug et Ant, ce quatrième album est néanmoins une réussite. Servi par des productions carrées et inspirées et par un Slug égal à lui-même, il constitue une addition de poids à la jolie discographie d'Atmosphere… et, par conséquent, un des meilleurs disques de la rentrée.
Cobalt Octobre 2003